Les recherches des dernières décennies ont rendu les spécialistes conscients du fait que la littérature grecque ne doit pas être étudiée seulement pour elle-même, mais qu’elle doit être envisagée dans un contexte plus large qui prend en compte les autres traditions culturelles de la Méditerranée et de l’Asie occidentale. De ce point de vue, l’ouvrage de Martin L. West[1], constitue une avancée importante. Les treize études rassemblées dans ce volume ont pour sujet les interactions entre la littérature grecque et les traditions littéraires et culturelles de l’Égypte ancienne. Ce lien a été incontestablement très étroit durant les périodes hellénistique et romaine, lorsque des traductions et des adaptations en grec d’ouvrages littéraires égyptiens ont été réalisées[2]. L’époque hellénistique ne fut toutefois que le point culminant d’une relation plus ancienne liant les écrivains grecs et l’Égypte.
Après une introduction due à l’éditeur du volume, Ian Rutherford, qui résume la problématique des interactions gréco-égyptiennes, la première contribution concerne la « République égyptienne de Platon ». Platon avait un grand respect pour le système politique égyptien. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle Platon n’aurait qu’une connaissance réduite de la société égyptienne et adapterait une idée grecque de l’Égypte établie comme une utopie telle que nous la trouvons dans le Busiris d’Isocrate, Susan Stephens montre que la dette de Platon envers l’Égypte serait bien plus grande et que l’état idéal tel qu’il est décrit dans la République pourrait être vu comme une refonte de Ma’at, déesse de l’ordre, de l’équilibre du monde, de l’équité, de la paix, de la vérité et de la justice.
Alexandra von Lieven étudie ensuite le phénomène connu sous le terme d’interpretatio Graeca[3], c’est-à-dire le système de correspondances entre un nom de divinité étrangère, en l’occurrence égyptienne, et un nom grec, procédé bien connu d’Hérodote (II, 43, 5 ; II, 144, 2 ; II, 156, 2) : Amun = Zeus, Horos = Apollon, Bubastis = Artémis, Isis = Déméter, Osiris = Dionysos
Après quoi, Ian Rutherford montre que les récits en égyptien démotique à propos d’Inaros et de ses fils ont longtemps été considérés comme influencés par la poésie épique grecque. Généralement placée à l’époque hellénistique, cette influence, bien réelle, interviendrait bien plus tôt, à une époque où les Grecs et les Égyptiens se battent du même côté contre l’occupation perse[4].
Un autre aspect de la traduction culturelle est la recherche de parallèles entre les événements historiques dans une culture et ceux d’une autre. L’un des premiers historiens anciens à utiliser de tels synchronismes fut Manéthon de Sebennytos (IIIe s. av. J.-C.) dans ses Aigyptiaka, dédiés au roi Ptolémée II. Cet auteur souligne à maintes reprises qu’un événement important dans le mythe ou l’histoire grecs coïncide avec le règne de tel ou tel pharaon égyptien. John Dillery examine ces références et se demande pourquoi Manéthon les a incluses dans son récit : c’est justement parce qu’il était écartelé entre deux cultures, écrivant à la fois pour un public grec et égyptien.
On a beaucoup étudié ces dernières décennies la manière dont l’élite dirigeante de l’Égypte hellénistique a adapté une idéologie et une iconographie proprement égyptiennes dans un but de propagande. Les poètes érudits d’Alexandrie qui servaient la cour des Ptolémées font peu de références à l’Égypte, mais leurs œuvres contiennent des échos à des pratiques proprement égyptiennes. Un cas remarquable est la Boucle de Bérénice de Callimaque, dont le sujet est une boucle de cheveux dédiée à tous les dieux par la reine Bérénice, épouse de Ptolémée III Évergète, pour le retour de son mari sain et sauf de la guerre en Syrie. Lloyd Llewellyn-Jones et Stephanie Winder soutiennent une thèse nouvelle, à savoir que Bérénice cherche à se modeler elle-même, en particulier sur la déesse égyptienne Hathor, une déesse sensuelle associée à des célébrations orgiastiques et définie comme protectrice d’Horus, qui représente le pharaon.
Un des genres littéraires principaux de la littérature gréco-égyptienne est la prophétie. L’exemple le plus connu est un texte d’origine sacerdotale, l’Oracle du Potier (IIe s. av. J.-C.)[5], situé dans un temps reculé, lorsque qu’un potier prophétise une série de désastres qui doivent frapper l’Égypte, l’abandon d’Alexandrie, la cité des étrangers et des partisans de Seth (les Typhoniens), ainsi que le départ de la divinité protectrice, Agathos Daimon, pour Memphis. Il prédit aussi la chute des Typhoniens et l’émergence d’un pharaon légitime. Ivan A. Ladynin replace l’Oracle du potier, qui est un chaînon d’une longue tradition, dans son contexte en le comparant avec la littéraire prophétique égyptienne classique, comme la Prophétie de Neferti, et avec les récits hellénistiques décrivant de telles prophéties, comme l’histoire d’Aménophis et les lépreux, connue par les récits de Manéthon et Chérémon préservés dans le Contre Apion de Flavius Josèphe, l’histoire de Nectanébo (IIe s. av. J.‑C.)[6], où trône Isis, ainsi que le Roman d’Alexandre, où ce dernier représente le pharaon légitime revenant après une longue période de domination étrangère comme le nouveau Sésostris. Tous ces textes partageraient un répertoire de faits communs, même s’il existe des différences significatives entre eux. Alors que l’Oracle du Potier et la plupart des autres textes tendent à isoler l’Égypte de ses liens avec l’extérieur, le Roman d’Alexandre souligne les conquêtes extérieures. Tandis que tous ces textes partagent un même concept du temps historique vu comme une succession de périodes de désastres et d’occupation étrangère suivie par l’arrivée de rois sauveurs, ils différent dans la façon dont ils placent ces événements dans les faits historiques réels. Tandis que Manéthon et le Roman d’Alexandre voient les Ptolémées comme des rois sauveurs, l’Oracle du Potier les présente comme des occupants Typhoniens.
Ensuite, Nikolaos Lazaridis se demande si les similitudes que l’on constate entre les deux traditions sont de simples coïncidences ou bien si elles sont le résultat de contacts entre les deux cultures ou encore si elles dérivent d’une source commune. Il applique ce modèle à cinq études de cas : la bataille de Qadesh et l’Iliade, les poèmes d’amour égyptiens (c. 1700-1500 av. J.-C.) et la poésie de Sappho (VIe s. av. J.-C.), le mythe de l’œil du soleil (IIe s. av. J.-C.) et les fables ésopiques, la littérature sapientale (l’instruction de Hordedef et les Travaux et les jours d’Hésiode ; proverbes égyptiens et grecs).
Lors des fouilles, dans les années 1930, du temple d’Isis-Hermouthis à Narmouthis/Médinet Madi dans le Fayoum, les archéologues italiens ont mis au jour le texte de quatre hymnes gravés sur les pilastres d’entrée du vestibule du sanctuaire[7]. Les hymnes ont été composés par un certain Isidorus, un poète inconnu par ailleurs, vers 100 av. J-C. Ils sont écrits en vers grecs, deux en hexamètres et deux en mètres élégiaques. Ian Moyer tente de préciser la position de ces hymnes entre le monde grec et le monde égyptien.
La thèse selon laquelle le roman grec aurait contracté une dette envers la religion égyptienne s’est répandue parmi les érudits. En 1956, le papyrologue John Barns a soutenu l’idée qu’il pouvait exister un lien spécifique entre le roman grec et la littérature démotique, en particulier le récit de Setne Khaemwas et le cycle d’Inaros. Steve Vinson examine un aspect négligé, à savoir le rôle de l’héroïne dans la littérature grecque et égyptienne démotique. Il montre que la littérature narrative dans les deux traditions a mis en évidence des personnages féminins robustes, souvent présentés comme partisans de leurs amants ou maris. Il suggère qu’il s’agirait là d’un emprunt au mythe égyptien d’Isis et Osiris. Il n’est toutefois pas question de faire remonter les origines du roman grec à l’Égypte hellénistique, mais de mettre en exergue des développements parallèles dans l’évolution du genre narratif dans les deux traditions.
Le Livre du Temple est une découverte qui a jeté une lumière neuve sur la question de la littérature gréco-égyptienne. Il s’agit d’un manuel sacerdotal qui concerne la procédure rituelle et le comportement correct des prêtres et du personnel du temple. Composé d’abord en égyptien classique, il semble avoir été traduit en démotique durant la période saïtique et, plus tard, en grec. Joachim Quack concentre son attention sur deux fragments de papyrus en grec provenant d’Oxyrhynchos (IIe s. apr. J.-C.). Comme Oxyrhynchos a été un endroit important de découverte de papyrus grecs durant le siècle dernier, on a eu tendance à penser qu’il s’agit d’une ville où la culture grecque dominait. En réalité, on a un peu oublié (là et ailleurs) le témoignage des textes égyptiens On doit préférer une image d’une cité où les deux cultures coexistent côte à côte durant la période romaine, même si les fragments du Livre du Temple en grec font penser que le grec a remplacé l’égyptien comme langue du rituel.
Les murs du temple de Mandulis à Kalabsha-Talmis (Nubie) ont conservé une série importante de graffiti, parmi lesquels on dénombre plusieurs poèmes et prières en l’honneur du dieu, gravés par et au nom de soldats romains du Ier au IIIe s. apr. J.-C. L’un d’entre eux a été étudié par Arthur Darby Nock, A Vision of Mandulis Aion (1934) : un pèlerin grave en grec le récit d’une vision, car le dieu « adoucissant le langage barbare des Éthiopes, l’exhorta à chanter selon la douce muse hellénique »[8]. Gaëlle Tallet tente de distinguer les éléments grecs et égyptiens présents dans ces graffiti et montre, en particulier, que les schémas rituels présents dans ces textes dérivent à la fois de traditions grecques et égyptiennes.
L’une des découvertes les plus importantes durant les dernières décennies a été le Livre de Thoth, un ouvrage démotique de religion ésotérique qui consiste en un dialogue entre un maître, qui peut être Thoth, et un élève, identifié comme ‘mr-rhḫ’, ce qui semble être un équivalent du grec philosophos. D’après Richard Jasnow et Karl Zauzich, il s’agirait d’un équivalent égyptien des Hermetica grecs. Le rapprochement se justifie par le fait que Hermès Trismégistos est considéré comme une interpretatio Graeca d’une forme du dieu égyptien Thoth, même si les doctrines des deux ouvrages semblent différentes. Richard Jasnow développe la comparaison entre le Livre de Thoth et les écrits grecs. Après avoir examiné les deux figures divines principales de l’ouvrage, Thoth et Imhotep (c’est-à-dire Asclépius), il porte son attention sur la « Maison de Vie », qui semble être un foyer important pour l’activité rituelle dans le Livre de Thoth et a aussi des parallèles dans des textes grecs (Clément d’Alexandrie et Diodore de Sicile).
Pour terminer, la dernière contribution porte sur les textes magiques, qui sont l’une des formes le mieux attestées de la culture textuelle gréco-égyptienne. On s’accorde aujourd’hui pour dire que ces textes magiques, largement dispersés en dehors de l’Égypte à la fin de l’Antiquité, trouvent leur origine en Égypte auprès de prêtres égyptiens hellénisés. Gideon Bohak fait le relevé des témoignages relatifs à la magie gréco-égyptienne en dehors de l’Égypte en posant la question de la manière dont elle a été diffusée et de la cause de sa popularité, en particulier la raison pour laquelle la magie gréco-égyptienne a été destituée par les traditions magiques juives et chrétiennes.
Doté d’un index détaillé, l’ouvrage constitue une synthèse sur la problématique difficile des liens entre le monde grec et l’Égypte, mais il contient aussi un nombre important d’idées neuves et de pistes de réflexion.
Bruno Rochette
[1] The East Face of the Helicon, Oxford 1997.
[2] R. Dostálová, « La traduzione nell’antichità classica », Comunicazioni, Florence 1995, p. 35-37.
[3] Sur ce phénomène, on verra l’ouvrage collectif récent édité : Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité ?, Fr. Colin-Ol. Huck-S. Vanséveren éds., Paris 2015.
[4] W. Burkert, « Herodot über die Namen der Götter », MH 42, 1985, p. 121-132.
[5] Trois fragments : PGraf, PRain inv. 19813 et POxy 2332. G. Manteuffel, De opusculis Graecis Aegypti e papyris, ostracis lapidibusque collectis, Varsovie 1930, n° 7.
[6] PAnastasy 67. U. Wilcken, UPZ, I, n° 81 et L. Koenen, « The Dream of Nektanebos », BASP 22, 1985, p. 171-194.
[7] SEG VIII 548-551 XV 860. E. Bernand, Inscriptions métriques de l’Égypte gréco-romaine, Paris 1969, n° 175, p. 631-652.
[8] A.-J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, I, Paris 1950, p. 48-49.