Cet ouvrage collectif a été motivé avant tout par la volonté des auteurs de rendre hommage à Isabelle Ratinaud-Lachkar, disparue le 28 mars 2009. Celle-ci venait tout juste d’être nommée membre junior de l’Institut Universitaire de France, avec un dossier sur le thème des métaux dans la Grèce archaïque. Il n’est jamais facile de rendre hommage à un collègue, a fortiori disparu trop tôt. L’exercice des hommages est toujours difficile puisqu’il conduit à rassembler des contributions parfois un peu hétéroclites. Dans le volume présent les contributions entrent pleinement dans les quatre grands thèmes annoncés (métal et artisans, pratiques funéraires des élites, villes et renaissances, voyages et contacts culturels), mais la fourchette chronologique choisie par les éditeurs peut surprendre « d’Homère à nos jours ». De fait, sur 23 contributions 14 sont consacrées à l’antiquité. Pour rester dans le cadre chronologique de la REA, le choix a été fait d’évoquer seulement celles-ci. Souhaitons que les 9 contributions non moins stimulantes de nos collègues des périodes ultérieures soient rapportées par les comptes rendus publiés par d’autres revues d’histoire.
Le titre de ce recueil exprime l’ambition des éditeurs de donner au mieux résonance au projet de notre collègue et amie qui avait « souligné que les métaux, leur travail, leur utilisation, leurs échanges offraient le moyen de comprendre les sociétés de l’époque géométrique » (p. 13), consciente de ce que cette approche nécessitait de recourir à différentes méthodes de recherche complémentaires, non seulement en sciences humaines, telles que celles de l’archéologie, de l’histoire, de l’anthropologie, mais également en sciences dites dures pour pouvoir étudier le matériau lui-même. En effet, I. Ratinaud-Lachkar se donnait pour objectif de tenter « par le biais des métaux d’éclairer le lien avec Homère » (p. 14). Ceci explique que la première partie de l’ouvrage s’intitule « le métal, ses artisans et les objets de prestige ». Les contributions de Fr. Létoublon et de S. Rougier-Blanc s’intéressent ainsi à la place des métaux dans l’Iliade et l’Odyssée : la première étudie l’importance des occurrences de ces métaux dans les deux poèmes homériques tandis que la seconde y analyse leur usage dans l’architecture. Les contributions suivantes répondent à la nécessité pour l’historien, soulignée par I. Ratinaud-Lachkar, d’étudier les objets eux-mêmes, chaudrons, hydries, trépieds d’époque géométrique. La vaisselle votive métallique et les cratères miniatures en céramique à protomés féminines retrouvés dans les sanctuaires archaïques de la plaine d’Argos qu’étudie G. Elkroth montre aussi bien la vivacité de la pratique locale de la religion, à travers les miniatures argiennes, que des grands sanctuaires panhelléniques auxquels étaient destinées les réalisations en métaux luxueux. De même, la recherche conduite par A. Verbanck-Piérard sur la représentation des trépieds sur les céramiques, aux côtés d’Héraklès, dont il n’est pas l’attribut habituel, ouvre de nouvelles pistes : reçu comme prix dans les grands concours, le trépied est lié à l’exploit héroïque et, comme tel, contribue à l’intégration des jeunes dans la cité, aux fêtes, aux sacrifices, à l’apothéose. Les hydries étudiées par G. Coga, également objets servant à récompenser l’agôn, apparaissent aussi dans un contexte religieux ou funéraires : offert aussi bien lors du mariage que des funérailles, les hydries « accompagnent les grandes mutations de l’existence » (p. 15). L’objet de métal est aussi l’instrument d’une réflexion morale dans la tragédie comme le montre N. Villacèque : catalyseur du drame, il est aussi trompeur en tant qu’objet de séduction, éventuellement érotique, contribuant ainsi à une condamnation de la richesse et de l’hybris individuels par le théâtre de l’Athènes classique, à la différence de la prospérité collective de la cité. La vaisselle précieuse apparaît bien comme un marqueur social, signe extérieur de richesse par son usage et son décor, mais elle peut aussi être le vecteur d’un message politique à Rome, comme M.-Cl. Ferriès et J. Dalaison le montrent, à la fin de la République et au début de l’Empire. N. Ghermani rappelle que ce rôle de marqueur élitiste est conservé par les objets métalliques au XVIe s., ceux-ci étant en haut de la hiérarchie des cabinets de curiosité des princes allemands, mais participant aussi à la légitimation et à la sacralisation du monarque. Répondant à l’affirmation d’I. Ratinaud-Lachkar selon laquelle « expression d’élite, le métal traverse les siècles » et à un axe de de son analyse sur les représentations et les manifestations de puissance de ceux qui asseyaient leur domination sur la richesse et le pouvoir, P. Judet souligne l’importance de la sidérurgie comme élément d’affirmation sociale et comment cette conception élitiste des métaux a contribué à l’immobilisme des dirigeants et retardé la modernisation des structures d’exploitation de la Haute Maurienne.
Les hiérarchies sociales sont également abordées à travers les pratiques funéraires dans les cités : si, à l’époque archaïque et classique, la présence de rares tombeaux intra muros, étudiés par O. Mariaud, soulignent le caractère exceptionnel de leurs occupants, le plus souvent oecistes ou refondateurs de la cité, la multiplication de ces monuments funéraires hors du commun à l’époque hellénistique puis impériale, tels qu’ils apparaissent dans les documents épigraphiques ou sur le terrain, témoigne, selon P. Frölich, de la dépendance des cités vis-à-vis des aristocraties urbaines face aux dangers conjoncturels. Ainsi, l’exemple traité par M. Piérard, du tombeau de Phorôneus, à Argos, atteste l’importance, encore à l’époque romaine, du tombeau héroïque, pour permettre à la cité argienne de se placer aux origines de la civilisation grecque au moment même au celle-ci semblait menacée. I. Ratinaud-Lachkar s’était intéressée très tôt à la naissance de la cité d’Argos et à la constitution de son territoire. Fr. de Polignac, reprenant une interrogation de celle-ci sur Asinè, pose le problème des relations entre Argos et Tirynthe, repoussoir de la cité argienne. L’importance de la cité grecque dans la constitution de l’identité des cités modernes est l’objet de la contribution de I. Taddei sur Florence au XVe s. et celle de Cl. Coulomb s’intéresse aux éloges de villes publiés en France de 1640 à 1780.
Par ailleurs, I. Ratinaud-Lachkar insistait sur la nécessité de tenter de reconstituer la chaîne de fabrication et de diffusion des métaux, depuis leur production jusqu’à leur commercialisation et leurs usages, parfois fort différents de ce pourquoi ils avaient été conçus, au gré des voyages des artisans et des marchands hellènes et de leurs contacts avec les populations non grecques. Ainsi M. P. Castiglioni s’est intéressé aux offrandes faites par les Hyberboréens à Délos, vraisemblablement à Artémis : mythes et rites témoignent de contacts très anciens du monde grec avec l’Europe du Nord, selon un cheminement qu’elle a pu suivre en Adriatique, révélant le rôle privilégié des Eubéens dans cette transmissio des dons. Ce thème du voyage, des contacts culturels entre Grecs et sociétés allogènes a donné lieu à plusieurs contributions consacrées aux époques médiévales et modernes (la carrière d’un abbé réformateur de l’Italie à la Bourgogne autour de l’an mil par N. Deflou-Leca, le voyage d’un Italien à la Mecque en 1503 par B. Martel-Thoumian, le site carien de Mylasa redécouvert par les voyageurs des Lumières par F. Delrieux, les intellectuels français à la recherche de l’« Italie éternelle » découvrant l’Italie nouvelle aux lendemains de la 2e guerre mondiale par O. Forlin et enfin la pratique du bannissement par les juges delphinaux au XIVe s. par A. Lemonde). Deux contributions de cette dernière partie concernent l’antiquité. La synthèse proposée par L. Sève sur le sanctuaire de Zeus d’Aï Khanoum, ville fondée en Bactriane par les Séleucides, a été rédigée, comme l’écrit l’auteur, en hommage à l’intérêt d’Isabelle Ratinaud-Lachkar pour l’Héraion d’Argos dont elle nous faisait partager son intérêt lorsque, en 1991-1992, nous préparions toutes les trois l’agrégation d’histoire dont la question d’histoire ancienne portait sur la vie religieuse en Grèce. Le Zeus d’Aï Khanoum a une identité complexe : en intégrant dans son culte de nombreuses pratiques orientales, iraniennes ou mésopotamiennes, il permet aux Gréco-Macédoniens comme aux Bactriens de trouver place dans le culte. De même, Fr. Bertrandy souligne que les apports italiens ont joué un rôle important dans l’assimilation de l’Afrique romaine à la fin de la République.
En publiant ce beau volume, les éditeurs ont e beau volume est donc en quelque sorte donné la possibilité aux contributeurs de continuer à débattre avec I. Ratinaud-Lachkar, en rendant ainsi hommage aux travaux de notre regrettée collègue comme à son humanisme, de la plus noble et amicale des façons, empruntant des pistes qu’elle avait commencé elle-même à défricher ou qu’elle avait encouragé à emprunter, considérant que « les objets métalliques offrent une vision privilégiée des sociétés grecques des époques archaïques et classiques » (p. 15). À ce titre et à d’autres, cet ouvrage est une vraie réussite et on ne peut que remercier les éditeurs –et les auteurs- de s’être lancés courageusement dans cette entreprise et d’avoir pu la mener à son terme.
N’ayant pu répondre à l’appel à contribution à ce volume, on me permettra de conclure ce compte rendu en évoquant un souvenir personnel : lorsque nous nous sommes rencontrées pour la première fois, Isabelle et moi, ce fut à Argos, où Pierre Aupert (IRAA-CNRS) nous avait proposé de participer à la dernière campagne de fouilles qu’il avait à mener sur les thermes pour l’École française d’Athènes. Un dimanche de la fin de septembre 1988, nous décidâmes de célébrer l’anniversaire d’Isabelle en allant visiter pour la première fois Mycènes et Tyrinthe. Nous devons aux caprices de Zeus (ou d’Héra ?) d’avoir dû écourter notre visite pour nous réfugier, en raison d’un violent orage, sous la porte des Lionnes , moment de grâce pendant lequel nous partageâmes notre enthousiasme pour la Grèce, l’Argolide, que nous découvrions, et pendant lequel notre rencontre se muât en amitié. Enfin, je n’oublierai jamais le bonheur d’Isabelle lorsqu’elle découvrit l’Heraion qu’elle avait étudié en maîtrise. Je me convaincs qu’elle continue à embrasser du regard la plaine argienne qu’elle aimait tant et qu’elle sut faire découvrir avec tant d’enthousiasme à ses proches.
Claire Balandier
mis en ligne le 28 janvier 2016