Le présent volume est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017. La thèse centrale en est qu’il faut faire une distinction entre le poids réel de la fiscalité au sein d’une société donnée et la représentation qu’en donnent, pour des raisons politiques et idéologiques, certains acteurs de cette société, ce que l’auteur (ci-après, l’A.) appelle un « biais représentationnel ».
Cette thèse est appliquée à l’étude de la fiscalité et de sa représentation en Judée pour la période allant de 200 a.C., date de promulgation du décret d’Antiochos III pour Jérusalem, à 135 p.C., soit la révolte de Bar Kokhba. Durant cette période, s’impose un « biais représentationnel » particulier, qui se serait forgé à l’époque maccabéenne (mais fut surtout relayé par la propagande hasmonéenne, soit après 141 a.C.) à partir d’une relecture tendancieuse du décret d’Antiochos III, d’une part, et des mesures prises par Antiochos IV à Jérusalem en 168, de l’autre. Les relations entre Antiochos III et la classe sacerdotale de Jérusalem deviennent l’incarnation d’un modèle idéal, selon lequel le roi garantit l’ordre social existant fondé sur les préceptes divins, finance le temple et accorde des privilèges fiscaux aux prêtres. Dans ces conditions, l’impôt royal ne pose pas de problèmes. Que cette représentation idéalisée soit en décalage avec la réalité historique ressort pourtant bien d’une étude historique objective des clauses du décret montrant que les bienfaits économiques accordés par Antiochos III étaient en fait modestes. À l’inverse, Antiochos IV porte atteinte aux pratiques religieuses et profane et pille le temple, perdant ainsi toute légitimité en tant que roi. L’impôt royal devient alors une « exigence inadmissible » (p. 123).
Le « biais représentationnel » qui se cristallise à l’époque maccabéenne (168‑141 a.C.) consiste donc en une « dialectique entre l’offrande et le tribut », qui oppose, au niveau discursif, une fiscalité sacerdotale légitime à une fiscalité royale illégitime. Alors que l’économie du temple (financement du culte sacrificiel et revenus des prêtres) repose bien, en réalité, sur des impôts, le caractère obligatoire (et donc fiscal) des prélèvements opérés au bénéfice du temple et des prêtres est « dissimulé » sous le vocabulaire de l’offrande. Celui‑ci met en avant la dimension religieuse et identitaire de ce qui est en fait une forme d’imposition et, en la présentant comme l’expression d’une fidélité à Dieu, la rend non seulement légitime, mais même désirable. À l’inverse, l’impôt au roi séleucide est dénoncé comme illégitime, ce qui le rend donc intolérablement lourd, le terme français de « tribut » s’employant à en traduire la connotation négative.
On comprend pourquoi les Hasmonéens (une dynastie issue de la révolte maccabéenne) ont promu ce « biais représentationnel » : fondant à l’origine leur pouvoir sur la dignité de grand-prêtre, ils avaient tout intérêt à maquiller la fiscalité du temple, dont ils étaient bénéficiaires, sous un habillage positif. Parallèlement, délégitimer la fiscalité séleucide participait de leur entreprise de propagande visant plus généralement à dénoncer la domination impériale pour asseoir leur propre pouvoir.
L’A. retrace ensuite le devenir de cette dialectique maccabéenne sous plusieurs régimes : celui d’Hérode et des Hérodiens, sous lesquels les structures fiscales de la Judée ne sont pas fondamentalement modifiées, puis sous la domination romaine directe. Or, dans la mesure où l’opposition entre l’offrande et le tribut est avant tout idéologique et discursive, elle résiste aux mutations affectant les réalités sociales, économiques et religieuses de la Judée, comme les réformes de la fiscalité imposées par le pouvoir romain et même la disparition du temple en 70 p.C., alors même que le culte sacrificiel se trouvait au cœur du système de « l’offrande », c’est-à-dire de la fiscalité du temple. Paradoxalement, le principe même de l’offrande est conservé après 70 p.C., en raison de sa forte valeur symbolique comme marque d’attachement à Dieu et ancrage identitaire. La pratique en est simplement réaménagée, alors que les structures de collecte n’existent plus et que les rabbins semblent s’être en partie substitués aux prêtres comme récipiendaires des dons.
L’étude du « biais représentationnel » maccabéen est encadrée d’une part par un chapitre remontant à la période prémaccabéenne, qualifiée d’époque biblique, et de l’autre, par une étude du discours rabbinique sur l’impôt tel qu’il se développe au IIIe s. Si ce que l’A. appelle « la Bible » conçoit bien une « hiérarchisation éthique entre ce qui revient à Dieu et ce qui ne lui revient pas » (autrement dit, entre fiscalité du temple et fiscalité du roi impérial), le discours ne crée pas encore d’opposition entre les deux. Si l’impôt royal est vu comme un instrument de punition divine, la conséquence d’un péché, il doit toutefois être acquitté. La parenthèse qui s’ouvre donc avec l’époque maccabéenne se referme au IIIe s. p.C., avec la résurgence, dans les textes rabbiniques, d’un discours puisant sa source dans l’idéologie « biblique ». Une citation attribuée à Yohanan Ben Zaccaï déconstruit ainsi la dialectique maccabéenne : l’impôt romain y redevient un instrument de punition du peuple juif pour s’être montré réfractaire au paiement de l’offrande.
L’étude se déploie ainsi sur deux niveaux, réalité de la fiscalité et « biais représentationnel », et c’est ce qui fait son intérêt et sa richesse. Pour mettre en évidence le décalage entre les deux, l’A. étudie la fiscalité de la Judée entre 200 a.C. et 135 p.C., le décret d’Antiochos III étant le plus ancien document historique livrant des renseignements précis à ce sujet. Pour chaque époque, l’A. procède à une étude aussi exhaustive que possible, en fonction des sources, des différentes sortes d’impôt, de leur montant global estimé, des rouages institutionnels du prélèvement, ainsi que des bénéficiaires (temple et personnel sacerdotal ou bien autorité royale), en présentant à chaque étape les débats historiographiques concernés. En cela, le livre est une somme de données, et la synthèse qui est ainsi proposée sera utile à tous les chercheurs.ses s’intéressant à l’histoire économique et fiscale des époques hellénistique et romaine.
L’intérêt de cette synthèse sur les données historiques tient aussi à l’ampleur et à la nature des sources mobilisées. Tout d’abord, l’A. fait appel à des sources documentaires de tout l’Orient hellénistique pour resituer dans un contexte plus large les données fiscales concernant la Judée : des sources d’Asie Mineure, Syrie du Nord, Égypte, Babylonie et Bactriane sont citées pour signaler des parallèles avec le vocabulaire fiscal achéménide utilisé dans les sources littéraires de Judée, ou pour évaluer à leur juste valeur les concessions fiscales accordées à Jérusalem par Antiochos III (p. 127-143). La Judée est ainsi traitée comme une région certes mieux documentée que d’autres, mais en aucun cas exceptionnelle en soi. En outre, l’A. sollicite tout autant les sources littéraires juives que les sources classiques, révélant une grande maîtrise des textes bibliques, des manuscrits de Qumran, ainsi que des écrits rabbiniques.
L’intérêt du livre réside aussi dans son cadre théorique. Le concept de « biais représentationnel » s’appuie ainsi sur des travaux de sociologie de la fiscalité, qui fondent l’idée selon laquelle la perception que l’on a de la fiscalité, et donc son acceptation ou son rejet, ne dépend pas de son poids économique objectif, mais du contexte politique. Si le pouvoir (politique ou autre) est reconnu comme légitime, les prélèvements fiscaux qu’il exige seront bien acceptés par la population, alors que les mêmes impôts seront jugés intolérables dans le cas contraire. Le présent ouvrage est donc surtout, comme le définit l’A., « l’histoire d’une doctrine antifiscale particulière » (p. 12).
Ce cadre théorique soutient une lecture critique et souvent novatrice des sources littéraires. La théorie de N.-F. Canard, selon laquelle un nouvel impôt est toujours perçu comme insupportable indépendamment de son impact économique réel, est mobilisée pour analyser l’augmentation du tribut sous les grands-prêtres Jason et Ménélas (p. 171‑172), ou encore la réapparition du tribut à partir de 63 a.C. (p. 228). En fait, selon l’A., ce n’est qu’après 70 p.C. que le poids de la fiscalité est effectivement devenu excessif, pour diverses raisons : mesures punitives suite à la révolte de la Judée, baisse démographique ayant pour conséquence que le montant du tribut se répartissait sur moins de contribuables, stationnement d’une deuxième légion sous Trajan. Les papyrus documentaires de Murabbaʿat suggèrent que les arriérés de paiements deviennent alors une situation fréquente. Par contre, de l’époque séleucide à l’époque de la provincialisation, le poids effectif de la fiscalité semble ne pas avoir beaucoup varié. L’A. affirme même à plusieurs reprises que contrairement au discours des sources émanant des cercles sacerdotaux, la fiscalité royale puis romaine semble avoir été bien acceptée par la population.
Un autre axe important de réflexion théorique fait appel à la théorie de l’autorité de Max Weber pour comprendre en quoi la différentiation entre deux types de fiscalité (l’un maquillé en offrande supposée volontaire et l’autre présenté comme un tribut contraint), loin d’être un simple artifice instrumentalisé à des fins politiques, s’ancre dans un authentique fond culturel et religieux. Les mécanismes de la contrainte peuvent, en effet, prendre des formes diverses. Quand le versement des dîmes au temple est présenté par les acteurs eux-mêmes (point de vue « émique ») comme un ordre divin, en découle une obligation morale et religieuse très forte, doublée d’une pression sociale normative. Le paiement à Dieu de ce qui lui est dû devient l’expression d’une fidélité envers lui, en même temps qu’une marque de confiance, puisqu’en retour, on en attend des bénédictions matérielles. Du point de vue « éthique » du chercheur moderne, par contre, il est licite de relever l’existence de cette contrainte, et donc de parler de fiscalité. En outre, les textes littéraires (« bibliques ») d’époque perse commentés aux chapitres II et III ignorent absolument la distinction entre deux grandes catégories (versements au roi et versements à Dieu), d’autant plus que Dieu est représenté comme un roi, ce qui montre bien que, sans être artificielle, cette représentation ne va pas de soi.
Ces développements sont donc très stimulants, même si l’on fera observer que les concepts d’offrande et de tribut sont utilisés dans des acceptions très larges : tout discours sur les sacrifices, voire sur le temple, est ainsi compris comme un discours sur l’offrande, tandis que « tribut » est souvent, dans ce livre, une métonymie de la domination impériale, en tant qu’il en est la traduction matérielle inévitable. L’utilisation qui est faite des sources pour soutenir la thèse du livre appelle toutefois quelques réserves.
Tout d’abord, l’A. tend à essentialiser les sources qu’il qualifie abusivement de « bibliques », avec plusieurs conséquences. La première est de créer un cadre chronologique forcé, opposant une idéologie « biblique » originelle de la fiscalité à une idéologie maccabéenne qui se serait imposée à partir de 200 a.C., ou plus exactement à partir du moment où intervient la relecture du décret d’Antiochos III au cours du IIe s. Or, les textes bibliques commentés au chapitre II, comme l’A. le reconnaît lui-même, reflètent des points de vue idéologiques très différents (cf., par exemple, les différences entre les Livres des Rois et des Chroniques). Surtout, l’A. range sous l’étiquette « biblique » des textes qui ont certes été canonisés dans ce qui devait, dans l’Antiquité tardive seulement, devenir la « Bible », mais dont la date de rédaction des passages cités est controversée ; certains chercheurs voient ainsi 1 Samuel 8.11‑18, commenté aux p. 68-69, comme une interpolation d’époque hellénistique. Sont en outre classés comme « bibliques » des textes dits « sectaires » des Manuscrits de la Mer Morte (remontant au plus tôt à l’époque hasmonéenne), des textes rabbiniques (datant du IIIe s. p.C. au plus tôt), ainsi que des auteurs juifs écrivant en grec, hors de Judée, et à l’époque romaine. Il est difficile de considérer que Philon d’Alexandrie, notamment, reflète la seule idéologie biblique ; le vocabulaire qu’il emploie en Legatio, 315 (chremata et phoros) renvoie, au contraire, à des catégories grecques (p. 46‑47). En définitive, il semble que l’idéologie « biblique » de la fiscalité et l’idéologie « maccabéenne » ont coexisté plutôt qu’elles ne se sont succédé l’une à l’autre.
Autre conséquence de cette approche essentialiste de la « Bible », l’opposition entre modèle grec et modèle biblique de la fiscalité est forcée (p. 45) : l’A. s’appuie sur une étude de V. Chankowski divisant la fiscalité de la cité grecque en deux grandes catégories, les τέλη, ou revenus patrimoniaux, et les φόροι, ou tribut marquant une sujétion ou une domination. Or, il est contestable d’ériger cette distinction en « modèle grec » et de l’opposer telle quelle à la distinction « biblique » entre versements revenant à Dieu et ceux revenant au roi. En effet, la catégorie de la fiscalité appartenant à la divinité existe bel et bien dans le monde grec : on peut songer au fameux décret athénien sur les aparchai d’Éleusis imposant aux membres de la Ligue de Délos, vers 420 a.C., une contribution annuelle aux deux déesses, façon pour les Athéniens d’embellir aux frais des autres le sanctuaire placé sous leur protection, pour la gloire des déesses et pour la leur. De même, l’expression de ἱερὰ χρήματα employée par Flavius Josèphe est usuelle dans le monde grec, comme le rappelle fort justement l’A. (p. 60, n. 169). On se demande donc si le vocabulaire et les catégories figurant dans les sources juives de langue grecque d’époque impériale rédigées hors de Judée (Philon et Flavius Josèphe, probablement aussi le Nouveau Testament) n’ont pas leur origine dans des pratiques et des représentations grecques plutôt que « bibliques ».
Une dernière réserve concerne la méthode d’utilisation des sources littéraires. Si l’idée selon laquelle l’opposition entre adhésion volontaire aux contributions versées au temple et contrainte du tribut impérial est de l’ordre de la représentation discursive est très éclairante et convaincante, l’A. va plus loin, en considérant que ce « biais représentationnel » a eu un effet performatif, c’est-à-dire qu’il a poussé à l’action dans le réel. Or, ce postulat est problématique, en ce qu’il semble inverser les liens de causalité entre représentations discursives et révoltes populaires.
Le cas le plus clair est l’analyse proposée de l’agitation provoquée par Judas le Galiléen suite à la provincialisation en 6 p.C., agitation à laquelle Flavius Josèphe fait remonter tous les malheurs qui se sont abattus par la suite sur les Juifs. Comme l’indiquerait sa prédication, Judas se serait soulevé contre la domination romaine parce qu’il rejetait toute forme de souveraineté humaine pour ne reconnaître comme légitime que la souveraineté de Dieu. C’est donc cela qui serait la cause de son attitude, tandis que « l’objet contre lequel il s’élève, le tribut romain, est surtout un prétexte, un miroir de la perte de statut de la Judée » (p. 469, cf. aussi 302-303, 324). Si l’on souscrit à l’idée, avancée par l’A., que les causes de l’agitation sont plus complexes que le seul poids de la fiscalité romaine, il est beaucoup plus contestable de prendre au pied de la lettre les arguments que Flavius Josèphe prête au personnage de Judas le Galiléen dans les discours qu’il retranscrit. Comme Thucydide dans la Guerre du Péloponnèse, c’est Flavius Josèphe qui parle, pas son personnage. Outre cela, ce postulat d’un effet performatif des représentations discursives est problématique. On doit au contraire supposer a priori que l’agitation sociale puise son origine dans des problèmes concrets, qui peuvent, certes, ne pas se réduire aux seules questions fiscales ni même économiques; plusieurs chercheurs modernes ont d’ailleurs mis en avant les questions sociales, comme l’échec des élites locales à faire désormais accepter leur autorité par la population. Le discours idéologique confère un sens symbolique indispensable à l’acte de révolte et, en cela, on peut le considérer comme performatif. Par contre, en tant que prisme d’interprétation de la réalité, il ne vient, en termes de causalité, qu’en second.
Malgré ces quelques réserves, on ne peut que recommander ce livre, non seulement pour sa synthèse sur la fiscalité judéenne et sa contribution à notre connaissance de l’économie de l’Orient hellénistique et romain, mais aussi pour son approche novatrice des questions de fiscalité qui, sous la plume de l’A., deviennent des questions éminemment politiques et idéologiques, et pour la façon dont des sources non grecques sont judicieusement exploitées pour écrire l’histoire.
Sylvie Honigman, Université de Tel Aviv
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 536-541.