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La notion d’enargeia (ou, dans sa traduction latine la plus courante, d’euidentia), c’est-à-dire la capacité d’un texte à « mettre sous les yeux » du lecteur (ou de l’auditeur), via la description exhaustive (ekphrasis), les lieux, objets, personnages ou actions qu’il évoque, a fait l’objet de recherches fécondes ces dernières années[1]. Issu de deux journées d’études organisées en 2014 à l’Imaginarium de Tourcoing, cet ouvrage dirigé par Ruth Webb, à qui l’on doit un livre important sur la question[2], et Florence Klein, réunit les contributions de 10 spécialistes de littérature, de rhétorique et d’histoire des arts, presque exclusivement consacrées à l’Antiquité gréco-romaine, à l’exception de celle de C. van Eyck qui fait dialoguer théories modernes de l’art et réflexion esthétique antique.

L’ouvrage est composé de 5 parties couvrant un vaste champ chronologique (de la Grèce archaïque à l’« empire gréco-romain »), générique (poésie, théâtre, historiographie) et thématique (l’ enargeia dans les textes, mais aussi les rapports entre enargeia et œuvres d’art). Il est complété par une bibliographie de 21 pages, ainsi que par un index des notions, des termes grecs et latins et des noms propres, et un index locorum, extrêmement utiles tous les deux. Enfin, plusieurs contributions sont illustrées par des reproductions en couleurs de très bonne qualité.

Dans leur introduction (p. 9-19), les directrices du volume offrent un utile résumé de chaque contribution, et esquissent les thèmes et problématiques qui structurent l’ouvrage et tissent des liens entre les différentes études. Dans la 1e partie, intitulée « Texte, image, objet dans la poésie archaïque grecque », P. Judet de la Combe (« Lieu parfait versus récit. Les fontaines d’Iliade XXII », p. 23-38) étudie la façon dont les descriptions détaillées de lieux clos et réalisant une forme d’achèvement (comme les bassins du Scamandre au chant XXII de l’Iliade) forment un contraste avec le récit guerrier, et dégage les enjeux de ces deux modes de représentation au sein du poème homérique. D. Steiner (« Enargeia avec la lettre : l’alphabet spectaculaire en Grèce archaïque », p. 39-68) s’intéresse à trois inscriptions archaïques (sur des vases ou des monuments) et offre une réflexion stimulante sur la façon dont le texte « convertit celui qui voit, lit et énonce les signes graphiques à la fois en spectateur des événements que relate le texte et en acteur de ces mêmes événements » (p. 41).

Dans la deuxième partie, intitulée « Vision réelle et imagination dans la tragédie grecque », D. Francobandiera (« Donner à voir, donner à entendre : effets d’enargeia dans les récits de messager de la tragédie grecque », p. 71-100) et A. de Cremoux (« Les derniers récits : une épiphanie de la disparition (Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1640-1733) », p. 101-125) étudient les récits de messagers ou de témoins chez les tragiques grecs. Alors que la présence de l’enargeia pourrait sembler paradoxale dans un genre mimétique comme le théâtre, qui donne physiquement à voir, ces récits de messagers ou de témoins s’inscrivent dans la réflexion philosophique de l’époque sur les différents modes d’appréhension du réel (vue, ouïe) et la nature de la connaissance qu’ils permettent de fonder.

La troisième partie, intitulée « Des descriptions d’œuvres d’art à l’enargeia dans la poésie hellénistique et romaine », rassemble les contributions d’É. Prioux (« L’enargeia chez Posidippe de Pella », p. 129-146) et de F. Klein (« De l’Europe de Moschos aux Métamorphoses d’Ovide : enargeia, désir et fiction poétique », p. 147‑170). On aborde là un genre et une période où l’enargeia n’est plus seulement un procédé stylistique, mais fait l’objet d’une réflexion sur ses enjeux et son fonctionnement. Les poèmes se font l’écho des réflexions théoriques (dans les traités de rhétorique ou les textes de critique littéraire) sur l’enargeia, et les ekphraseis d’œuvres d’art ou d’actions (chez Posidippe) ou d’objets (la corbeille chez Moschos) se chargent de connotations méta-poétiques, et initient une réflexion sur les possibilités mimétiques de la poésie par rapport aux arts figurés, et sur les rapports entre vision, désir et fiction. L’article de F. Klein permet aussi de faire le lien entre monde grec et romain, modèles grecs et réinterprétations latines, avec la relecture de Moschos par Ovide dans le passage des Métamorphoses consacré à Io et Europe.

C’est à la sphère latine qu’est consacrée la quatrième partie du volume, intitulée « Faire voir l’Histoire ». A. Feldherr offre, dans la lignée de ses précédentes études sur l’enargeia dans l’historiographie antique[3], une lecture brillante du récit de la bataille de Zama dans la Guerre de Jugurtha de Salluste (« Second Sight : Enargeia between Reception and Reality in Sallust’s Jugurtha », p. 173-191). Au-delà de la référence intertextuelle au fameux récit de la bataille dans le port de Syracuse chez Thucydide (récit cité en exemple pour son enargeia par Plutarque et les traités de progymnasmata), le passage s’inscrit dans une réflexion plus large sur le projet historique de Salluste. La contribution de J. Dross (« L’image rhétorique a-t-elle la même force que la réalité ? Lecture croisée de Quintilien (Institutio oratoria VI) et de Shakespeare (Julius Caesar III, 2 : éloge funèbre de César par Marc Antoine) », p. 193-206) traite de l’efficacité rhétorique de l’enargeia : les images mentales que suscitent le discours ont-elles autant de force que les images réelles ? Pour répondre à cette question, l’auteure analyse l’éloge funèbre de César par Marc-Antoine tel que Shakespeare l’imagine et montre comment la présentation d’un objet réel (la toge ensanglantée) vient renforcer le pouvoir d’évocation du récit empreint d’enargeia.

La cinquième partie, intitulée « Enargeia et œuvres d’art », est consacrée aux liens entre théories rhétoriques de l’enargeia, discours sur les arts et œuvres d’art elles-mêmes, dans l’Antiquité et à l’époque moderne. A. Rouveret (« Comment peindre l’hybridité ? À propos de la centauresse de Zeuxis », p. 209-225) consacre son étude à la description par Lucien de Samosate du tableau de Zeuxis représentant une centauresse allaitant ses petits. Confrontant le texte, et ses effets d’enargeia, à plusieurs œuvres antiques figurant des centaures, elle montre comment Lucien fait appel à la mémoire visuelle de ses lecteurs pour « mettre sous leurs yeux » la prouesse technique du peintre. La figure de la centauresse possède en outre une valeur métapoétique, car elle permet à Lucien de souligner « la valeur positive que l’écrivain accorde à l’hybridation comme facteur dynamique et novateur de la création artistique et littéraire » (p. 223-224). Enfin, C. van Eyck, dans sa contribution intitulée « Agency, explèxis et pétrification dans la sculpture et le discours artistique gréco‑romains » (p. 227-254), montre comment la notion d’enargeia apporte un fondement théorique solide à la théorie contemporaine de l’agentivité, élaborée par A. Gell en 1998 pour rendre compte du sentiment de « présence vivante » que l’on éprouve face à des œuvres d’art. Analysant le sentiment de pétrification (ekplèxis) que peuvent susciter la poésie et les œuvres d’art à travers les textes du Ps.-Longin, de Callistrate et d’Ovide, C. van Eyck montre que le discours antique sur l’enargeia et le sublime, qui se concentre sur l’effet des œuvres d’art sur le spectateur, entre terreur et fascination, permet de « reconstruire une histoire de l’agentivité » (p. 254) des œuvres d’art.

Ce bref résumé ne saurait rendre compte de la richesse des contributions et de la variété des analyses proposées. Outre le large cadre chronologique, les études réunies dans le volume balayent presque tous les types d’ekphraseis (ekphrasis de lieu, d’objet, d’œuvre d’art, d’actions), et la diversité des genres littéraires traités montre que l’enargeia déborde largement le champ de la rhétorique – ce qui ne saurait surprendre, puisque les traités de progymnasmata ou les traités de rhétorique s’appuient sur de nombreux exemples littéraires pour illustrer la notion, mais se trouve ici magistralement démontré. Par ailleurs, les contributions témoignent aussi de la multiplicité des relations qui unissent images réelles et images mentales, œuvres d’art et textes : imitation (le langage vise à faire voir le réel comme par une fenêtre ouverte), émulation (par exemple dans les épigrammes de Posidippe) ou concurrence (la centauresse de Lucien), synergie (la toge ensanglantée de César et l’éloge funèbre). Un autre point à souligner est la cohérence de l’ouvrage, ce qui n’est pas toujours le cas dans les volumes collectifs, et témoigne d’une véritable réflexion commune. Plusieurs contributions se répondent, au sein d’une même partie ou au-delà, et toutes partagent la même méthodologie : une étude minutieuse des procédés d’écriture par lesquels la visualisation est suscitée, une grande attention portée au lecteur et à son expérience (notamment à la question des images préexistantes que le lecteur mobilise pour « voir » ce que le texte décrit), un va-et-vient constant entre textes théoriques, textes littéraires, et, le cas échéant, œuvres d’art.

Pour autant, les contributions vont bien au-delà de l’étude de cas circonscrite et montrent à quel point la question de l’enargeia est liée à des enjeux plus vastes que ceux des procédés rhétoriques ou stylistiques. La succession des chapitres permet, en particulier, d’esquisser une histoire de l’enargeia, dans l’Antiquité (avant et après la théorisation de la notion) comme dans ses prolongements modernes et contemporains (voir les analyses de C. van Eyck sur la lecture des Eikones de Callistrate de la Renaissance au xviiie s., et l’articulation entre théorie de l’enargeia et théorie de l’agentivité de Gell). Si la notion d’enargeia est théorisée (du moins dans les textes qui nous sont parvenus) à partir d’Aristote, puis, dans le monde romain, principalement chez Cicéron et Quintilien, et traitée de façon plus pragmatique dans les traités de progymnasmata, il existe une pratique de l’enargeia bien avant cette théorisation, et ce dès l’époque archaïque : les contributions de P. Judet de la Combe et D. Steiner montrent l’importance de la description qui fait voir et de la visualisation par l’intermédiaire du langage dès les débuts de la littérature grecque. À l’époque classique, l’usage de l’enargeia dans la tragédie permet d’explorer la question des liens entre représentation visuelle et langage. Dans les deux cas, on voit que l’ekphrasis n’est pas un simple procédé littéraire, mais que le recours à l’enargeia se comprend dans un dialogue avec les textes philosophiques (sur la perception et la connaissance) ou religieux (cosmogonies archaïques). À partir de l’époque hellénistique, la dimension réflexive, méta-littéraire de l’usage de l’enargeia prend une place croissante dans certains genres (la poésie hellénistique et romaine, mais aussi la littérature de la Seconde Sophistique, comme en témoignent les développements complexes de Lucien autour de la centauresse), en dialogue conscient avec les textes théoriques (qu’il s’agisse des traités de rhétorique ou des textes de critique littéraire). Les auteurs explorent la dimension méta-poétique de l’enargeia à travers différentes formes de mise en abyme et/ou poursuivent une réflexion sur les arts et leurs pouvoirs de représentation respectifs. À Rome, le dialogue avec les modèles littéraires grecs (Ovide et Moschos, Salluste et Thucydide) ajoute une dimension supplémentaire à cet usage plus réflexif, intellectualisé, de l’enargeia. Enfin, l’élargissement à l’époque moderne et contemporaine qu’offre la contribution de C. van Eyck montre à quel point l’enargeia n’est pas un procédé (et un objet d’étude) limité à l’Antiquité, mais constitue un phénomène important à étudier pour qui s’intéresse à la question des liens entre littérature et arts, et, plus généralement, à l’histoire des arts et à l’esthétique.

On voit bien la fécondité de la notion et des analyses des théoriciens antiques (en particulier dans leur attention à l’expérience concrète du lecteur et/ou du spectateur), qui transcendent les siècles : de même que, dans l’Antiquité, il y a eu de l’enargeia avant que la notion soit théorisée, de même il y a de l’enargeia après la période antique. En définitive, la notion d’enargeia permet de rendre compte d’expériences qui semblent universelles (dans le temps et l’espace) : celles de la lecture qui « fait voir » et de l’œuvre d’art qui semble vivante – un caractère universel que confirmerait l’apport récent des sciences cognitives à notre compréhension des phénomènes cérébraux en jeu dans la visualisation mentale ou dans la « narration immersive »[4]. On ne peut donc que se réjouir de la contribution importante qu’apporte ce volume aux recherches actuelles sur l’enargeia.

 

Liza Méry, Université Paris-Nanterre, UMR 7041 – ArScAn

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 218-222.

 

[1]. Pour des études récentes de la notion dans sa globalité, voir, outre l’ouvrage de R. Webb, F. Berardi, La dottrina dell’evidenza nella tradizione retorica greca e latina, Pérouse 2012 et H. F. Plett, Enargeia in Classical Antiquity and the Early Modern Age: the Aesthetics of Evidence, Boston-Leyde 2012.

[2]. R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Londres 2009.

[3]. A. Feldherr, Spectacle and Society in Livy’s History, Berkeley-LA-Londres 1998 ; A. Feldherr, « The challenge of Historiographic Enargeia and the Battle of Lake Trasimene » dans B. Reitz-Joosse, M. W. Makins, C. J. Mackie éds., Landscapes of War in Greek and Roman Literature, Londres 2021, p. 62-87.

[4].  Voir, par exemple, L. Huitink, « Enargeia, Enactivism and the Ancient Readerly Imagination » dans D. Cairns, M. Anderson éds., Distributed Cognition in Classical Antiquity, Edinburgh 2017, p. 174-193 et L. Huitink, « Enargeia and Bodily Mimesis » dans J. Grethlein, L. Huitink, A. Tagliabue éds., Experience, Narrative, and Criticism in Ancient Greece: Under the Spell of Stories, Oxford-New York 2020, p. 188-209.