En 1980, J. de Romilly qualifiait Denys d’Halicarnasse de « compilateur sans jugement »[1], lui ôtant ainsi toute autonomie intellectuelle relativement à son écriture de l’histoire, et, par là-même, faisant peu de cas de l’intérêt historique qu’il pouvait constituer. Aujourd’hui, les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse ont été réhabilitées et les chercheurs ont mis en évidence la cohérence de leur projet[2], leur intérêt[3] et leur originalité[4] en tant que source historique, ainsi que leurs qualités littéraires[5].
Cette réhabilitation a débuté à partir des années 1950 grâce aux travaux de nombreux chercheurs européens (dont J. Gagé, E. Gabba, P. M. Martin, D. Musti, J. Poucet, J.-C. Richard, D. Briquel, G. Aujac et d’autres), et, en France, a bénéficié à partir des années 1980 de l’impulsion amorcée par J. Jouanna qui a constitué un vaste projet d’édition de l’œuvre historique de Denys d’Halicarnasse dans la Collection des Universités de France (CUF). Après la publication d’une traduction des livres I et II dans la collection « La roue à livres » en 1990[6], ce projet se concrétisa en 1998 avec la publication de l’introduction générale et du livre I[7] et, l’année suivante, du livre III[8]. Par la suite, plusieurs travaux, dont pour la plupart des thèses de doctorat soutenues mais non encore publiées à ce jour pour certaines, sous la direction de J. Jouanna et V. Fromentin, ont pris en charge la poursuite de ce mouvement éditorial[9], dans lequel s’inscrit l’édition critique du livre VI proposée par J.-H. Sautel.
Ce vaste projet éditorial était en effet la conséquence du renouveau des études dionysiennes, qui rendit souhaitable une nouvelle appréciation du texte des Antiquités romaines. En effet, depuis l’édition critique de C. Jacoby, à la charnière du XIXe et du XXe s.[10], le texte n’avait pas été de nouveau étudié dans une perspective philologique, alors que plusieurs traductions, toujours fondées sur le texte de C. Jacoby, devenaient accessibles ; à côté de celle, annotée, d’E. Cary[11], la plus communément utilisée parmi les chercheurs, des traductions ont été publiées en espagnol[12], italien[13], français[14] et allemand[15]. Une nouvelle collation des manuscrits de la traduction directe, fondée sur les normes éditoriales modernes, devenait d’autant plus nécessaire que des manuscrits ignorés par C. Jacoby étaient à prendre en compte : c’est en particulier le cas pour le Vaticanus gr. 1300, un manuscrit ancien contenant les livres 6 à 10 de l’œuvre historique de Denys d’Halicarnasse[16], et qui a l’intérêt de faire partie des codices uetustiores, comme le Chisianus R VIII 60 (sigle A) et l’Vrbinas gr. 105 (sigle B), sur lesquels C. Jacoby avait fondé son édition.
Cette nouvelle édition critique du livre 6 proposée par J.-H. Sautel constitue donc une avancée notable en ce qu’elle s’appuie sur une nouvelle collation des manuscrits en incluant le manuscrit Vaticanus gr. 1300 (sigle V), et qu’elle inclut un commentaire important (notice générale et notes au fil du texte).
La notice (p. VII-CX) s’articule autour de cinq parties et aborde le texte de Denys d’Halicarnasse tant du point de vue philologique qu’historique et littéraire : « Analyse du livre » (p. IX-XV), « Questions d’érudition » (p. XV‑LVIII), « Intérêt historique » (p. LIX‑LXXV), « Intérêt littéraire » (p. LXXV‑XCVI) et « La tradition du texte » (p. XCVI-CIX).
Après avoir replacé le livre VI dans l’économie générale de l’œuvre historique de Denys d’Halicarnasse et effectué un rappel philologique concernant la composition générale de l’œuvre en pentades (p. VII-IX), la première partie « Analyse du livre » précise la composition du livre VI, qui relate cinq années de l’histoire romaine (497-493 av. J.‑C. selon la datation varronienne), et donc cinq consulats, répartis inégalement dans le récit, qui s’articule autour de deux grandes parties. Après avoir évoqué rapidement le consulat d’Aulus Sempronius et Marcus Minucius, durant lequel le temple de Cronos (Saturne) fut consacré, une première partie (2-48) relate trois consulats : celui d’Aulus Postumius et Titus Verginius (2‑21), centré autour de la bataille du lac Régille (10-12), constitue une première section relative aux problèmes extérieurs, avec la victoire sur les Latins, tandis que les consulats d’Appius Claudius et Publius Servilius (22-33), ainsi que ceux d’Aulus Verginius et Titus Veturius, incluant la dictature de Manius Valerius (34‑48), se voient confrontés aux ennemis de Rome (Latins et Volsques) et à des problèmes intérieurs (tensions entre plébéiens et patriciens). La seconde partie du livre VI (49-95) est consacrée à l’année 493 et au consulat de Postumus Cominius et de Spurius Cassius, durant lequel s’opéra la réconciliation de la cité (49-90), notamment grâce au discours de Menenius Agrippa (83-86), et des succès extérieurs, avec une importante victoire sur les Volsques, au cours de laquelle s’illustra Coriolan (91-95), le dernier chapitre (les funérailles de Menenius Agrippa) faisant office de conclusion au livre.
La deuxième partie « Questions d’érudition » se subdivise en trois sections. La première, « La chronologie de Denys dans le livre VI » (p. XV-XXVI), rappelle la manière qu’a Denys de dater les années à partir des Olympiades et archontes athéniens, et montre les implications que cela entraîne par rapport à la datation varronienne, suivie par Tite‑Live. L’auteur relève certains problèmes et divergences avec Tite-Live, notamment sur la date de la bataille du lac Régille, et une contradiction interne (avec le début du livre VII). Ensuite, la section « Le personnel politique » (p. XXVI‑XL), centrée sur l’origine gentilice, tente de reconstituer une liste des noms des sénateurs envoyés en ambassade sur le mont Sacré et des premiers tribuns, créés après la réconciliation de la cité. Une troisième section, « Le vocabulaire politique » (p. XLI‑LVIII), dresse une synthèse autour des termes στάσις, πίστις et du couple δῆμος/ πλῆθος.
La troisième partie, « Intérêt historique », a été rédigée par D. Briquel, spécialiste des origines de Rome, et s’attache à deux questions. Les relations de Rome avec les Latins (bataille du lac Régille, qui met fin aux tentatives de retour au pouvoir des Tarquins et le foedus Cassianum, qui organise de nouveaux rapports entre Rome et la ligue latine) en constituent la première, et y est montré que si le récit de Denys converge globalement avec celui de Tite‑Live, il diverge avec les données historiques actuelles. Vient ensuite la question des relations patricio-plébéiennes ; ne remettant pas en cause l’historicité du contexte qui vit naître l’institution du tribunat de la plèbe, D. Briquel met en évidence le décalage entre les causes économiques de la sécession et sa résolution, politique, et estime que le récit dionysien permet d’entrevoir la gestation des revendications politiques de la plèbe.
La quatrième partie, « Intérêt littéraire », commence par rappeler que Denys d’Halicarnasse a également produit les Opuscules rhétoriques[17] et revient dans un premier temps sur la composition du livre VI, en relevant la focalisation sur le consulat de Postumus Cominius et de Spurius Cassius, qui occupe la moitié des chapitres, et en s’attachant à expliquer l’inflation des discours dans ce livre. Ensuite, l’auteur aborde le style dans le récit et les discours, en analysant les effets de composition dans certains passages, les sonorités et les figures de style employées. L’auteur s’appuie dans cette partie sur plusieurs travaux[18], dont les siens[19], constituant ainsi une synthèse sur divers aspects stylistiques, ce qui est bienvenu compte-tenu du fait que l’intérêt littéraire des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse a été durant longtemps peu étudié.
La cinquième partie, « La tradition du texte », retrace d’abord les principaux témoins de la tradition directe (les trois codices uetustiores A, B et V, du X et XIe s.[20] et cinq recentiores) en analysant les corrections présentes, puis dresse un tableau de la tradition indirecte du livre VI, qui inclut un nouvel épitomé trouvé par l’auteur lui-même au mont Athos[21]. Ses conclusions après collations viennent confirmer celles présentées dans les thèses récemment soutenues sur cette pentade[22]. Dans la section « principes de la présente édition », l’auteur, partant du principe que la tradition du codex V est contaminée et que la branche AV a fait l’objet d’une réfection, affirme qu’il est impossible de trancher de manière systématique dans le cas des variantes isolées (A contre BV ou AV contre B). De ce fait, il a recours, pour « éviter l’éclectisme pur et simple », à la critique interne, basée sur le Thesaurus Litterae Graecae informatisé (TLG), aux résultats présentés dans les thèses récemment soutenues, ou aux habitudes d’écriture de Denys. Les leçons des codices recentiores ne sont citées que lorsqu’elles peuvent permettre de trancher si les manuscrits uetustiores n’ont pas un texte satisfaisant dans le passage en question, ou bien si elles peuvent éclairer le texte, même jugé satisfaisant, de ces derniers. Quant à la tradition indirecte, les leçons des épitomés milanais et athonite sont citées quasi systématiquement, en vertu de sa « haute place dans le stemma », qu’il n’effectue pas, renvoyant à celui proposé par S. Kefallonitis dans sa thèse[23].
La notice générale se termine par quelques « Figures » (plan du livre, premier soulèvement de la plèbe romaine selon Tite‑Live et Denys d’Halicarnasse, Liste des gentes romaines du livre VI, liste des discours et des discours scientifiques, la fable des membres et de l’estomac) qui viennent faciliter la lecture, éclairée également par d’abondantes notes au fil du texte (p. 153 à 294) et un index nominum.
Antoine Jayat, Université Bordeaux Montaigne
[1]. J. de Romilly, Précis de littérature grecque, Paris 1980.
[2]. A. Delcourt, Lecture des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse. Un historien entre deux mondes, Bruxelles 2005 ; N. Wiater, « Writing Roman history – shaping Greek identity : the ideology of historiography in Dionysius of Halicarnassus » dans T. A. Schmitz, N. Wiater eds., The struggle for identity : Greeks and their past in the first century BCE,), Stuttgart 2011, p. 61-91.
[3]. V. Fromentin, « Fondements et crises de la royauté à Rome : les règnes de Servius Tullius et de Tarquin le Superbe chez Denys d’Halicarnasse et Tite-Live » dans V. Fromentin et al. éds., Fondements et crises du pouvoir en Grèce et à Rome, Bordeaux 2003, p. 69-82.
[4]. S. Kefallonitis, « Les Antiquités romaines, un laboratoire d’histoire » dans Fr. Le Blay dir., Transmettre les savoirs dans les mondes hellénistiques et romains, Rennes 2010.
[5]. V. Fromentin, « Ordre du temps et ordre des causes : archè et aitia chez Thucydide, Polybe et Denys d’Halicarnasse » dans B. Bureau, C. Nicolat éds., Commencer et finir, Débuts et fins dans les littératures grecques, latines et néo-latines, Lyon 2008, p. 59-70 ; J.-H. Sautel, « Discours et récits dans les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse : différents niveaux d’énonciation », Pallas 97, 2015, p. 51-67.
[6]. V. Fromentin, J. Schnaebele, Les origines de Rome (Antiquités romaines, livres I et II), Paris 1990.
[7]. V. Fromentin, Antiquités romaines, Introduction générale et Livre I, Paris 1998.
[8]. J.-H. Sautel, Antiquités romaines, Livre III, Paris 1999.
[9]. V. Fromentin, Denys d’Halicarnasse et l’historiographie de Rome en langue grecque (garant : J. Jouanna, Université Paris 4, 1997 / édition critique du livre IV) ; N. Haffner-Monleau, Denys d’Halicarnasse, Les Antiquités romaines : édition critique, traduction et commentaire du livre VIII (directeur : J. Jouanna, Université Paris 4, 1997) ; H. Godin-Olivier, Denys d’Halicarnasse, livre IX des Antiquités romaines. Édition critique, traduction et commentaire (directeur : J. Jouanna, Université Paris 4, 1998) ; S. Kefallonitis, Édition, traduction et commentaire du livre VII des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (directeur : Jacques Jouanna, Université Paris 4, 2004) ; M. Lévy, Édition, traduction et commentaire du livre X des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (directeur : J. Jouanna, Université Paris 4, 2005) ; J.-B. Clérigues, Édition critique, avec traduction et commentaire, du livre XI des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (directrice : V. Fromentin, Université Bordeaux 3, 2007).
[10]. C. Jacoby, Dionysii Halicarnassei Antiquitatum Romanarum quae supersunt, Leipzig 1885-1905.
[11]. E. Cary, Roman Antiquities, London-Cambridge 1937-1950.
[12]. Une traduction de l’ensemble de l’œuvre, y compris les fragments des livre 12-20 : Dionisio de Halicarnaso, Historia antigua de Roma, Madrid 1984-1988. Livres 1 à 3 : D. P. Suárez, E. Jiménez, E. Sánchez eds. ; livres 4 à 6, 7 à 9 et 10 à 20 : C. Seco, A. Alonso eds.
[13]. F. Cantarelli ed., Storia di Roma arcaica. Le antichità romane, Milan 1984.
[14]. Une traduction des fragments, en plus de celle des livres 1 à 4 dans la CUF et la collection « La roue à livres » : S. Pittia, Denys d’Halicarnasse, Rome et la conquête de l’Italie, Antiquités romaines livres 14-20, texte grec, traduction et commentaire, Paris 2002.
[15]. Il s’agit des livres 1 à 3 : N. Wiater ed., Römische Frühgeschichte. 1, : Bücher 1 bis 3, Stuttgart 2014.
[16]. L’auteur avait déjà montré l’intérêt de ce manuscrit pour l’édition de l’œuvre historique de Denys d’Halicarnasse : voir J.-H. Sautel, « Éléments nouveaux pour le classement des manuscrits grecs des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (livres VI à X) » Revue d’Histoire des textes 32, 2002, p. 25-62.
[17]. G. Aujac éd. et trad., Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétoriques, Paris 1978-1992 (5 t.).
[18]. Il s’agit des thèses citées en note 9, ainsi que de plusieurs articles : V. Fromentin, « La définition de l’histoire comme “ mélange ” dans le prologue des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (I, 8, 3) », Pallas 39, 1993, p. 177‑192 ; S. Kefallonitis, « Unité du livre VII des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse », REA 110, 2008, p. 195-214.
[19]. J.-H. Sautel, « Récits de bataille chez Denys d’Halicarnasse : la victoire du Lac Régille et la prise des Corioles (Antiquités romaines, VI, 10-13. 91-94 ; Tite-Live, Histoires, II, 19-20 ; 33 », REA 116, 2014, p. 146-165 ; Id. 2014, « Discours et récits… », cité en note 5.
[20]. Voir supra.
[21]. Ce manuscrit est analysé dans un article récent : J.-H. Sautel, « Miscellanées contenant un nouvel épitomé des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse : le codex Athous Iviron 165 », Scriptorium 62, 2008, p. 74-107.
[22]. Voir supra n. 9.
[23]. S. Kefallonitis, thèse citée supra. C’est le stemma qu’il juge « le plus complet » (n. 253 p. XCVII).