Le 17 février 1776 paraît le premier volume de l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire Romain d’Edward Gibbon. Il remporte un énorme succès. Gibbon avait lu l’ouvrage de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1721). Mais celui-ci fondait son analyse sur les textes antiques alors que celui-là avait ressenti le désir d’écrire son livre devant les ruines qu’il avait contemplées en Italie. On sait maintenant que la « Chute » de l’Empire romain n’est pas liée à la date fatidique du 4 septembre 476, jour où, Odoacre chef des Goths, force, à Ravenne, le jeune (il a une douzaine d’années) Romulus Augustule, mis sur le trône de l’Empire d’Occident par son père Oreste, un ancien lieutenant d’Attila, le 31 octobre 475, force donc Romulus Augustule à abdiquer, renvoyant à Constantinople, où siège l’Empereur d’Orient, Zénon, les insignes impériaux. Il n’y aura plus désormais – du moins nominalement – qu’un seul empereur pour l’Occident et l’Orient.
Pourtant le débat était loin d’être clos. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1947 (mais le livre avait été écrit pendant la guerre), André Piganiol, dans L’Empire chrétien, 325-395, pouvait s‘écrier : « La civilisation romaine n’est pas morte de sa belle mort. Elle a été assassinée. » La réaction vint, en France, en 1977, du livre d’Henri-Irénée Marrou : Décadence romaine ou Antiquité tardive ? Et, dans le domaine anglo-saxon, de celui de Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive (Trad., 1983). L’un et l’autre, à la notion – à leurs yeux péjorative – de « Bas-Empire » ont préféré parler désormais d’ « Antiquité tardive ». Pour eux, et pour ceux qui les suivirent, tous spécialistes du christianisme, Charles Piétri ou Jacques Fontaine, il s’agissait de réhabiliter une période que certains, comme Pierre Grimal, considéraient comme déjà décadente.
Aujourd’hui encore, si l’on en juge par le nombre d’études sur la question (deux en 2005, une en 2014, deux en 2017, pour ne citer que les plus importantes), on comprend que le débat est toujours vivace entre ceux qui, comme Bryan Ward-Perkins, La Chute de Rome et la fin de la civilisation, 2005, (Trad., 2006), ou, d’une façon plus voilée, comme Michel De Jaegher, Les Derniers Jours. La fin de l’empire romain d’Occident, 2014, suivent Piganiol et ceux qui, comme Peter Heather, Rome et les Barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’Empire, 2005, TR 2017, sont plus nuancés. D’autres, comme Bertrand Lançon, le meilleur et le plus brillant historien français actuel de l’Antiquité tardive, dans un catalogue en principe objectif, comme La Chute de l’Empire romain. Une histoire sans fin, 2017, se réclame de l’école de Marrou et de Piétri.
Je ne puis ici entrer dans le détail des arguments que s’échangent – avec une politesse feutrée et de bon aloi – partisans et adversaires de la « chute » de l’Empire Romain. Il faut, sans doute, ranger dans la première catégorie Kyle Harper qui, après Ward-Perkins, insiste, dans son ouvrage majeur, qui vient d’être traduit, Comment l’Empire Romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome sur les conditions matérielles, ici sautes climatiques et épidémies, qui furent parmi les causes les plus importantes du déclin de la civilisation romaine. Je n’aurai pas avec lui la même sévérité que certains de mes collègues qui voient – à tort me semble-t-il – chez Harper une volonté cachée d’aller dans le sens des partisans de l’Antiquité tardive. Il n’y a aucun doute, à la lecture attentive de son livre, qu’il pense qu’il y a eu un effondrement total et rapide, malgré de belles tentatives d’empereurs capables et courageux, autant païens que chrétiens d’ailleurs. Sans doute la défaite – majeure – d’Andrinople en 378 devant les Goths (voir l’excellente étude d’Alessandro Berbero, Le Jour des Barbares, Trad., 2006) a-t-elle précipité cette chute, sans doute les hésitations, les compromis, les renoncements de l’Empire chrétien face aux Barbares l’ont-elles accentuée. Malgré les efforts de généraux comme Aetius, « le dernier des Romains » ou de Stilicon, un Barbare plus Romain que les Romains. Sur ce point d’ailleurs il faut refuser toute comparaison avec la situation d’aujourd’hui. Les Barbares, dans leur immense majorité, n’aspiraient qu’à devenir des Romains à part entière, n’hésitant pas à adopter la civilisation qui les avait accueillis, voire la religion – sous une forme ou une autre – chrétienne.
Que nous dit donc, en 7 chapitres, Kyle Harper ? Qu’on ne peut plus désormais raconter l’histoire de la chute de Rome en s’en tenant seulement aux anciennes hypothèses qu’il ne récuse d’ailleurs nullement, mais dont il remarque qu’elles ne peuvent rendre compte de causes qu’elles ne connaissaient pas et que la science actuelle rend de plus en plus évidentes, à savoir les conditions climatiques et les conditions sanitaires.
Selon l’auteur, les climatologues ont montré que la chance de l’Empire avait été ce qu’il nomme OCR (Optimum Climatique Romain), soit la fin d’une période climatique de l’Holocène. Climat favorable, propice au développement humain, agricole, économique et qui commence à se terminer vers 150. S’installe alors une période de transition qui va durer jusqu’en 450, précédant une mini glaciation (peut-être causée par une activité volcanique plus intense dans les années 530-540) qui sera dommageable aux cultures et aux humains qui en vivent. Premier point.
Par ailleurs, si nous sommes au courant de ce que l’on a coutume de nommer la Peste antonine en 165, mais qui fut, en réalité, une épidémie de variole, il n’en est pas de même sur une pandémie oubliée. Moins d’un siècle après, en 249, une épidémie, au temps de Cyprien, fait des ravages dans tout le territoire. En attendant la première grande pandémie, la peste bubonique de 541à Constantinople, sous le règne de Justinien, qui, lui-même atteint, en réchappa. 7 millions de victimes lors de la « peste » antonine ; bien plus, sans doute, pour les deux autres pandémies, surtout pour la troisième.
Le paradoxe que connaît bien aujourd’hui dans une civilisation moderne, mondialiste, où les déplacements concernent des millions de personnes, c’est que l’excellence des voies de communication romaines, le nombre élevé des échanges commerciaux et la relative fréquence des voyages, ont contribué à répandre dans tout l’Empire des agents infectieux qui, à un autre moment, auraient peut-être pu rester cantonnés, dans un coin ignoré. La civilisation n’apporte pas que des bienfaits !
Il est d’ailleurs paradoxal de voir que lorsqu’à partir du Vème siècle, les routes sont moins sûres, qu’on est obligés de se rabattre sur un artisanat local (le livre de Ward-Perkins explique admirablement cela), il y a moins de propagation et les agents infectieux s’attaquent plus facilement à des métropoles qu’à des pans entiers du territoire.
A partir de cela, les conclusions de l’auteur sont judicieuses. L’empire était-il solide, au sommet de sa puissance, comme sous Marc-Aurèle ? Sa capacité de résilience a joué : il ne s’est pas effondré ou désintégré. Il a vite retrouvé – après une période de troubles – son état antérieur. Mais, plus tard, au milieu du IIIème siècle, l’effondrement a été plus brutal et a nécessité un changement (« une reconstruction volontariste » dit KH), la création de la Tétrarchie. Nouvelle forme de gouvernement, nouvelle monnaie, nouvelle foi religieuse, toujours sous le signe du paganisme. Mais, en deux générations, entre la fin du IVème siècle et le début du Vème, la partie occidentale cède, entre autres sous la poussée des Huns. Seule la partie orientale, puissante, prospère, très peuplée, tient encore jusqu’à la conjugaison mortelle de ce petit âge glaciaire et de la peste.
Désormais, l’Empire byzantin, soumis à un terrible choc économique et démographique ne pourra s’opposer avec succès aux armées de l’Islam et restera, jusqu’à 1453, une sorte d’état-croupion, tiraillé et affaibli par d’oiseuses querelles religieuses, face à la rapacité de ses voisins génois et vénitiens. Un millénaire d’une lente agonie.
Voila, sommairement résumé, un des livres les plus riches, les plus novateurs, malgré quelques tendances au spectaculaire et des affirmations qui demanderaient parfois d’être vérifiées par l’étude approfondie des textes. Quoi qu’il en soit, pour les historiens de ces siècles que les uns nomment « Bas-Empire » et les autres « Antiquité tardive » et que, pour ma part, je nommerai tout simplement « Empire tardif », pour ces historiens donc, nul doute que le livre de Kyle Harper ouvrira de nouvelles pistes pour de fécondes recherches.
Sans oublier l’intense émotion qui règne le long des pages devant la force, l’énergie, les capacités de résilience d’une grande civilisation qui a donné naissance à notre monde. Émotion que partagent tous ceux qui, aujourd’hui, refusent que l’on oublie et que l’on détruise ces racines.
Claude Aziza, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III
Publié en ligne le 11 juillet 2019