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Dans l’introduction, Fr. des Boscs rappelle l’origine du néologisme « évergétisme », créé par André Boulanger, et mentionne comme il se doit le livre de Paul Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, paru en 1976, au Seuil dans la célèbre collection « L’Univers historique ». L’a. rappelle aussi combien, à la suite de cette publication, pendant une trentaine d’années, toutes sortes d’études ont vu le jour, articles ou monographies fondées sur les apports de fouilles et de découvertes d’inscriptions, synthèses historiques à des échelles différentes, régionale, provinciale, et comment depuis l’aube du XXIe s., le filon éditorial semble s’être éteint, à quelques rares exceptions près, comme le livre d’A.-V. Pont[1].

Pourtant, du point de vue des sources épigraphiques le thème est bien vivant si l’on en juge par le contenu des tables analytiques de L’Année épigraphique depuis vingt ans (AE 2000 à AE 2019, publiée en 2022) qui contient une rubrique intitulée « Évergètes et évergétisme », nourrie chaque année d’une bonne cinquantaine d’entrées de mots latins ou de notions qui sont issus d’ouvrages généraux, d’articles de synthèse ou de textes nouveaux ou révisés. Pour ne prendre que trois exemples récents, mentionnons AE, 2012, 148, à propos de la basilique civile de Xanthos et de l’évergète Lycien Opramoas de Rhodiapolis ; AE, 2013, 115 sur l’évergétisme des femmes en Occident et 117, sur les cités, constructions et bienfaiteurs dans l’Orient romain. L’Antiquité tardive n’est pas en reste : AE, 2006, 122 recense une étude sur le financement et la construction d’églises et l’évergétisme. Dans le même temps, le nombre de mots, latins ou grecs, et de notions indexés dans la rubrique « Urbanisme, architecture, statuaire et décor » des mêmes tables analytiques s’élève régulièrement à plusieurs centaines d’occurrences, indice que constructions, restaurations, édifices, ornements, dispositifs juridiques, financiers, économiques ont produit leur lot de témoignages. De temps en temps, une inscription est mise au jour ou relue : AE, 2005, 1102, Avenches (Auenticum), incomplète, trouvée en 1917, dont la relecture permet d’attribuer aux Heluetii la construction de la curie et de son vestibule avec des marbres ; AE, 2011, 1318, Éphèse, une inscription en grec révèle que « pour sa patrie bien-aimée, M. Fulvius Publicanus Nikèphoros (…) a présidé à la réfection du gymnase, a consacré à ses frais la statue d’Hygie. » Dans AE, 2019, 607, une contribution s’intéresse aux actes évergétiques dans les Baléares ; AE, 2019, 859 porte sur l’évergétisme dans l’Espagne Citérieure et à ses effets économiques et symboliques. L’évergétisme et les architectures, pour reprendre les deux mots du titre de ces Actes, fournissent régulièrement matière à réflexion et à écrire une histoire du monde romain.

Il y avait donc bien lieu de s’interroger à nouveau sur une réalité politique, économique et sociale centrale du monde romain. C’est dans un tel contexte paradoxal – à la fois faible production éditoriale de synthèse et de réflexion sur le sujet et nombreux exemples ponctuels attestés par les inscriptions inédites ou relues – qu’ont été organisées deux journées d’étude, à Pau, les 22 et 23 novembre 2018. Le but était d’analyser « les liens entre évergétisme et architecture à travers des exemples venant principalement de l’Occident romain » (p. 7), en portant l’attention sur les constructions, restaurations, décorations de « monuments utiles au fonctionnement d’une cité, qu’ils soient à usage récréatif, économique et logistique, politique ou religieux » (p. 7). La parution du livre qui constitue la publication des contributions est intervenue assez vite. La lecture des Actes permet donc de voir si le but est atteint et quelles perspectives ouvrent les contributions.

L’ouvrage est organisé en trois parties. En première partie, « Évergétisme et architectures : perspectives chronologiques », p. 9-81, contient quatre articles qui étudient en un lieu, plus ou moins vaste, les ressorts et les évolutions de l’évergétisme dans un laps de temps défini : deux siècles et demi à trois siècles, du IIe av. au Ier apr. J.-C., en Grèce et en Asie Mineure, qui courent de la fin de la période hellénistique au Haut-Empire romain (G. Larguinat-Turbatte, p. 11-27) ; le temps long de la République romaine, du Ve au Ier s. av. J.-C., à Rome, au prisme de l’activité des édiles curules ou non curules (A. Daguet-Gagey, p. 29-46) ; la fin de la République et le début du Principat dans la péninsule Ibérique, à Gadès, et à Rome (Fr. des Boscs, p. 47-70) ; le début du IVe à Laodice Combusta, en Pisidie, à l’est d’Antioche de Pisidie (S. Destephen, p. 71‑81, en anglais, on se demande pourquoi) autour de l’épitaphe de M. Iulius Eugenius qui a administré l’évêché pendant 25 ans et entièrement reconstruit l’église du lieu. Ces contributions invitent à réfléchir à la notion de transition et de transformation des intentions, des objectifs et des réalités de l’évergétisme dans des mondes au contact de valeurs ou de cultures différentes : monde grec vs monde romain ; monde romano-italien vs monde provincial ; monde romain (classique) vs monde chrétien ; petit monde des édiles romains dans la concurrence entre édiles patriciens et édiles plébéiens, entre édiles curules et édiles non curules soit, dans tous les cas, entre qui entend détenir un jour le consulat…

La deuxième partie, « Évergétisme et restauration de monuments », p. 83-136, est faite de trois contributions qui présentent chacune un regard provincial selon un large panorama ou une étude de cas : l’exemple lepcitain pour Sabine Lefebvre (« Évergétisme et restaurations dans la province d’Afrique : l’exemple lepcitain »), p. 85-99 ; les restaurations en Hispania pour S. Sánchez de la Parra-Pérez (« Vetustate conlapsum restituit. Evergetismo y reparación de edificios públicos en Hispania »), p. 101-110 ; le cas de Vienne dans la province de Narbonnaise pour B. Helly et Chr. Hoët‑Van Cauwenberghe (« Évergétisme de construction, de réparation et d’embellissement dans la Vienne impériale romaine du Ier siècle après J.-C. (province de Gaule Narbonnaise) »), p. 111-136.

La troisième partie, « Formes, matériaux et décors », p. 137-181, est composée de trois contributions qui abordent la question de l’évergétisme par ses productions, ses realia et, dans un regard inversé, s’interrogent sur les causes, contextes des choix effectués par les évergètes. Le cœur du sujet est ici les images, qu’il s’agisse des images monétaires, dans la contribution de C Blázquez Cerrato, « Arquitectura pública y acuñaciones provinciales en Hispania », p. 139-157, fondée sur la lecture des monnaies, très claire, qui prend subtilement en compte la dimension chronologique ; de celle de O. Rodríguez Gutiérrez, « Mármol al servicio de las élites : evergetismo, inversiones y arquitectura en la Hispania romana », p. 159‑172, qui s’intéresse à la nature des pierres, marbres ou non ; ou enfin de celle d’E. Roux, « Les évergètes et la mise en œuvre des décors marmoréens à Vaison‑la‑Romaine, d’après les inscriptions », p. 173‑181. Les trois exemples entrent facilement en résonance de deux façons différentes mais complémentaires. En premier lieu parce que la documentation permet de « caler » des chronologies qui pour être différentes – Vaison se « marmorise » à la fin des Julio-Claudiens et sous les Flaviens soit un bon demi-siècle plus tard que dans les deux autres cas – ne ressortissent pas moins aux mêmes enjeux à savoir l’image renvoyée de l’intégration au monde romain. En second lieu parce que pour réelles qu’elles aient été, les constructions monumentales symbolisent le pouvoir et donnent en retour une idée de la puissance des évergètes et des cités à l’extérieur. Construire en marbre ou décorer en placages de marbres, donner à voir le marbre, est une question de moyens (financiers, techniques), de proximité ou non de carrières de pierre, une question de logistique, donc de valeur symbolique : du marbre aux hommes…

La quatrième partie, « L’évergétisme architectural et le fonctionnement de la cité », p. 183-244, accueille quatre contributions. La première, par M. Ronin, L. Borau, « Le discours évergétique à la lumière de l’archéologie. La construction hydraulique en Espagne romaine », p. 185‑201, commence par une remarque sur la distinction entre espace public réel et espace symbolique et aussi sur les stratégies de l’occupation de l’espace urbain. La construction étudiée peut ressortir à la volonté d’inscrire une « identité » individuelle ou familiale en dessinant le paysage urbain. Le choix de constructions hydrauliques peut aussi permettre de poser en plusieurs lieux une marque. Moins grandioses que d’autres édifices, les fontaines n’en sont pas moins utiles et visibles dans la vie quotidienne. Répétée en plusieurs endroits d’une ville, la construction hydraulique offre l’occasion d’enraciner la mémoire de l’évergète. L’analyse fait ici écho à l’article de B. Helly et Chr. Hoët-Van Cauwenberghe sur Vienne et les fontaines et l’action des jumeaux évergètes âgés bien célèbres, les frères Coeli, Le Blanc pour l’un (Canus), Le Noir pour l’autre (Niger). L’article de E. Melchior Gil, « Construcciones sacras y munificencia cívica en las ciudades de la Hispania Romana », p. 203-224, analyse le travail important qui dépend de l’initiative privée en matière de financement des édifices de caractère sacré (aedes, aedicula, lieux où l’on disposait des statues). Dans sa conclusion, l’a. insiste sur la relation (évidente) entre urbanisation et manifestation évergétique. Si c’est un lieu commun de le dire, l’article a le mérite de le prouver avec la documentation épigraphique qui montre les disparités géographiques et les contrastes chronologiques. 80% de la documentation édilicienne se concentrent à Tarraco et dans le conuentus Carthaginiensis et dans ces deux lieux, les constructions religieuses représentent 66%. Mais on peut s’interroger sur les raisons de cette forte part. N’est-ce pas lié au besoin d’intégrer la diffusion des cultes gréco-romains ? G. Montagné, « Tractations et négociations autour de l’évergétisme : stratégies des notables municipaux autour des dotations évergétiques dans les cités de Numidie », p. 225-236. essaie, en s’appuyant sur des inscriptions, de montrer que dans certains cas les évergètes cherchent à préserver leurs moyens financiers en étalant dans le temps les dépenses ou en en faisant prendre en charge une partie par la collectivité ou par la génération suivante. Enfin, P. Chevalier, « L’évergétisme architectural des évêques du Ve siècle à travers des exemples du littoral oriental de l’Adriatique », p. 237‑244, montre que les évêques se situent dans une forme de continuité par rapport à la période classique, la seule différence étant probablement que le lien dans le prestige n’était plus avec la famille. Mais l’évêque apparaît bien « comme un évergète majeur de sa cité au plein sens du terme » (p. 242).

Formellement, il faut se réjouir du format et de la mise en page. Le livre est agréable. Photos, plans, schémas et tableaux sont très lisibles. On doit savoir gré aux auteurs et éditeurs d’avoir « pensé » cette documentation. On en regrette d’autant plus un certain nombre de négligences qui finissent par irriter. Tous les articles n’ont pas fait l’objet d’une relecture attentive rigoureuse aux différentes étapes de la rédaction (à commencer par les auteurs) et de la publication et globalement l’harmonisation n’est pas aboutie. On trouve dans le livre voire à l’intérieur d’un même article des codes typographiques différents (CIL ou CIL ; CIL XII, 1111 ou CIL, XII, 1111 ; pourquoi dans un article certains mots grecs sont-ils translitérés en français et d’autres non, pourquoi certains de ceux-ci sont-ils en italiques et d’autres non etc.). On se demande pourquoi dans des bibliographies (qui répondent à une norme claire : nom de l’auteur, année) l’année de publication qui suit le nom de l’auteur est indiquée entre parenthèses et dans d’autres non (voire à l’intérieur d’une même bibliographie, dépourvue de parenthèses, il en subsiste néanmoins une). Pourquoi certains articles sont-ils dépourvus de résumé et de liste des mots‑clés ? Pire, il manque la bibliographie d’une des contributions ! On relève aussi quelques négligences et une insuffisante rigueur dans le développement de quelques inscriptions (l’espace avant ou après les barres obliques de changement de ligne…). S’ajoute finalement, et cela touche aussi le fond et la conception, l’absence d’index alors qu’un nombre considérable d’inscriptions et de passages de textes littéraires sont cités, analysés, interprétés. Inlassablement il faut rappeler les grands services que rendent aux lecteurs de tels outils qui leur permettent d’entrer autrement dans un ouvrage, et aux auteurs… qui sont ainsi plus souvent lus… et probablement cités !

Au fond, il y a plusieurs façons d’utiliser cet ouvrage :

– en y entrant par les sources et « preuves » qui sont données. Catalogues documentaires, cartes, tableaux, photos, schémas qui fournissent une abondante matière première, susceptible de suggérer la réflexion ;

– en y entrant par les thématiques dégagées en conclusion qui invitent à croiser des articles qui se font écho ou sont complémentaires entre eux par la documentation utilisée ;

– en y entrant par article, qui sont autant de monographies plus ou moins étoffées ou de synthèses plus ou moins vastes.

Ces façons d’utiliser le livre sont une preuve de sa richesse et de son intérêt. S’il ne paraît pas y avoir toujours du neuf à la lecture des contributions qui ont pour matière première le discours des inscriptions qui émanent de la petite partie des citoyens qui constituent, au choix, les élites, les notables, inversement, les contributions qui partent du matériel archéologique pour aller ensuite vers des textes éventuels enrichissent le questionnement. Dans les deux cas, l’apport essentiel est la constitution de corpus de sources, de listes de documents, de récolement. Rassemblés dans des cartes, des tableaux, des graphiques, ces documents permettent de vérifier l’ampleur et les nuances du phénomène évergétique dans la construction et la restauration. Il en est ainsi de la péninsule Ibérique et de la province d’Afrique. Inégaux en clarté ou précisions, les différents articles trouvent entre eux un faisceau de liens possibles (que, répétons-le encore, la fabrication d’un index rerum, aurait mis en valeur) qui sont autant de pistes à suivre ou approfondir. On en retiendra et proposera ici quelques-unes.

– Celle de compétition : entre communautés civiques à la fois par origine car il y a un esprit de compétition entre des individus ou des familles et comme résultat car l’évergétisme entretient l’esprit de compétition. Des édiles romains aux évêques chrétiens ce qui est en jeu est la relation entre ego et la collectivité, quelle qu’elle soit.

– Celle de répétition : il y a une présence multiple dans l’espace public quand ce sont des monuments de relativement petites dimensions comme des fontaines ; répétition dans le temps, qui passe par la réactivation du nom, le souvenir, la mémoire en tenant les deux bouts de son fil : l’évergète qui étale le paiement ou la construction, introduit une clause testamentaire, ou l’héritier, le descendant, la communauté au moment où s’impose la restauration. Partout dans l’Occident de l’Afrique à la Narbonnaise, tant à Vienne qu’à Vaison, en passant par la péninsule Ibérique, évergétisme, espace public, sphère privée, affichage résonnent réciproquement.

– L’idée aussi que l’espace public peut être un lieu de mémoire privée est consubstantiel de l’évergétisme qui est au point de contact des deux sphères.

– Enfin mais importante et qui devrait être développée, apparaît en filigrane l’idée de liens, et la question de l’opposition ou de la complémentarité entre des relations horizontales et des relations verticales. Les relations horizontales sont la compétition entre familles ou entre cités. Les relations verticales sont celles qui existent entre générations, mémoire familiale individuelle. Et dans les deux types de relations, se pose aussi la question des liens entre individus et collectivités, par exemple pour les restaurations.

À ces pistes s’en ajoutent d’autres. Aux lecteurs de les trouver. Car il faut lire cet ouvrage.

 

Nicolas Mathieu, Université Grenoble Alpes

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 282-287.

 

[1]. Orner la cité. Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie Mineure gréco-romaine, Bordeaux 2010.