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Plusieurs traductions en anglais des deux premiers poèmes de Virgile, les Bucoliques et les Géorgiques, sont parues depuis le début du millénaire. On peut citer notamment, pour les Bucoliques, celles de Len Krisak[1] et de John van Sickle[2] ; et, pour les Géorgiques, celles de Kristina Chew[3], de Peter Fallon[4] et de Janet Lembke[5]. Notons encore la traduction libre des Géorgiques en français de Frédéric Boyer[6].

Ce livre de James Bradley Wells réunit en un seul volume une traduction versifiée en anglais des États-Unis des Bucoliques et des Géorgiques. Wells explique (p. XIII‑XV) que sa traduction est ancrée dans deux principes méthodologiques. Le premier est ce qu’il appelle « ethnopoetics », il consiste en l’attention spéciale prêtée aux particularités indigènes propres à la culture dont est issu le texte poétique original. Le second est le concept de « foreignizing translation », ou traduction cherchant à créer un effet d’altérité ou d’étrangeté, qui est emprunté au théoricien de la traduction Lawrence Venuti et selon lequel la pratique de la traduction devrait s’inscrire dans un courant de résistance animé par des convictions antiracistes, anticolonialistes et anti-hégémoniques. Une conséquence frappante qui découle de ces choix méthodologiques est que les noms propres latins, ceux des divinités et les toponymes ne sont pas traduits en anglais standard mais conservent leur forme latine originale. Par exemple, pour faire référence au dieu Mercure et aux nymphes, le traducteur utilise « Mercurius » et « nymphae » plutôt que « Mercury » et « nymphs ». Cette pratique s’étend aux chapitres introductifs où, lorsque mention est faite de la Grèce ou de quelque chose d’origine grecque, on ne trouve pas « Greece » ou « Greek » mais « Hellas » ou « Hellenic », et ainsi de suite. L’objectif global étant de rendre la traduction facile d’accès à un public non-spécialiste, ces choix de traduction contribueraient, selon l’auteur, à minimiser la quantité d’informations qui doit être acquise au préalable pour comprendre le texte. La tentative qui vise à communiquer au lecteur l’altérité du latin de Virgile résulte en une langue qui n’obéit pas toujours aux conventions syntaxiques, ce qui en arrive parfois à susciter un effet étonnant, comme par exemple au premier vers de la première Bucolique, où le terme fagus (« hêtre ») est traduit sans l’emploi d’un article (« Tityrus, while beechtree drapes its open arms… »). On note en outre un certain nombre de changements de catégories grammaticales, comme « this conqueror flame advances against treelimbs… » (uictor [sc. ignis], Georg., 2.307) ou « sight of warrior bravery and weapons » (animos atque arma uidere, Georg., 3.182), où les substantifs « conqueror » et « warrior » sont utilisés comme des adjectifs épithètes.

Pour donner une meilleure idée du résultat, citons un passage un peu plus long, choisi par l’auteur lui-même pour illustrer sa technique (p. XXIV), à savoir sa traduction des premiers vers des Géorgiques (quid faciat laetas segetes, quo sidere terram | uertere, Maecenas, ulmisque adiungere uitis conueniat, quae cura boum, qui cultus habendo | sit pecori, apibus quanta experientia parcis, |hinc canere incipiam, 1.1‑5) :

What makes grainfields cropthick, which star welcomes

the season right for turning soil, Maecenas,

right for yoking grapevines to elmtree branches,

what pains to take for cattle, what tending to do

to keep a sheepflock, how much knowhow for thrifty             5

honeybees – here I embark upon my song.

Pour rendre le rythme de l’hexamètre latin de Virgile en langue anglaise, Wells emploie le « sprung rhythm » (ou « falling rhythm »), une formule métrique associée principalement au poète britannique Gerard Manley Hopkins et considérée comme proche du langage parlé, qui consiste en un vers de cinq pieds à base trochaïque. Ainsi l’expression latine laetas segetes est-elle rendue par « grainfields cropthick » : à titre de comparaison, voici comment traduisent Peter Fallon : « what tickles the corn to laugh out loud » ; Janet Lembke : « what makes the crops rejoice » ; et Frédéric Boyer : « quoi faire pour le bonheur des chanps ». Les deux mots « grainfields » et « cropthick » sont des néologismes formés par Wells en vue d’assurer que, dans un vers composé presque essentiellement de monosyllabes, la première syllabe de ces deux mots soit accentuée à la lecture, conformément au principe du « sprung rhythm ». De tels mots composés se rencontrent fréquemment au fil des pages (« softleaved acanthus », molli…acantho, Ecl., 3.45 ; « cumulonimbus clouds », summotis nubibus, Ecl., 6.38 ; « Oceanus’ sunsetspangled plain », Oceani rubro…aequore, Georg., 3.359). On constate aux lignes cinq et six du passage cité ci-dessus un exemple de ce que Wells appelle des « lignes annotées » (« annotated lines »), qui sont définies (p. XXIII) comme un changement de vers marqué par un enjambement prononcé. Cette pratique, que Wells cherche en général à éviter, servirait ici à assurer entre les lignes cinq et six de sa traduction une continuité de l’assonance en « ee » (« to keep a sheepflock, how much knowhow for thrifty | honeybees »). La recherche de tels effets auditifs fait partie intégrante de cette traduction destinée à être lue à haute voix ou « animated », pour reprendre le terme de l’auteur. Wells reconnaît que ses choix de traduction risquent d’être jugés discutables (p. XVII-XX ; p. 24-5) mais il précise qu’il s’est efforcé de limiter le degré d’effet d’altérité afin de garantir la lisibilité du texte. Certains lecteurs seront sans doute surpris par le caractère non‑conventionnel de la traduction de Wells, qui frôle parfois l’excentrisme. Il ne fait pas de doute, en revanche, que cette traduction témoigne d’un intense engagement avec la langue poétique de Virgile ainsi que d’une sensibilité à l’expressivité et à la singularité de celle-ci.

En plus de la version anglaise des Bucoliques (p. 36-76) et des Géorgiques (p. 98‑171), ce livre contient une préface (p. VII-IX), une liste chronologique des dates importantes (p. XI-XII), une déclaration relative à la méthode de traduction (p. XIII‑XXIX), un guide visant à fournir quelques explications sur la prononciation du latin (p XXXI-XXXII), une introduction générale à Virgile et à sa poésie (p. 3-15) ainsi qu’une introduction à chacun des deux poèmes (p. 19-35 ; p. 70-97 respectivement), un glossaire des mots importants et peu familiers (e.g. « Octavian », « psithia », etc. ; p. 173-210), des notes en fin de volume (p. 211-221) et une bibliographie (p. 223-227). Quelques coquilles et fautes d’impression sont à signaler : « the the » (p. XVIII) ; « the Vergil’s Georgics » (p. XXI) ; « according <to> phonological analysis » (p. XXVI) ; « Englishish » (p. 22) ; « placedbased » (p. 34).

 

Basil L. P. Nelis, LUCAS – Université de Leyde, Pays-Bas

 

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 197-199.

 

[1]. Philadelphie 2010.

[2]. Baltimore-Londres 2011.

[3]. Indianapolis 2002.

[4]. Oldcastle 2004 ; Oxford 2006.

[5]. New Haven-Londres 2005.

[6]. Le souci de la terre, Paris 2019.