Que l’héritage de l’Antiquité gréco‑romaine soit un objet profondément politique, disputé, controversé, l’histoire récente nous le montre par mille exemples. Le dernier en date étant peut-être, en France, l’interdiction, par des manifestants, d’une représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, au printemps 2019, au motif qu’elle faisait usage de maquillage et de masques noirs pour des acteurs blancs.
Cette idée d’un enjeu politique, toujours vivant, de l’Antiquité – maintenu par-delà toute perte d’influence des études classiques – est au cœur de ce livre collectif de douze chapitres, organisés chronologiquement du XVIIe siècle à nos jours, et qui obéissent à un souci d’exemplarité plus que d’exhaustivité. Ils montrent comment l’héritage gréco‑romain se retrouve là où on ne l’attendait pas naturellement, pour exercer des forces de subversion, de critique, parfois de revendication ou d’interprétation toujours explosives.
Qu’il s’agisse d’une poétesse et romancière du XVIIe siècle, ignorante du grec et du latin mais autrice d’un Daphnis revisité, d’une photographe amatrice de 1860-1870, d’un mage spirite de 1890, d’un groupe de jeunes Mexicains d’avant-garde vers 1907, d’un soldat poète des tranchées d’Ypres ou de mineurs du Nord de l’Angleterre – tous se sont réclamés de l’Antiquité, l’ont fait revivre à leur façon, jusqu’à la consacrer modèle, horizon de désir et de rêves, et finalement puissance consolatrice, herméneutique et existentielle.
Qu’ont-ils de commun, ces êtres que la géographie et les décennies séparent parfois ? De ranimer une Antiquité in extremis, selon le titre de l’ouvrage (Classics in extremis) dont la polysémie, plusieurs fois revendiquée, n’est pas la moindre réussite. Le restituer en français lui offre d’ailleurs un surcroît de complexité : l’Antiquité classique dans les marges ? ou des marges ? L’Antiquité classique dans les confins ? ou encore : au-delà des frontières ? Chacune de ces idées est successivement justifiée dans l’ouvrage. Mais in extremis ouvre encore un autre champ de possibles sémantiques, plus grave et poignant : celui de conditions extrêmes, à fleur de mort, telles que les vécurent les bataillons de la Somme en 1916, ou les mineurs de charbon de l’Europe du Nord. Si l’Antiquité classique, ici, est in extremis, c’est aussi qu’elle fait face à l’extrême.
On comprend ainsi que la question de la marginalité, ou plutôt des marginalités plurielles, travaille l’ouvrage de part en part. Il ne s’agit plus d’une Antiquité d’élite, celle des bibliothèques feutrées d’Oxford ou de Londres, mais de celle qui, comme une herbe exogène et résistante à tout frimas, éclot dans les confins.
Ceux-ci peuvent être d’abord géographiques. Que deviennent, à quoi peuvent servir les auteurs gréco-romains dans l’Argentine borgésienne ? Ou, plus tôt, dans le contexte d’un Mexique du début du XXe siècle, tandis que se forge la conscience d’un Sud panaméricain, bien éloignée, croirait-on, des enseignements de Socrate ? Il n’en est rien pourtant, et les penseurs antiques, loin d’être l’objet d’un regard nostalgique, deviennent alors les références d’une réforme progressiste de l’éducation.
Mais la marginalité explorée dans le livre est, plus fondamentalement peut-être, sociologique. On y suit l’effort opiniâtre, souvent héroïque, qu’exercent, pour s’approprier la culture classique, ceux (et plus souvent celles) qui n’y avaient pas un accès privilégié. Les cas de la poétesse Aphra Behn (1640-1689) et de la photographe Margaret Cameron (1815-1879) sont révélateurs à cet égard : femmes dans un monde d’hommes, autodidactes face à des professionnels, elles sont parvenues à restituer dans leur œuvre, l’une par la traduction, l’autre par l’image, une Antiquité profondément personnelle et vivante. Le genre (au sens anglais de gender) est ici d’importance, tout comme il l’est, à la toute fin du XIXe siècle, pour l’auteur (et pour les lecteurs) d’un roman pornographique homosexuel anonyme, The Sins of the Cities of the Plain (1881). Les trois essais sur l’homosexualité que contient ce volume constituent l’une des premières réflexions historiques sur la question en Angleterre, mais ont surtout pour originalité de préférer un modèle romain d’homosexualité au modèle, plus attendu et plus familier, qui avait régné en Grèce. Appuyée sur Martial, Suétone, Juvénal, une Antiquité érotisée prend forme ici, bien éloignée de celle qu’exaltait l’Angleterre victorienne.
L’accès des classes populaires au monde gréco-romain, et leur rôle dans la diffusion des connaissances sur l’Antiquité, dessinent l’une des lignes-force du volume, dont plusieurs essais sont issus d’un programme de recherche intitulé Classics and Class in Britain 1789-1939. La préservation, par de simples particuliers – paysans, villageois albanais ou juifs – des vases anciens dans la Grèce du premier XIXe siècle, tandis que fait rage la guerre d’indépendance grecque, offre, de ce point de vue, un exemple touchant de réception de l’antique, loin des grands aristocrates ou bourgeois collectionneurs. Mais c’est assurément la diffusion des classiques au fond des mines du Nord de l’Angleterre, durant les années 1920-1930, que le lecteur découvrira avec le plus de curiosité : soit qu’un mineur devenu poète compose des textes tout hantés de catabases homériques ou virgiliennes, soit qu’on découvre, dans la poche d’un ouvrier tué par un éboulis, un volume de Thucydide emmené dans ces tréfonds.
La dialectique de la mort et de la reviviscence, de la fuite et du retour, est omniprésente, comme dans le chapitre particulièrement amusant consacré par Edmund Richardson, maître d’œuvre de ces Classics in extremis, au fameux spirite, médium et mage Daniel Dunglas Home (1833-1886), qui dans des séances où le spectaculaire tenait autant de place que l’érudition, faisait ressurgir les ombres de grands hommes de l’Antiquité. Alexandre le Grand s’y trouvait ainsi ranimé jusqu’à vous effleurer d’une caresse sensuelle… Mais la présence des ombres antiques, et de l’Hadès comme ressurgi, trouve assurément son point de cristallisation le plus aigu dans l’œuvre du poète des tranchées David Jones qui, dans son In Parenthesis de 1937, évoque sa descente aux enfers dans le bois de Mametz, durant la Grande guerre. Il compose pour la commémorer un chant tout traversé de mythes antiques et d’échos chrétiens, et d’une modernité qui sera saluée par les plus grands. L’étude magistrale que lui consacre Edith Hall est aussi un plaidoyer pour la lecture d’une œuvre souvent méconnue, et qui donne à l’expression de « classics in extremis » son sens le plus tragique.
On l’aura compris – et la lumineuse introduction d’Edmund Richardson l’affirme avec force : l’un des postulats du livre est de remettre en question la hiérarchie des marges et du centre. En proposant d’étudier l’Antiquité « depuis les marges », elle cherche à offrir un savoir décentré sur des objets que l’on pensait familiers, et à investir le monde gréco-romain d’une polyphonie neuve.
À cette enquête passionnante il n’y aurait en somme à adresser qu’un reproche – mais de taille : son ignorance presque complète de toutes les recherches récentes menées, sur le même sujet, en France (mais aussi en Allemagne et en Italie). Parcourir son abondante bibliographie est, de ce point de vue, une expérience édifiante : le prodigieux développement qu’ont connu les études sur la réception de l’Antiquité (y compris de la réception « dans les marges ») depuis vingt ans – ce fameux Nachleben der Antike allemand – n’y trouve presque aucun écho. Il semblerait que les auteurs réunis par E. Richardson n’y aient pas eu accès. Pour ne citer, en épilogue d’une trop longue recension, qu’un seul exemple ici, les travaux fondamentaux de Marie-France de Palacio (ses Reviviscences romaines de 2005, sous-titrées La Latinité au miroir de l’esprit fin-de-siècle ou son Ecce Tiberius de l’année suivante, sous-titré La réhabilitation historique et littéraire d’un empereur « décadent » (Allemagne-France 1850-1930) sont ici lettre morte. Or ils auraient pu servir de points d’appui aux développements de plusieurs des chapitres de l’ouvrage – sur les marges, sur le modèle latin opposé au modèle grec, sur la survie de Juvénal et d’Horace. Il en va de même de maints travaux allemands récents.
Aussi doit-on conclure, avec une sidération amusée, qu’un ouvrage aussi préoccupé de déconstruire l’opposition des marges et du centre, n’est pas lui-même exempt de perspective impériale : celle de l’historiographie anglo-américaine, pour laquelle la production savante en d’autres langues est fort marginale, voire tout entière in extremis.
Guy Ducrey, Université de Strasbourg, Institut de littérature comparée
Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 392-394