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Ce volume constitue les actes d’une journée d’études organisée à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense en 2011. Autour de la notion de koinéisation, donc de progression d’une « langue commune » aux dépens des dialectes locaux, sont rassemblées huit contributions de dialectologues, dont les résumés (en français et en anglais) sont donnés en fin de volume. L’ouvrage s’ouvre sur une solide introduction présentant les problématiques liées à la koinéisation, et est accompagné d’un gros index (des sources, des mots grecs, des notions) qui en rend la consultation aisée.

Ce processus de diffusion de la langue commune est ici restreint à deux aires géographiques, le Péloponnèse et la Grèce centrale (région de Delphes). Le titre porte koinai au pluriel car il s’agit avant tout des différentes formes de koina, langue commune à base dorienne ou du moins non ionienne-attique, mais aussi, bien sûr, de la koiné ionienne-attique qui concurrence la koina. La diffusion de ces variantes supra-dialectales se voit par la facture graphique et l’évolution des alphabets épichoriques, qui adoptent plus ou moins vite l’alphabet réformé ionien, par les hésitations dans les inscriptions entre formes de koina et formes locales, par les hyperkoinéismes parfois, qui montrent une maîtrise imparfaite de cette langue qui est celle des élites. Elle se fait à un rythme différent suivant les régions et les dialectes, en fonction des conditions géographiques et politiques ; de plus, à l’intérieur d’une même zone dialectale tous les locuteurs n’ont pas la même pratique et cette variété livre des données intéressantes pour l’étude sociolinguistique.

S. Colvin (« Perceptions synchroniques des dialectes et de la koinè ») s’intéresse à ce que les sources anciennes nous apprennent sur les conceptions des Grecs, et sur le continuum entre les dialectes épichoriques du Péloponnèse et la koiné, ou la koina dorienne, en fonction de critères sociolinguistiques et du type de texte.

S. Minon (« Les mutations des alphabets péloponnésiens au contact de l’alphabet attique ionisé (ca 450-350 av. J.-C.) ») étudie la diffusion à vitesse variable des nouvelles graphies importées de l’attique en Argolide en particulier, en comparant la situation à Argos et à Epidaure, qui a adopté plus rapidement qu’Argos les principales innovations, pour des raisons politiques.

E. Crespo (« Diffusion de l’attique et développement de koinai dans le Péloponnèse (1re moitié du ive siècle av. J.-C.) ») étudie cinq inscriptions de la tranche chronologique considérée, deux en attique, provenant de Tégée et Argos, et trois en koina. L’emploi de l’attique s’impose pour les textes à dimension inter-étatique, y compris pour des traités auxquels Athènes n’est pas partie prenante. Les autres inscriptions sont en koina et non en koiné, cette dernière ne pénétrant que plus tard. Il y a ainsi une différence nette de statut entre attique et koiné. Les textes en koina montrent à des degrés divers des processus d’hybridation entre formes de différents dialectes avec une préférence pour les formes « neutres » peu marquées dialectalement.

E. Nieto Izquierdo (« La diffusion de la koiné en Argolide au ive siècle : les premières étapes ») passe en revue les traits linguistiques présents dans les inscriptions, en distinguant les traits neutres et les traits dialectaux spécifiques. Il s’intéresse à des traits qu’on a imputés à tort à l’influence de la koiné et, une fois ceux-ci éliminés, aux caractéristiques de la nouvelle koina d’Argolide. L’article se termine par une étude des hyperkoinéismes, hyperdialectalismes et hybridations. Il en ressort que la pénétration de la koiné est plus importante en Argolide orientale (Epidaure), qui présente aussi plus d’hyperkoinéismes, tandis que les hyperdialectalismes, qui montrent une volonté de résister à la koinéisation, sont plutôt caractéristiques d’Argos.

L. Dubois (« Dialecte et langues communes en Arcadie, à l’époque hellénistique ») s’intéresse à « la fin du dialecte arcadien », à la faveur de l’extension de la confédération achaïenne, en examinant l’évolution cité par cité. Le dialecte a partout disparu avant le ier siècle av. J.-C. Les formes archaïques qui subsistent dans des formules juridiques ou administratives jusqu’au iie siècle av. J.-C. ne sont pas l’indice d’une persistance du dialecte face à la koina d’abord, puis la koiné qui la supplantera.

M. Douthe (« La koina du Nord-Ouest : nature et développement ») étudie la documentation delphique en la comparant à la définition classique de la koina du Nord-Ouest comme langue de la ligue étolienne. Elle le fait en étudiant les fluctuations, dans les décrets et dans les documents amphictioniques, de deux traits caractéristiques, la préposition ἐν + Acc. et le datif pluriel en -οις dans la flexion athématique. De l’examen de la première, en s’appuyant sur une chronologie fine, elle conclut que la forme ἐν + Acc. a rapidement été éliminée à Delphes au profit de εἰς, et que sa réintroduction au iiie siècle est due à l’influence étolienne. Pour les datifs athématiques en -οις, M. Lejeune avait déjà souligné que cette innovation se rencontrait en plusieurs endroits du monde grec, y compris des endroits où toute influence étolienne est exclue (la Crète), et M. Douthe, en examinant la documentation delphique, montre qu’on ne peut rien en tirer de vraiment probant, mais qu’il s’agit probablement d’une innovation aréale qui n’est pas due spécifiquement à l’influence étolienne. Cela amène donc à remettre en question le rôle de la ligue étolienne dans la formation de la koina du Nord-Ouest. Dans la deuxième partie de l’article, M. Douthe s’attache aux phénomènes de variation dans le code choisi et aboutit à la conclusion que « les rédacteurs des documents delphiques étaient largement bilingues […] en dorien et en koiné. » Il devait donc régner à Delphes une diglossie entre ionien-attique et dialecte, la koina du Nord-Ouest étant le produit du contact entre ces deux variétés.

N. Lanérès (« Le messénien : un dialecte introuvable ? ») suit l’évolution du messénien. En Grande Grèce, l’alliance de l’actuelle Messine avec Naupacte (colonie locrienne) a abouti à l’émergence d’un dialecte dorien commun à ces deux cités, dialecte qui ne conserve aucun trait dialectal messénien caractéristique. Dans le Péloponnèse, la documentation épigraphique pour la période qui va jusqu’au début du ive siècle est peu abondante, mais permet de caractériser le messénien comme distinct du laconien. Entre 369 (refondation de Messène) et le début du iiie siècle, le dialecte utilisé dans les inscriptions est du dorien fortement influencé par l’ionien, particulièrement sur la côte occidentale. Dans les inscriptions du iiie siècle, les traces du dialecte messénien ne se trouvent plus guère que dans les noms propres. Mais à partir du iie siècle, c’est la koina dorienne qui s’impose et vient concurrencer la koiné ionienne. La loi sacrée d’Andanie est représentative de cet état, qui conserve quelques termes proprement messéniens sur un fond dorien et présente de nombreuses formes ioniennes-attiques. Ce n’est qu’au ier siècle de notre ère que la koiné ionienne-attique s’impose et élimine le dorien.

A. Alonso Déniz (« L’esprit du temps : koiné, dialecte et hyperdialecte dans les inscriptions agonistiques du sanctuaire d’Artémis Orthia à Sparte ») étudie les dédicaces du sanctuaire d’Artémis Orthia. Le laconien résiste remarquablement bien encore aux ier siècle avant J.-C. et ier siècle après J.-C., même si la majorité des inscriptions de cette période sont en koiné ionienne-attique. Il connaît une résurgence au iie siècle de notre ère (néo-laconien). Les traits spécifiquement laconiens sont toutefois concentrés dans les formules traditionnelles liées au culte local et aux concours rituels. A. Alonso Déniz récuse l’explication socio-linguistique proposée pour rendre compte de la résurgence du laconien au iie siècle (le dialecte, abandonné par la population urbaine, serait resté vivant dans les populations rurales), il se rallie à la thèse de Thumb, qui voyait dans cette résurrection un usage artificiel et archaïsant, correspondant à une affirmation identitaire, et apporte à l’appui de cette thèse des arguments linguistiques, notamment le grand nombre de formes hybrides et d’hyperdialectalismes qui montrent qu’il ne s’agit pas d’un dialecte réellement parlé, mais d’une langue imitant celle des dédicaces anciennes exposées dans le sanctuaire, et prenant pour base le laconien contemporain qui lui prête quelques traits, notamment le rhotacisme.

C’est au total un volume qui, s’il n’épuise pas la matière, rassemble des contributions riches, documentées, précises, et dans lequel linguistes et hellénistes trouveront beaucoup d’informations. Il constitue une mise au point bienvenue sur un processus pas toujours bien analysé dans les ouvrages classiques de dialectologie dont l’attention se porte plus sur le floruit du dialecte considéré que sur son agonie plus ou moins longue. La constante attention portée ici aux facteurs sociolinguistiques, aux conditions politiques et économiques, au statut des textes et aux buts des scripteurs permet une description plus fine de l’interaction entre dialectes et variantes supra-dialectales et des traits sélectionnés pour la constitution de celles-ci. Il en ressort une image moins monolithique, moins « naïve », plus complexe, qui montre bien comment les Grecs ont joué sur leurs propres codes linguistiques.

Claire Le Feuvre

mis en ligne le 28 janvier 2016