L’ouvrage de Mireille Courrént, VITRVVIVS AVCTOR. L’œuvre littéraire de Vitruve et sa réception dans la littéraire antique (Ier-Ve siècles), Scripta Antiqua 124, Ausonius Éditions, Bordeaux, 2019, est dans la lignée de son précédent ouvrage, De architecti scientia. Idée de nature et théorie de l’art dans le De architectura de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2011, qui renouvelait le regard sur les dix livres du De architectura et sur leur auteur et démontrait que, loin d’être un traité technique, l’ouvrage construisait, dans le contexte augustéen, une théorie de l’architecture et du rôle de l’architecte. L’auteure manifeste ici aussi sa connaissance profonde d’une encyclopédie majeure, qui compte parmi les « œuvres monumentales » du Principat (p. 43 et suivantes), pour répondre à une question souvent posée et apparemment paradoxale, puisqu’elle bouscule une idée reçue : y a-t-il eu une postérité littéraire du De architectura, si peu cité dans l’antiquité ? Et si oui, comment justifier cette influence dans la littérature postérieure ? Qu’est-ce qui donne au De architectura son statut d’œuvre littéraire dès sa conception et justifie ensuite sa réception comme tel ? L’étude en trois chapitres embrasse toute la période de l’Antiquité qui va de la parution de l’ouvrage jusqu’à la fin du Ve siècle.
Le premier chapitre, « L’ambition littéraire de Vitruve » (p. 23-86), précise le dessein de Vitruve de faire une œuvre utile pour les décideurs politiques et de capter l’intérêt des lecteurs cultivés dans le contexte augustéen. La collecte des sources, leur mise en forme cohérente, l’organisation en corpus d’une information profuse, la production de définitions claires, sont la première tâche, essentielle, pour doter la littérature latine d’un traité d’architecture abouti, digne de la nouvelle Rome en train d’être bâtie. On retiendra de cette première partie l’explication nouvelle du passage de la préface 3-4 du livre 5 et de l’allusion à Pythagore (p. 33‑40) : la ratio cybica, dont se réclame Vitruve, est « le principe de stabilité », qui gouverne le De architectura dans son ensemble. L’auteure se livre aussi à une étude exhaustive de la prose métrique (p. 69-86), particulièrement des clausules métriques des dix préfaces, les choix rythmiques privilégiés se retrouvant aussi dans certains passages emblématiques (2, 1, 1-7 sur les arts de l’humanité ; 10, 2, 1-7 sur les machines tractoires…), pour assurer à l’ouvrage une unité musicale propre.
Le second chapitre, de loin le plus long (p. 86-240), aborde les « questions de lexique », fondamentales puisque la codification des savoirs de l’architecte exige des définitions fiables de termes spécialisés, rares ou nouveaux, nommant des savoirs difficiles d’accès. Vocabulaire grec et vocabulaire latin sont analysés successivement et ont donné lieu à une recherche minutieuse dans la littérature et en épigraphie. Sont dégagés trois groupes, le vocabulaire déjà connu, celui que Vitruve introduit dans la littérature écrite, celui que Vitruve crée, et analysées l’histoire de chacun des mots, l’évolution de leur sens chez ceux qui les emploient après Vitruve, leur postérité dans des textes autres que techniques. L’index rerum p. 391-383 permet de se faire une idée du nombre de mots venus enrichir la langue latine. On notera, entre autres analyses pertinentes, p. 144 la comparaison des noms des vents inscrits sur six cercles concentriques, de Varron à Végèce, p. 200-240 la fortune des mots créés par Vitruve et adoptés par la postérité, p. 252, le sens d’anterides. On doit regretter, dans cette partie si riche, que les éditions des œuvres anciennes n’aient pas été répertoriées en bibliographie (surtout celles consultées dans la base de la BTL), même si la liste devait être longue : quatre auteurs seulement (Ausone, Balbus, Palladius et Plutarque) sont recensés. Le parti a été pris de donner, parfois, l’édition en note : l’édition de E. Courbaud, CUF 1930, est signalée n. 4 p. 24 mais le De oratore de Cicéron est déjà référencé à la n. 3 ; l’édition d’A. Yon, Cicéron, Orator, CUF 1964, est indiquée une première fois n. 16, p. 28, mais à partir de quelle édition sont cités Columelle, n. 24, p. 30, et Végèce, De re militari, n. 28, p. 31, etc. ? Cette information est cruciale quand de nouvelles éditions récentes offrent un texte plus sûr[1], et surtout quand manquent des éditions fiables d’œuvres tardives (Mulomedicina Chironis, Mulomedicina de Végèce). Végèce est l’auteur de trois traités, celui d’art militaire, et deux de médecine vétérinaire : le livre 4 de l’édition E. Lommatzsch (Teubner 1903) est en fait le De curis boum (voir la citation de Végèce p. 317 par ex.), indépendant du traité d’hippiatrie, dont la source principale est Columelle. Des erreurs de références se sont glissées : n. 532, l’édition de Végèce est citée à partir de celle de Gesner et il faut remplacer 3, 15, 2 par 2, 79, 2 (éd. Lommatzsch comme ailleurs) ; n. 667 p. 229, la référence à Chiron pour les occurrences de lanatus, peau (de mouton) avec sa laine, n’est pas 5, 63 mais Chiron 263 et 463 (et l’édition d’E. Oder, Teubner 1901, doit être revue en tenant compte du manuscrit de Bâle) ; p. 236 n. 721, à quoi renvoie Mulomed. Plinii ? est-ce la Medicina Plinii ? La confusion est reproduite dans l’index p. 351. Les datations sont à l’heure actuelle remises en cause pour les traités vétérinaires et la Mulomedicina Chironis pourrait remonter au Haut Empire, le traité vétérinaire grec d’Apsyrtos, dont la traduction latine littérale est contenue largement dans Chiron, a de bonnes chances d’être daté de la première moitié du IIe siècle (recherches en cours). La citation de Chiron donnée p. 238 est inexacte (la note 736 fournit trois occurrences, mais à quelle édition renvoient-elles ?) : on ne lit pas emfraxin dans Chiron 299 (titres de l’index) ni dans Chiron 395 (restitution d’Oder) ; l’extrait cité de Chiron 395 est de fait un passage traduit en latin d’Apsyrtos : J.N. Adams[2] a restauré à juste titre cenopresis translittéré du grec à partir des deux manuscrits de Chiron. Parastatica (parastaticum, Chiron 641), chez Végèce, mulom. 3, 1, 2, dans la première comptine anatomique sur les os, est l’os pisiforme qui fait saillie en arrière de la jambe (et non les « os styloïdes des jambes ») : n. 124 p. 116, une double référence est donnée (reprise dans l’index p. 365), de l’édition Lommatzsch puis de l’édition Gesner (qui n’a plus cours) ; dans Chiron 544 et 596, il s’agit d’attelles en cas de fracture. Il est peu probable que la transmission de uersatio (retournement d’intestin) se soit faite à partir de Vitruve (p. 215) : chez Chiron 420, qui est aussi une traduction littérale du grec (Apsyrtos, B. 36, 1 = CHG 1, p. 194), uersatio traduit ἡ ἐπιστροφή. Mixtio (p. 210), chez Chiron 750 et 756 concernant la saillie de la jument, est devenu un terme du jargon des éleveurs romains, les qualités et les défauts de l’étalon se mêlant à ceux de la jument gestante (les deux passages de Chiron sont des traductions du texte grec d’Apsyrtos, B. 14, 1 = CHG 1, p. 78 et Par. 532 = CHG 2, p. 6‑70) ; ce terme traduit exactement ce qu’explique Columelle en 7, 2 : son oncle paternel (époque d’Auguste) a eu l’idée d’accoupler des béliers sauvages avec des brebis de son troupeau et en deux générations il a obtenu la laine de l’animal sauvage ; ces croisements ont immédiatement trouvé des adeptes parmi les éleveurs et ont dû recevoir le nom de mixtio chez eux. Trimalcion fera la même chose avec les béliers de Tarente et les onagres en croisant espèces de qualité ou espèces sauvages avec ses bêtes pour obtenir des produits encore meilleurs. Mixtio est donc rentré dans la langue médicale et agronomique depuis longtemps et sans doute pas par l’intermédiaire de Vitruve. Pour tensio (p. 213 – et tensura), il faut chercher du côté du méthodisme et des nombreux médecins adeptes de cette école médicale dont nous n’avons plus les traités. Il en va de même pour transuerse (p. 274) : la première occurrence de Végèce (1, 33, 1 pour parler de la démarche de l’animal) est une correction pour l’adjectif transuersus de Chiron 127, l’adverbe étant jugé plus approprié ; en 1, 27, 4, Végèce parle d’une saignée à la veine saphène que l’on doit frapper de biais : sa source Chiron 26 orthographie trauerse. On ne peut pas conclure à une lecture directe de Vitruve, car il y a eu sans doute de nombreux intermédiaires, de nombreux manuels, qui véhiculaient des mots devenus courants.
Le troisième chapitre aborde la « réception de Vitruve dans la littérature antique » (p. 241‑325 : c’est l’occasion pour l’auteure de reprendre la définition d’encyclios (disciplina), à partir des témoins postérieurs à Vitruve (Strabon, Celse, Pline, Quintilien, Sénèque, Plutarque). Deux explications de texte, celle du passage de Plutarque racontant le siège de Syracuse et le rôle du grand Archimède tenant tête par son génie à l’armée romaine (p. 302‑308) et celle du discours de Lucien (p. 317-325), Hippias ou les bains (le § 2 est un écho presque mot pour mot du De architectura 1, 1, 15), tout à la gloire de l’architecte grec maîtrisant avec brio et aisance des savoirs grecs, montrent de manière convaincante comment les Grecs ont retourné l’image de l’architecte romain (par trop laborieux) dressée par Vitruve : revanche des Grecs contre les Romains.
Dans cet ouvrage de bon aloi, on regrettera l’absence d’une relecture rigoureuse qui aurait permis d’éliminer diverses coquilles et erreurs : p. 15 lire « avec (et non avait) lequel », « Libyens » ; n. 1 p. 87, lire « XIXe » ; p. 90, lire Clauss-Slaby (et non Baby), p. 93, Plaute (et non Plate), p. 224 Frontin (et non Fontin), p. 240 n. 748, Fruyt (et non Fuyt) ; p. 107, replacer la virgule « emprunté au grec, bien que » ; p. 125, une majuscule à Verrius ; p. 180, COD après le verbe, « attestent son emploi » ; p. 190, lire « affaiblit » et p. 227, « littérature » ; p. 234, lire « adjectifs » ; p. 269, studiorum ; p. 286, « puisque » ; p. 300, « comme il a lu »… Des formules familières doivent être proscrites (p. 182, « il a l’idée géniale » ; p. 250, « une description d’une précision hallucinante »).
Cette étude dense, qui s’appuie sur des traductions personnelles des passages de Vitruve, second volet d’un triptyque, sera complétée par un troisième ouvrage, annoncé, sur les anecdotes scientifiques, les faits historiques, les inventions de Vitruve (comme celle de la sortie de bain d’Archimède, aux cris d’Euréka, p. 154-155 ; p. 300), les aspects plaisants de l’encyclopédie qui devaient séduire les lecteurs et ont fait de Vitruve l’auctor qu’il souhaitait devenir.
Marie-Thérèse Cam, Université de Brest
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 356-358
[1]. éd. Rodgers pour Columelle, Oxford University Press 2010 ; éd. Reeve pour Végèce, Oxford Classical Texts 2004.
[2]. Pelagonius and Latin Veterinary Terminology in the Roman Empire, Leyde 1995, p. 289-290.