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La régularité et l’opiniâtreté d’Anthony Boyle forcent l’admiration. Il franchit en effet une nouvelle étape dans son exégèse du corpus sénéquien, après Octavie (2008), Œdipe (2011), Médée (2014) et Thyeste (2017). Agamemnon avait déjà donné lieu à un commentaire marquant, celui de Richard J. Tarrant (Cambridge 1976), mais le théâtre du Cordouan a suscité une telle floraison d’études depuis quarante ans que l’existence de ce nouvel ouvrage est parfaitement justifiée.

La structure du volume est comparable à celle de ceux déjà signés par Boyle. Il s’ouvre sur un chapitre intitulé « Seneca and Rome » : le savant est tenté de situer la pièce sous Claude (p. xix, n. 11) ; intéressante est la présentation de la vie politique du Haut-Empire sous un jour théâtral. Puis vient un chapitre résumant les idées exprimées ailleurs par Boyle (et reprises dans les propos liminaires de ses autres commentaires) concernant le théâtre romain ; il y plaide en faveur de l’hypothèse selon laquelle le Cordouan écrivit ses pièces en ayant le souci de leur représentabilité. La section « The declamatory Style » montre la façon dont le dramaturge met le pouvoir de l’éloquence au service de ses tragédies et notamment de l’expression de l’intériorité psychique des personnages. Dans « Seneca’s Theatre of Cruelty », Boyle s’attache à la cruauté mise en scène ou racontée et la met en rapport avec la violence théâtralisée de l’historiographie dépeignant l’époque julio-claudienne[1]. Comme dans son commentaire de Thyeste, l’auteur résume dans « Seneca on Anger » les principales positions défendues dans le De ira et les confronte à l’attitude de Clytemnestre dans la tragédie. « The Myth before Seneca » résume le mythe des Atrides et la destinée littéraire du thème de notre pièce d’Homère à Sénèque. « The Play » livre une analyse linéaire de la tragédie en explorant l’intertextualité complexe qui la lie à son modèle eschyléen et s’attarde sur quelques aspects particuliers : la conception cyclique et déterministe des générations humaines, l’illusion du pouvoir, la liberté procurée par la mort, le métathéâtre. La partie dédiée à la réception de la pièce de Sénèque énumère plusieurs œuvres de l’Antiquité à nos jours et souligne que par certains de ses objets centraux tels que le régicide ou la relation homme/femme, elle a suscité un vif intérêt dans l’Angleterre jacobite, l’Europe de la fin du xviiie siècle ou au xxie siècle naissant. Les deux derniers chapitres abordent la versification et exposent les principes de traduction adoptés.

Pour le texte, Boyle n’accorde de primat particulier ni au manuscrit Etruscus (option retenue par Fr.-R. Chaumartin dans son édition de la « CUF », Paris 1996-1999), ni à la tradition A (choix de O. Zwierlein, Oxford 1986). Il offre en annexe un apparat critique sélectif (qu’il eût été plus commode selon nous de placer sous le texte latin) et une liste des différences qui séparent son texte de celui de Zwierlein. Quant à la traduction, elle nous a semblé exacte, autant que nous puissions en juger pour une version en langue étrangère ; le parti de rendre le latin en vers anglais a pu induire quelques omissions[2], mais elles sont de peu de conséquence. Parfois le sens paraît quelque peu forcé pour coïncider avec des thèmes interprétatifs mis en avant par Boyle : ainsi alterno sanguine traduit par « cyclic blood » (v. 44) soulignerait le côté cyclique des malheurs affectant les Atrides, mais se révèle peu poétique[3] ; au v. 507 l’équivalence ars cessit malis = « Tragedy conquered skill » reflète sans vraie nécessité la tendance à interpréter de façon métalittéraire plusieurs passages de la pièce (et aussi au v. 661 : aerumnae meae = « my tragedy »).

L’annotation frappe du reste par l’accent mis sur les mêmes aspects que dans les autres commentaires déjà dus à l’auteur : l’intertextualité (en relation avec des pièces antérieures ou postérieures[4]), la métathéâtralité (dans une proportion moindre que le commentaire de Thyeste), l’exploitation du décor. Ces orientations sont légitimes et apportent un renouvellement significatif par rapport au commentaire de Tarrant, sans exclure en outre des améliorations dans des domaines plus classiques : Boyle procède en effet souvent à des choix d’établissement ou d’interprétation du texte différents de ceux de son devancier, et au moins aussi satisfaisants. Boyle est également plus sensible que son prédécesseur au talent de Sénèque (voir ainsi p. 384, 397, 398, 414, 429, 448, etc.). D’une façon générale la métrique, l’établissement du texte ou les sonorités ne sont nullement oubliés. Émettons à présent quelques remarques qui nous sont venues à l’esprit au fil de notre lecture :

– p. 133, ad v. 49 : uultus est souvent employé au pluriel en prose même et ne relève donc pas à proprement parler du « pluriel poétique » (aussi p. 342).

– p. 167, ad v. 110-111 : pour étayer le point de vue de Boyle concernant la toute-puissance que Clytemnestre se plaît à afficher, on pourrait imaginer qu’elle brandisse ici le sceptre, accessoire fréquent des acteurs tragiques.

– p. 169, ad v. 112 : l’existence d’un temple de Clementia à Rome est très douteuse[5].

– p. 337-338, ad v. 591 : le thème de la libera mors aurait pu être analysé d’un point de vue non seulement philosophique, mais aussi historique : bénéficier du liberum mortis arbitrium (comme Sénèque l’expérimentera lui‑même à ses dépens) permettait de préserver sa dignitas (et la faculté de transmettre ses biens à ses descendants).

– p. 381, ad v. 731 : s’il est vrai que dans ses œuvres en prose Sénèque confond souvent arbiter et iudex, il établit cependant une nette différence entre ces deux statuts dans le De clementia, II, 7, 3[6].

On le voit, nos suggestions n’invalident nullement les analyses de Boyle et tendent plusieurs fois à les conforter.

La valeur d’un commentaire se mesure surtout à son usage et nous n’avons pas eu assez de temps pour en apprécier tous les mérites ; nous sommes néanmoins en mesure d’affirmer que ce travail de très grande valeur est appelé à devenir un « classique » au même titre que le livre de Tarrant. Il est d’autant plus recommandable aux lecteurs français que les volumes du théâtre de Sénèque ont donné lieu dans la « CUF », au rebours de la tendance constatée ces dernières décennies, à un commentaire étique. Concluons en soulignant qu’outre ses mérites intrinsèques, cet ouvrage est d’une lecture d’autant plus agréable qu’il est le produit d’un esprit dont la culture dépasse largement l’Antiquité et que quelques touches d’humour bienvenues en soutiennent l’intérêt (p. 134 : « the Ghost knows his Roman values » ; aussi p. 153 à propos de fides).

Les coquilles sont rares[7] et le lecteur attentif peut facilement corriger de lui-même les quelques lapsus que nous avons relevés[8].

Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 359-361

[1]. Les travaux de F. Galtier, (notamment L’Image tragique de l’histoire chez Tacite Bruxelles 2011), auraient pu apporter un éclairage intéressant à ce volet.

[2]. V. 282, profuga ne semble pas traduit ; v. 329 : quale soles n’est pas rendu ; v. 639-641 : aequaeui gregis … turmas est simplifié : « troops of peers ».

[3]. À cet égard la traduction de J. G. Fitch (Cambridge [MA]-Londres 2014) par « blood answering blood », est plus satisfaisante.

[4]. Observons aussi le recours régulier à des opéras (par ex. p. 287, 448, 483), pour illustrer moins une filiation avérée que la reprise d’un lieu commun.

[5]. Voir St. Weinstock, Divus Julius, Oxford 1971, p. 309.

[6]. Si l’on suit l’analyse de M. Bellincioni, « Clementia liberum arbitrium habet », Paideia 39, 1984, p. 173-183.

[7]. P. 103 : lire « hesitation » et non « hestitation » ; p. 128 : lire « écho » ; p. 162 : lire Romeo and Juliet ; p. 365 : lire flendi et non fledi ; p. 382 : lire feminea et non femininea.

[8]. P. 132 : sic estis orti devrait se traduire par « You were born so » et non « They were born so » ; p. 228 : « six examples « (et non « five ») ; p. 246 : lire « Aegisthus » et non « Aeschylus ».