Voici, comme dirait Rabelais, un « beau livre de haute graisse». Tout Démosthène s’y trouve, nouvellement traduit, en un unique volume au bel aspect physique. Le maître d’œuvre de l’édifice est le savant Pierre Chiron, helléniste spécialiste de la rhétorique antique. La centaine de pages de l’Introduction générale, due à V. Azoulay et à P. Chiron, se subdivise en deux parties consacrées l’une à l’homme plongé dans l’histoire politique d’Athènes (I), l’autre à l’éloquence et à la destinée posthume de Démosthène (II).
I – Dans la partie événementielle, je relève les points suivants accompagnés de mes commentaires :
– Page XX : « Démosthène doit encore attendre cinq ans – et atteindre l’âge de 30 ans – avant de pouvoir prendre la parole à l’Assemblée devant tous les Athéniens » : en vérité, tout citoyen athénien peut parler à l’ekklèsia et l’âge minimum du citoyen est de 20 ans.
– Ibid. : la défection en 355 de certains alliés « met de facto fin à la Seconde Confédération maritime [athénienne] »[1] : la confédération continue de vivre après 355, comme l’atteste l’épigraphie[2], et elle sera dissoute en 338 seulement, après Chéronée.
– P.XXI : « Face à la menace phocidienne, les Thessaliens et les Thébains, membres de l’Amphictyonie, font appel à Philippe de Macédoine pour rétablir l’équilibre des forces. Celui-ci ne se fait pas prier : après un premier revers en 353, il écrase les Phocidiens l’année suivante » : les événements sont déformés[3].
– Ibid. : « En 351 et en 349 Philippe (…) doit faire face à des assauts venus d’Épire et d’Illyrie » : les Illyriens ont été écrasés par Philippe en 359 et l’Épire est presque un protectorat macédonien depuis le mariage de Philippe, en 357, avec la princesse épirote Olympias, mère d’Alexandre[4].
– P.XXIV : « Depuis deux ans, un stratège athénien nommé Diopeithès, (…) pille la Thrace, alors passée sous le contrôle de Philippe » : en 341, Diopeithès pille des positions macédoniennes seulement en Chersonèse de Thrace et environs, et Philippe n’a pas encore fini sa campagne en Thrace.
– Ibid. : Philippe « menace Byzance, pourtant son alliée » : Byzance, vers cette époque, n’est pas hostile à Philippe, sans plus. Il avait là-bas des partisans (Python), comme dans beaucoup de cités grecques.
– P.XXV : « (Démosthène) rationalise la perception de la triérarchie » : sic.
–Ibid. : « Philippe s’installe à Élatée et fortifie l’endroit » : Élatée, capitale de la Phocide, est fortifiée depuis longtemps en raison de sa situation stratégique.
– Ibid. : « Thèbes, l’ennemi héréditaire » d’Athènes : Ath. et Th. sont alliées pendant la guerre de Corinthe (début IVe s.) et Ath. contribue à libérer Th. du joug spartiate en 379. Th. a fait partie de la 2nde confédération athénienne jusqu’en 371.
– Ibid. : « Les corps des soldats tombés à Chéronée sont rendus sans rançon » : pourquoi cette précision, qui suggère un usage ? Dans l’histoire du monde grec, nul n’a jamais réclamé de rançon pour des cadavres.
– P.XXVIII : « …une victoire terrestre décisive à Crannon, en août 322, tandis que la flotte athénienne est défaite au large de l’île d’Amorgos quelque temps plus tard » : la bataille d’Amorgos précède celle de Crannon.
– P. XXI : en 349, la Chalcidique est « une zone sous influence athénienne depuis plus d’un siècle » : c’est exactement le contraire[5]. On entrevoit là l’esprit de cette Introduction. Car une telle affirmation laisse le sentiment qu’il était presque naturel et facile qu’Athènes apportât une aide militaire à Olynthe assiégée par Philippe ; à ce constat erroné s’enchaîne un raisonnement sophistique (p.XXII) qui fait comprendre que les Olynthiennes de D. n’ont guère influencé le cours des choses.
Un second volet de cette première partie de l’Introduction dresse le portrait de Démosthène orateur et homme politique (p.XXXI sqq.). La méthode employée est plus proche de celle du polémiste que de celle de l’historien, avec une argumentation en général à charge et un tri orienté des passages de D. ou des sources, comme si, dans un but de déconstruction, il fallait déboulonner la statue du héros qu’aurait édifiée l’historiographie (du reste jamais examinée) – alors même que les interprétations de D. sont, depuis l’Antiquité, multiples et variées[6]. Signalons, inter alia:
– P.XXXII : « Exagération mise à part, un fait demeure : Démosthène ne pouvait surpasser Eschine sur le plan strictement oratoire » : peut-on être si catégorique?
– P.XLVII : « le quasi-anonymat épigraphique » de D. est surinterprété (cf. p.XLII sqq.) : l’argumentation e silentio a ses limites. Périclès aussi n’apparaît guère dans les inscriptions ; en tire-t-on argument pour dire qu’il était réticent à proposer des décrets ou qu’il se cachait derrière autrui?
– P.XXXVI : l’expression « obsession fiscale » , qui donne son titre à un long passage, ridiculise les entreprises de Démosthène. Les finances publiques sont certes un sujet important de ses discours, mais elles n’ont jamais constitué un en‑soi pour aucun homme politique. L’argent étant « le nerf de la guerre » (p.XXXVI), on s’attendait à ce que l’analyse portât en priorité sur la conduite de la guerre et sur l’organisation de l’armée, qui sont au cœur des préoccupations de Démosthène[7].
L’action et les idées de D. sont donc minimisées ou occultées dans cet exposé introductif. En outre, estimer l’importance de D., comme ici, à l’aune des nombreux échecs[8] et des rares succès de ses discours à l’assemblée ou au tribunal est une singulière démarche puisque, en définitive, c’est la vox populi du moment qui guiderait l’historien vers son axe de réflexion majeur ; un homme d’État ne se définit-il pas aussi ou surtout par une pensée politique, par l’originalité de ses idées, projets, convictions, livrés ici en quelques traits tendancieux? Car, à ce compte-là, un Jaurès, qui criait son pacifisme dans le vide, a peu d’intérêt. Faire de l’histoire, ce n’est pas recenser les gagnants et les perdants.
II – La seconde partie de l’Introduction, intitulée « L’apothéose rhétorique » (p.XLIX sqq.), est d’une autre teneur. Elle commence par situer les discours de Démosthène dans l’histoire de l’art oratoire, depuis la proto-rhétorique jusqu’à Isocrate, et à poser les apports d’Isée, dont D. suivit l’enseignement. Puis sont évoquées les nouveautés de « l’art de Démosthène » , « qui a représenté un véritable tournant dans les pratiques oratoires grecques » (p.LXIII), particulièrement dans le Sur la Couronne et davantage dans les discours politiques que dans l’activité privée du Démosthène logographe, un des traits les plus remarquables de D. étant ses « réflexions sur la responsabilité à long terme du politicien » (p.LXIV), dont les discours engagent bien au-delà du moment où ils sont prononcés. « L’image posthume » de l’orateur et/ou du politique est embrassée de façon magistrale sur le temps long, depuis le rhéteur Démétrios (ca 100 av. J.-C.) jusqu’aux biographies de P. Carlier (1990) et de P. Brun (2015), sous la forme de synthèses éclairées par une érudition fine (p. LXVI-LXXXV). Denys d’Halicarnasse admire l’éloquence d’un « homme divin » ; Aelius Théon et Quintilien témoignent de l’importance de D. dans l’enseignement de la rhétorique aux élèves. On note aussi « la relative tiédeur de Plutarque » ; l’admiration d’Aelius Aristide, selon qui D. est un « Hermès logios » qui s’est mêlé aux hommes ; « la parodie d’éloge » que fait Lucien de D. ; la forte influence exercée par D. sur les théoriciens tardo-antiques de la rhétorique, comme Hermogène qui voit en lui un modèle de technicité. À partir du XVIIe s., D. est régulièrement convoqué par les historiens ou les politiques pour être jugé ou réactualisé selon la situation ou l’ennemi du moment, notamment pendant les deux dernières guerres mondiales. Un détail : l’opus magnum de l’historien allemand Arnold Schaefer (1856-1858) mériterait davantage qu’une parenthèse (p.LXXXIII). L’histoire de la transmission du corpus démosthénien est passionnante. L’Introduction s’achève en mettant en avant les principes de cette édition, qui abandonne la très ancienne classification selon le genre oratoire et choisit – grande nouveauté – de publier les discours dans l’ordre chronologique, les dates de composition étant fiables pour 80% du corpus, lequel inclut aussi, selon la tradition, des auteurs proches (ex. Apollodore) ou inconnus. Cette option forte permet d’appréhender Démosthène sous un angle inhabituel très intéressant.
À la suite de l’Introduction figure une Bibliographie générale, où le lecteur est censé trouver en priorité tout ce qui peut éclairer D. et son temps. On a donc peine à comprendre la présence de certains ouvrages[9], alors que, par ailleurs, on note l’absence de travaux scientifiques majeurs pour la compréhension historique du IVe siècle démosthénien : entre autres, M.M. Markle, sur la paix de Philocrate (angl., 1967) ; M. Dreher, sur la 2nde confédération athénienne (all., 1995) ; Fr. Lefèvre, sur l’amphictyonie delphique (1998) ; M. Bettalli, sur les mercenaires (it., 2013) ; rien de l’oeuvre de M. Hatzopoulos, entièrement consacrée à la Macédoine, n’est cité[10].
La tâche, toujours ardue, de traduire les 63 discours qui constituent le corpus a été assurée par P. Chiron, M. Fernandez, C. Rambourg et Fr. Woerther. Les deux discours-fleuves de D. (37 Amb. et 50 Cour.) ont été pris en charge, de belle façon, l’un par C. Rambourg, l’autre par P. Chiron. Le texte grec de référence est, en général, celui de la CUF (p.IX). Chaque discours est accompagné d’une introduction, d’un « argumentaire » ou d’un résumé, de notes et d’une courte bibliographie ; par là, un grand nombre de discours sont remarquablement expliqués, dont les trois Olynthiennes (26-28 Rambourg), le Pour la liberté des Rhodiens (21 Fernandez)[11] ou encore le Contre Stéphanos I et II et le Contre Aristogiton I et II (24-25 et 54-55 Chiron) etc.
En revanche, il est difficile de faire l’éloge, par exemple, du Sur la Couronne triérarchique, des trois Philippiques ou du Sur la Paix (10, 19, 36, 45 et 33 Woerther), dont les introductions plagient verbatim ou quasi verbatim une partie des notices des volumes de la CUF (Gernet 1959, Croiset 1925), sans parler des notes[12]. De même, les longs « argumentaires » du Contre Leptine (14 Woerther) et du Contre Timocrate (17 Woerther), non sourcés, sont pour ainsi dire des copiés-collés de l’analyse de ces discours dans la CUF (Navarre et Orsini, Dém., Plaidoyers politiques I, 1957, p. 47-53 et 117-124). À l’occasion, le désir d’abréger la source inspiratrice conduit à d’étranges contrevérités[13]. Ces manquements à l’éthique universitaire, constatés à partir de sondages, amènent à s’interroger sur l’aspect novateur des traductions concernées.
Bernard Eck, Université Grenoble Alpes
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 590-594.
[1]. L’erreur est répétée p. XXXVI.
[2]. Voir, par ex., P. Brun, « Le Monde grec aux temps classiques », Nouvelle Clio 2, 2004, p. 81 sq.
[3]. En réalité, les Thessaliens sont divisés ; certaines cités thessaliennes – et non pas « les » Thessaliens, et encore moins « les Thébains » , même si Philippe en fait ses alliés vers 353 – ont demandé et obtenu l’aide de Philippe parce qu’elles sont menacées par Lycophron, tyran de la cité thessalienne de Phères ; or, il se trouve que Lycophron vient de s’allier avec les Phocidiens sacrilèges contre lesquels l’amphictyonie a décrété une guerre sacrée et qui, sous le commandement d’Onomarchos, disposent d’une puissante armée. Philippe et Onomarchos s’affrontent donc en tant qu’alliés de deux camps rivaux. L’intervention de Philippe en Thessalie – les souverains macédoniens rêvent depuis longtemps de contrôler cette région – et la 3e guerre sacrée s’imbriquent en quelque sorte. En outre, Philippe a connu d’abord non pas « un premier revers » contre Onomarchos, mais deux revers, avant de l’emporter sur lui en 352 à la bataille du Champ de Crocus. Tous ces événements sont bien maîtrisés, plus loin, par C. Rambourg (n. p. 469 et 713).
[4]. Voir, par ex., S. Le Bohec, « Le Monde grec aux temps classiques », Nouvelle Clio 2, 2004, p. 188-189.
[5]. À cette époque, Olynthe était à la tête de la puissante confédération chalcidienne et menait une politique extérieure indépendante, s’alliant même avec Philippe en 357, ce qui lui permit d’annexer Potidée, débarrassée par Philippe des clérouques athéniens qui s’y étaient installés vers 365. Sauf erreur de ma part, il ne semble pas qu’une cité de Chalcidique figure dans la liste des cités alliées d’Athènes au sein de la seconde confédération maritime. Il aurait donc fallu écrire que « la Chalcidique n’est pas une zone sous influence athénienne » .
[6]. Voir l’excellent L. Pernot, L’Ombre du tigre. Recherches sur la réception de Démosthène, Naples 2006 ; l’ouvrage est mis en valeur dans la 2de partie de l’Introduction.
[7]. D. propose dans la Ière Philippique un plan militaire détaillé qui, appliqué, aurait réorganisé de fond en comble l’armée athénienne et modifié en profondeur les choix stratégiques de la cité, surtout à l’époque où l’Attique se dote d’une petite ligne Maginot, avec fortins, tours, murs, routes de liaison, comme l’atteste l’archéologie. Les harangues de D. traitent avec « obsession » de questions cruciales pour le salut d’une cité comme les options tactiques, l’engagement militaire des citoyens, le mercenariat, le commandement sur le terrain, l’entretien des troupes. Rien de tout cela n’est examiné.
[8]. Voir, par ex., avec un titre en majuscules et en gras, le développement sur « La litanie des échecs démosthéniens » placé dans un encadré qui enferme D. dans une caricature (p.XXVIII sqq.).
[9]. Des livres concernant, par ex., la charis chez Xénophon, Athènes en 403, Clisthène, les Antigonides, Aphrodite, les repas publics, ne concernent ni l’époque de Démosthène, ni ses thématiques essentielles.
[10]. Ajoutons qu’une carte de la Grèce antique relevant l’ensemble des toponymes mentionnés par D. eût été la bienvenue
[11]. Je corrige le titre ( Hyper « Pour » et non pas « Sur » ). Un détail p. 394, n.1 : « la paix… signée en 386 » ; on lira « jurée » ou « conclue » .
[12]. P. 623, n. 2 : « En 346, Philippe imposa des conditions très dures aux Phocidiens » : c’est le conseil amphictyonique qui imposa de telles conditions. Le reste de la note est repris presque verbatim de l’édition de Chr. Bouchet (Introduction de P. Carlier, Paris 2000, p. 38). Autre ex. p. 859, n. 1 : la note recopie verbatim Chr. Bouchet, p. 190, n. 71.
[13]. Par exemple, on comparera Navarre et Orsini , p. 45 : « Le fils de Bathippos, Apséphion, reprit l’accusation de concert avec Ctésippos, un jeune homme dont le père n’était autre que Chabrias, l’illustre vainqueur de la bataille de Naxos » avec Woerther, p. 195 : « Le fils de Bathippos, Apséphion, reprit bientôt l’accusation avec Ctésippos et Chabrias, le vainqueur de Naxos » : le fils seul est devenu le fils et le père.