Le volume réunit les Actes de la Journée d’étude internationale « En marge du Serment hippocratique : contrats et serments dans le monde gréco-romain » qui s’est tenue à Liège le 29 octobre 2014. Il s’ouvre sur une introduction d’Antonio Ricciardetto, contient six contributions, dont cinq en français et une en anglais, et se termine par une conclusion de Marie-Hélène Marganne. Suivent les résumés des articles, des notices bio-bibliographiques sur les auteurs, une bibliographie exemplaire, et des index détaillés et très pratiques à utiliser grâce à une subdivision par thèmes et par sources.
Le défi proposé par les éditeurs lors de la Journée d’étude visait à considérer le Serment d’Hippocrate, aussi célèbre que débattu, sous un aspect encore négligé : son caractère documentaire. Si, dès la première phrase du texte, le médecin s’engage en effet à remplir « ce serment et ce contrat » (ὅρκον τόνδε καὶ ξυγγραφὴν τήνδε), du point de vue des sources anciennes, l’écrit a pourtant toujours été connu sous le titre d’ Ὅρκος et renvoyé à la tradition littéraire. L’étude lexicale récente de Heinrich von Staden a souligné la spécificité du Serment, qui contient des termes et des expressions uniques dans le Corpus hippocratique, et a enfin mis en avant son double statut de performance orale et de texte écrit contractuel[1]. Par le présent ouvrage, on envisage de rétablir le Serment dans son contexte d’origine et de révéler sa portée judiciaire et documentaire.
Jacques Jouanna ouvre la réflexion par « Le Serment hippocratique : famille, religion et droit », où, après avoir examiné et reconsidéré les témoignages du texte, il en propose pour la première fois un stemma, préliminaire à une prochaine publication. Il s’interroge ensuite sur le lien ancien entre serment et religion, ainsi que sur la relation entre le serment et le contrat. En inscrivant le texte hippocratique dans la catégorie juridique des « contrats écrits avec serment », il souligne ses spécificités d’ordre financier et matériel, traits qui avaient été écartés chez les auteurs anciens au profit des indications morales.
David Leith consacre son intervention, « The Hippocratic Oath in Roman Oxyrhynchus », aux trois témoignages sur papyrus, directs et indirects, du Serment. Tous les documents proviennent d’Oxyrhynchus et datent de l’époque romaine ; un seul préserve de manière fragmentaire un passage du texte, les autres le mentionnent ou s’en inspirent. À travers l’étude du contexte et le rapprochement avec le manuel de médecine PSI XII 1275 (= MP3 23451.1), papyrus de même provenance et époque, l’auteur propose une finalité pédagogique pour les trois papyrus qui font l’objet principal de cette recherche. Il suggère aussi que le Serment a été dès lors considéré comme un ensemble de règles à suivre et qu’il n’était plus récité ni souscrit. Fondée sur des éléments solides et une argumentation pertinente, l’hypothèse ne gagne guère à s’appuyer sur les désignations du Serment comme νόμος δικαιότατος et παράγγελμα dans P.Oxy. LXXIV 4970, 4 (= MP3 2354.11) et P.Oxy. III 437, 8 (= MP3 2359), qui constitueraient des indices sur la perception de l’écrit à l’époque romaine. Cette terminologie est déjà présente dans le texte d’origine (νόμῳ ἰητρικῷ et παραγγελίης)[2].
Avec la communication de Barbara Anagnostou-Canas, « Contrat et serment dans l’Égypte hellénistique et romaine », on s’éloigne de l’examen de la tradition du Serment et on aborde la section consacrée à la papyrologie documentaire. L’historienne du droit examine les modalités du serment entre particuliers, qui constituait une caution à laquelle on recourait parfois comme gage de sécurité accordé par le débiteur, ainsi qu’entre l’État et un individu, dans l’Égypte gréco-romaine.
Une typologie particulière de contrat est traitée dans la contribution suivante, « Entre Rome et l’Égypte romaine. Pour une étude de la nourrice entre littérature médicale et contrats de travail ». Antonio Ricciardetto et Danielle Gourevitch y analysent de manière remarquable cinquante-six documents sur papyrus qui concernent ou mentionnent les contrats de nourrice, et les comparent avec le portrait de la bonne nourrice dressé par Soranos d’Éphèse dans Maladies des femmes, II, 8, et des extraits de littérature juive médiévale. Le rapprochement de différentes sources s’appuie en outre sur les donnés ostéo-archéologiques de squelettes d’enfants et nouveau-nés retrouvés dans le cimetière du village de Kellis dans l’oasis de Dakhleh. Les papyrus, concluent les auteurs, offrent l’image d’une « nourrice mercenaire » en charge d’un produit, loin de l’image littéraire de la nourrice, qui élève et forme le futur citoyen de Rome[3]. Cette conception antinomique expliquerait ainsi les raisons pour lesquelles l’expression des relations affectives est absente entre la nourrice et l’enfant dans la documentation égyptienne. Pourtant, l’examen des lettres privées aurait pu atténuer cette représentation quelque peu aseptisée : la nourrice, parfois appelée du tendre nom de ἀμμά ou μάμα[4], tient à saluer l’enfant qu’elle a nourri dans BGU I 332 (Arsinoïte ; II-III), BGU III 948 (Herakleopolis ; IV-V) et P.Grenf. I 61 (Arsinoïte ; VI) ; dans P.Mich. III 202 (Philadelphie? ; 5 mai 105), Valeria et Thermouthas demandent à Thermouthion de devenir la nourrice de l’enfant libre de Thermouthas en lui promettant un bon salaire, des conditions aisées et en lui offrant de l’accueillir en famille comme leur propre fille (l. 17-18 : καὶ γονεις (l. γονέας) μέλλις (l. μέλλεις) εὑρίσκειν | ἐὰν ποιησοι (l. ποιήσῃς)). La rémunération qui lui est proposée, très élevée par rapport aux salaires indiqués dans les contrats de nourrice, ne s’explique pas seulement par le fait qu’elle devait s’occuper d’un enfant libre. Valeria et Thermouthas devaient en effet s’attacher Thermouthion, qui prêtait ses services à une autre famille, grâce à une offre qu’elle ne pourrait décliner. L’utilisation de cette lettre pour comparer les gages d’une nourrice pour un enfant libre et pour un esclave me paraît de ce fait assez délicate.
Ensuite, une autre catégorie de contrats, les συγγραφαὶ διδασκαλικῆς, est étudiée par Jean A. Straus dans « Les contrats d’apprentissage et d’enseignement relatifs à des esclaves dans la documentation papyrologique grecque d’Égypte ». À la suite d’une analyse typologique des textes en question (συγγραγή notariée publique, chirographe, « protocole privé », souscription « indépendante »), de leurs clauses, des parties contractantes et de l’objet du contrat – le métier enseigné – l’auteur remarque qu’aucune différence ne persiste entre les contrats stipulés pour les esclaves et pour les personnes libres.
Cette étude générale amène à l’article d’Antonio Ricciardetto, « Un contrat d’enseignement de la médecine du IIIe siècle avant notre ère : P. Heid. III 226 ». Il porte sur le cas unique de ce document conservé à Heidelberg, qui constitue le seul contrat d’enseignement de médecine sur papyrus connu de nos jours. Pourtant, le texte, écrit deux fois à la suite, ne comporte qu’une formule de datation incomplète et incorrecte et trois lignes dépouillées de détails, dans lesquelles on établit qu’un certain Sôsikratès confie Philôn à Theiodotos pour une durée de six ans, dans le but de lui faire apprendre la médecine. Ayant reconnu l’authenticité du texte et ayant exclu sa valeur légale, l’auteur avance l’hypothèse selon laquelle le contrat serait plus probablement un exercice de scribe.
Grâce à la variété et à la qualité des six contributions qui composent le volume, les attentes des éditeurs, qui envisageaient dans l’introduction un large public de spécialistes de différentes disciplines, ne seront pas déçues. L’approche d’un lecteur moins aguerri aux sciences de la philologie et de la papyrologie aurait pu être facilitée par un récapitulatif des conventions de Leyden et par la représentation du stemma des manuscrits de la tradition du Serment, encore que le tableau apparaîtra nécessairement dans l’édition du Serment et de la Loi en préparation par Jacques Jouanna pour la Collection des Universités de France.
Quelques rares inadvertances[5] n’endommagent pas le caractère soigné de cet ouvrage aux nombreux mérites : la valeur documentaire du Serment et son contexte d’origine ont enfin été examinés et dévoilés, et de nouvelles perspectives de recherches ont pu être avancées.
Le présent volume représente de manière exemplaire la richesse de la rencontre entre textes littéraires et documentaires, et il ne manquera pas de servir de modèle à d’autres études similaires.
Yasmine Amory, École Pratique des Hautes Études Paris
[1]. Cf. H. von Staden, « The Oath, the Oaths, and the Hippocratic Corpus » dans V. Boudon‑Millot, A. Guardasole, C. Magdelaine éds, La science médicale antique : nouveaux regards. Études réunies en l’honneur de Jacques Jouanna, Paris 2007, p. 425‑466.
[2]. Le mot παράγγελμα, qui ne revient pas dans le reste du document, a d’ailleurs été restitué (P.Oxy. III 437, 8 : ἐν τῷ αὐτῷ παρα̣[γγέλματι]). Je me demande s’il ne faudrait pas préférer la lecture ἐν τῷ αὐτῷ παρα̣[δείγματι], qui renverrait au παρα]δειγμα[ de la ligne 5. Cependant, le début du texte manque et les premières lignes se trouvent dans un état trop fragmentaire pour confirmer l’hypothèse.
[3]. L’attention au développement de l’enfant débute au moment même de sa naissance : le choix de la sage-femme se porte aussi sur ses qualités morales (Soranos, Maladies des femmes, I, 3, 19-23). À ce sujet, je renvoie à la page 313 de l’étude de D. Manetti, « La cognizione del dolore. Per una interpretazione di P.Oxy. 437 » dans V. Boudon‑Millot, A. Guardasole, C. Magdelaine éds, La science médicale antique : nouveaux regards. Études réunies en l’honneur de Jacques Jouanna, Paris 2007, p. 307-314.
[4]. Bien que ces appellatifs soient souvent traduits par « nourrice » par les éditeurs, aucun élément ne justifie ce choix d’interprétation. Il s’agit de termes familiers d’affection, qui peuvent être adressés à la nourrice, aussi bien qu’à la mère ou à une autre personne à laquelle on est attaché. Seule une analyse du texte permet de se prononcer. Je remercie Eleonora Conti (Istituto Vitelli – Université de Florence) d’avoir partagé les résultats de ses recherches en cours de publication sur ἀμμά.
[5]. Les mots koinon, genos et synchôrèsis, respectivement aux pages 22, 23 et 120 n. 6, ne sont pas en italique ; on corrigera ὅρκῷ p. 58 n. 38 en ὅρκῳ, οὗτως p. 61 en οὕτως, γραφεῖου p. 122 en γραφείου ; comme la traduction du passage de la lettre O.Berenike II 129 à la p. 75 correspond aux lignes 2-5, et non aux lignes 3-5, la citation en note 31 doit être corrigée et complétée par ἐγὸ (l. ἐγὼ) μέν | σο̣ι ἐπισ̣τολὴν γεγράφηκα [..]..[.].[…..] ἐπι̣σ̣τ̣ο̣λ̣ήν.)