En 1824, le philosophe et philologue allemand publia en tirage très limité une édition de l’Hermaphroditus de l’humaniste italien Antonio Beccadelli (1394-1471), recueil de 81 épigrammes érotiques et souvent obscènes inspirées de la littérature latine antique. L’édition était accompagnée d’un commentaire autonome, composé en latin, que Friedrich Karl Forberg nomma Apophoreta, avec comme sous-titre De figuris Veneris, appellation sous laquelle l’ouvrage est souvent connu (voir p. XXV). Venaient ensuite une liste de 90 postures érotiques, un recueil de 20 planches relatives à 29 postures, et les renvois à 32 planches figurant dans des ouvrages du XVIIIe siècle de d’Hancarville et de Norciat.
L’ouvrage qu’Étienne Famerie publie aux Belles Lettres laisse de côté les poèmes de Beccadelli et se concentre donc sur le De figuris Veneris. Il donne le texte latin, avec la traduction française, revue à la marge (voir p. XXX-XXXI), d’Alcide Bonneau (par crainte de poursuites judiciaires, son nom ne figurait pas sur le livre) de 1882. Cette édition de 1882 conserve le sous-titre latin mais privilégie le titre de Manuel d’érotologie classique. Étienne Famerie donne également la liste de 90 postures érotiques, le recueil de 20 planches, et les renvois à 32 planches (ces renvois sont dissociés du reste et placés en fin de volume, on ne sait trop pourquoi). Mais surtout il ajoute un Essai sur la langue érotique que Bonneau avait publié en 1885 (voir p. XXVII). L’ensemble est complété par une solide introduction et plusieurs index.
L’introduction se penche à la fois sur Forberg et sur Bonneau. Elle retrace la vie et la carrière de Forberg, et s’arrête un peu sur la nature des extraits qu’il cite dans le De figuris Veneris. Si la plupart viennent des auteurs grecs et latins, on a aussi des passages d’une œuvre intitulée Satyra sotadica (1660), et dont l’auteur serait la poétesse espagnole Luisa Sigea. En réalité le véritable auteur est Nicolas Chorier, un avocat et historien français du XVIIe siècle. Cette juxtaposition de sources si différentes aurait sans doute mérité un commentaire, car on ne peut assimiler la vie sexuelle des païens grecs et romains et celle de chrétiens du XVIIe siècle (un exemple : le sexe oral, si important dans l’Antiquité, est complètement absent dans la littérature libertine chrétienne). En ce qui concerne Bonneau, l’introduction insiste à juste titre sur ses traductions d’ouvrages rares de la Renaissance, et sur ses liens avec l’éditeur Isidore Liseux. On déplorera quelques formulations rapides : ainsi les épigrammes de Beccadelli ne peuvent être qualifiées de « centon » (p. XIV) et encore moins de « pastiche » (quatrième de couverture, dont Étienne Famerie n’est sans doute pas responsable).
Le texte latin, en page de gauche, est celui de l’édition de Forberg de 1824. En bas de page, on trouve trois niveaux d’annotation : les notes de Forberg, un apparat littéraire des sources avec quelques éléments de bibliographie, un apparat critique signalant les modifications apportées au texte. En page de droite, on a la traduction de Bonneau, avec un apparat critique. Dans l’Essai sur la langue érotique, on a en bas de page les notes de Bonneau et un apparat littéraire des sources.
L’inconvénient de cette organisation est qu’il n’y a pas, en dehors de l’introduction (qui souligne par exemple à juste titre l’absence de chapitre sur la pédérastie en Grèce), de commentaire au texte de Forberg ni à celui de Bonneau. Certes cela eût nécessité un niveau d’annotation supplémentaire, mais aurait pu être utile. Car ils ont l’un et l’autre parfois des interprétations ou traductions erronées qui auraient pu être signalées. En voici quelques exemples. P. 139, dans Martial IX, 40, les vers uouit pro reditu uiri Philaenis / illam lingeret ut puella simplex / quam castae quoque diligunt Sabinae ne signifie pas, comme l’écrit Bonneau, « pour le retour de son mari, Philaenis fit vœu / de se faire lécher par une innocente jeune fille, / de celles que chérissent aussi les chastes Sabines ». Martial dit que Philaenis fait vœu de lécher la partie du corps [de son mari] qu’aiment aussi les chastes Sabines, c’est-à-dire sa mentula. P. 83, Forberg donne de la pièce IX, 5 de Martial une interprétation erronée : Galla ne se fait pas payer cher par Aeschylus parce que, aimant parler, elle est empêchée de le faire quand elle pratique sur lui une fellation, elle se fait payer cher par lui pour taire qu’il pratique sur elle le cunnilingus. P. 83 et 88, l’interprétation de la pièce X, 40 de Martial (avec une erreur sur le rôle de Lupus, qui dans l’épigramme est simplement un tiers témoin auquel Martial s’adresse) ne convient pas : le cinaedus qui passe son temps avec Polla, maîtresse de Martial, ne lui imposait pas l’irrumatio, il la léchait (cf. III, 96).
Malgré ces quelques réserves, il s’agit là d’une publication très intéressante et dont il faut remercier l’éditeur scientifique Étienne Famerie et l’éditeur commercial les Belles Lettres. Car c’est mettre à la disposition des lecteurs un « classique » qui, outre son intérêt per se, est capable, par la clarté de ses exposés et la bonne connaissance de la littérature érotique antique dont il témoigne, de rendre des services pour la compréhension de plusieurs auteurs anciens.
Étienne Wolff, Arscan – Université Paris Nanterre