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Je remercie beaucoup André Laks d’avoir consacré une recension à mon livre, et je lui suis extrêmement reconnaissant d’avoir eu l’élégance de m’envoyer son texte plusieurs mois avant la publication.

Il ne m’est pas facile de répondre à son texte. Il s’agit en effet moins d’un compte rendu précis de mon travail que d’un survol impressionniste. Je ne lui en fais nul grief, et comprends qu’il ait eu « du mal à rendre compte » des « résultats » de mon travail, « la concrétude visée et restituée » lui ayant paru « empreinte de l’abstraction contre laquelle elle entend réagir » (p. 378). J’invite ceux qui souhaitent se tenir au courant de ces résultats à lire par exemple les comptes rendus de Patrick Cerutti dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger (positif) ou de Vincent Citot dans Le Philosophoire (critique).

Dans ces conditions, la difficulté pour l’auteur du livre est double : pour répondre aux critiques qui lui sont faites, ou pour rectifier la présentation subjective qu’en offre le compte rendu, il lui faut en réexposer les thèses, et résumer en quelques mots des exposés parfois complexes. Le risque est ici celui de la lourdeur et de la maladresse. L’auteur doit également essayer de deviner les arguments – faits, textes ou raisonnements – qui sous-tendent des jugements souvent énoncés d’autorité. Le risque est ici celui du « combat d’ombres » (skiamakhia), où l’on affronte des arguments qui n’ont pas été explicitement formulés, et ne sont peut-être pas ceux que le critique avait en tête.

La solution que je propose est de suivre André Laks dans le parcours même de son texte, en répondant pas à pas aux affirmations les plus saillantes. Je ne répondrai pas aux formules trahissant l’irritation – que je tiens elle aussi pour absolument légitime – du recenseur, sauf quand elles donnent au public savant une image déformée de ma démarche. Mon but est ici exclusivement de faire avancer la discussion scientifique, en clarifiant nos différences et en indiquant les pistes possibles d’une discussion que j’appelle de mes vœux.

  1. « Dans ce livre cultivé, écrit à coups de marteau et dont le style oral évoque celui d’un séminaire libre […] » (p. 377, je souligne).

L’expression « écrit à coups de marteau » évoque le célèbre « philosopher à coup de marteaux » de Nietzsche. Comme le fait remarquer André Laks (p. 378), je dois beaucoup à Nietzsche, mais ma manière n’est pas la sienne. Je propose des affirmations « fortes », en ce qu’elles vont contre l’opinion commune. En cela, je peux comprendre qu’on les ressente comme des « coups de marteau ». Mais ces « coups de marteaux », à la différence de ceux de Nietzsche, sont lestés de tout un appareil de faits, de textes et de raisonnements. Je ne m’autorise pas la liberté de Nietzsche, pas plus dans ce livre que dans les précédents.

Par ailleurs, je ne sais pas exactement ce qu’André Laks entend par « style oral » ou par « séminaire libre », mais je craindrais qu’on retire de ces expressions l’impression d’un livre écrit à la va-comme-je-te-pousse et, disons-le d’un mot : bâclé. Précisons donc les choses : j’ai écrit ce livre, comme les deux précédents, à la fois pour le public savant et pour le grand public, notamment les plus jeunes. Je pourrais même dire que j’ai écrit d’abord pour le grand public. Mon style est donc délibérément simple, le plus simple possible. Je cherche à ce que n’importe qui puisse me lire. Mais « style simple » ne veut pas dire « style hâtif » : je pourrais répondre de chaque mot, sinon, comme Joyce, de chaque syllabe[1].

Un séminaire, et a fortiori un « séminaire libre », est un lieu où l’on peut expérimenter des idées devant un auditoire généralement bienveillant, et se permettre des formulations qu’on ne publierait jamais telles quelles. Je ne voudrais donc pas qu’on pense que mon livre est en quelque sorte la transcription de mon séminaire. Chaque phrase est non seulement pesée, comme je l’ai dit, mais assortie d’une note, voire de plusieurs notes. Le texte principal fait environ 300 pages, et les notes plus la bibliographie font 200 pages. André Laks lui-même reconnaît, mais à la toute fin de la recension, « l’ample information spécialisée [que je] mobilise ». On est donc assez loin d’une transcription de séminaire.

  1. La première partie, composée de deux chapitres et d’un Intermède méthodologique, annonce la couleur en opposant les anciens historiens de la philosophie ancienne, ici représentés par Diogène Laërce, Walter Burley et Hornius (I.1 : Trois coups de sonde), à ces bêtes noires que sont « La révolution allemande » et « Les enfants de Hegel », tenus pour responsables d’avoir « inventé » la philosophie antique (I.2). (p. 377, je souligne)

Il n’y a dans cette première partie aucune « opposition » (et qui de surcroît « annoncerait la couleur ») entre « les anciens historiens de la philosophie ancienne » et « les enfants de Hegel ». Le but de cette partie est de décentrer notre regard sur l’historiographie de la philosophie antique, et par là de faire voir qu’elle n’a rien de « naturel », en montrant comment on écrivait l’histoire de la philosophie antique avant Hegel, à partir des trois exemples cités par André Laks. Les historiens pré-hégéliens ne sont nullement cités en modèles. Et Hegel n’y est en aucune façon une « bête noire ». Comme je sais que j’ai le goût de la polémique, j’ai pris soin de faire attention sur ce point aux critiques que je lui adressais. Je me suis donc demandé si, malgré ces bonnes résolutions, je ne m’étais pas laissé aller à des traits ironiques sur Hegel, ce qui aurait été évidemment ridicule. J’ai été relire ce que j’en dis et n’ai rien trouvé qui justifie l’expression choisie par André Laks. Je me livre évidemment à une critique de Hegel, mais à une critique argumentée. En tant que telle, elle est discutable (au sens propre de « à discuter »). Mais il s’agit d’une critique comme tous les philosophes s’en font couramment, sans que cela veuille dire qu’ils ont des « bêtes noires ».

Je compare ce que j’appelle la « révolution allemande » à la « Renaissance italienne ». Ce terme de comparaison montre suffisamment, je pense, l’admiration que j’éprouve pour les immenses écrivains et les immenses penseurs qui ont fait ce moment. Mais si, aujourd’hui, on interprétait Platon comme à l’époque de Marsile Ficin, je serais bien obligé, en tant qu’historien, de le signaler, de faire la critique de cette lecture, et d’en proposer une autre à la place, qui me paraisse plus scientifique. Cela ne voudrait pas dire pour autant que Marsile Ficin et les humanistes néoplatoniciens de Florence seraient mes « bêtes noires ». Il en va de même pour Hegel.

  1. Le livre se ferme sur un Épilogue qui, tout en minimisant le propos (“J’ai simplement voulu savoir ce que les Anciens entendaient par ‘philosophie’», p. 293), met avec une plus grande netteté encore que les chapitres antérieurs les convictions qui guident, voire déterminent, le credo historiographique que le livre professe – convictions philosophiques, s’il en est : il s’agit de combattre, au nom de la liberté, du corps et de l’égalité démocratique trois « régressions » alimentées par l’institution ecclésiale : « la tyrannie de la vérité » (p. 294), « la séparation de l’âme et du corps » (dans la mesure où « philosophes et médecins étaient également compétents pour soigner l’âme et le corps », p. 297), et « l’exclusion et l’avilissement de catégories entières de la population antique du paysage de la philosophia, alors qu’elles en avaient fait partie jusqu’alors : [… les] femmes, tenues pour responsables de la Chute, et [les] juifs, tenus pour responsables de la mort du Christ ». Des déclarations de ce genre, qui émaillent le livre, généreront, on peut l’espérer, plus de sympathie que de rejet. Mais que celles-ci constituent l’horizon ultime d’un travail qui a pour ambition de dessiner les contours d’une histoire de la philosophie véritablement historique (car telle est bien l’ambition déclarée : écrire une « histoire véritablement historique de la philosophie », p. 51, 123, etc.) laisse songeur (p. 377, je souligne).

Ce passage, le seul de la recension, m’a vraiment interloqué.

La phrase « J’ai simplement voulu savoir ce que les Anciens entendaient par ‘philosophie’ » ne saurait en aucun cas « minimiser le propos » (pourquoi d’ailleurs un auteur irait-il dans son épilogue « minimiser le propos » ?). Elle ne fait que rappeler le principe qui guide toute la méthode du livre, et que je formule dans mon chapitre théorique : faire une histoire « véritablement historique » de la philosophie, c’est faire une histoire nominaliste. Le « simplement » ici ne fait que qualifier la « simplicité » du geste nominaliste. C’est un geste « simple », mais dont les conséquences n’ont rien de « minimal ». La révolution copernicienne invite à un geste on ne peut plus simple : substituer le soleil à la terre. Mais à partir de ce geste « simple », tout change.

Ensuite, le passage auquel André Laks fait allusion n’exprime nullement « l’horizon ultime » du livre. J’y réfléchis sur la façon dont la démarche nominaliste employée dans le livre permet de faire apparaître des « façons de philosopher » que la christianisation de l’Empire romain et son héritage sécularisé nous empêchent d’apercevoir. Je n’y dis nullement qu’« il faut combattre » le dogmatisme, la haine du corps, la misogynie, et l’antisémitisme : d’une part, parce que je me contente de constater, à la suite des historiens, ces ruptures introduites par la christianisation ; d’autre part, parce qu’il me semble qu’il va de soi aujourd’hui que chacun est d’accord sur le fait qu’il faut les combattre. Je ne parlerai donc pas à ce propos de « convictions philosophiques », mais simplement de valeurs démocratiques, qui n’ont pas besoin, je l’espère, que je plaide pour elles.

J’aimerais savoir exactement en quoi « des déclarations de ce genre […] émaillent le livre », mais comme André Laks paraphrase mon texte à partir de mots détachés et ne cite pas ces « déclarations » en bonne et due forme, je ne sais pas exactement à quel « genre de déclaration » il pense, ni ce qui l’a heurté ici, puisqu’il ne le précise pas non plus.

  1. Au paragraphe suivant, André Laks m’attribue le projet d’écrire l’histoire de la philosophie antique « en [m]e fixant sur les contextes sociaux » : « oui, les philosophes […] sont des gens comme les autres […], et on peut décrire celle des philosophes comme – pour citer deux titres d’une collection célèbre – celle des Aztèques ou […] des soldats romains à l’apogée de l’empire. » (p. 377-378, je souligne).

Une telle entreprise aurait sûrement son intérêt, mais ce n’était pas la mienne. Je crains d’ailleurs que le manque de sources nous interdise de l’envisager. Ce que propose mon livre, c’est précisément de dépasser l’opposition habituelle entre « histoire des idées » et « histoire des pratiques », en montrant que, les « idées » étant produites dans des actes (des actes de langage), et ces actes de langage étant des actes sociaux comme les autres, et non « un empire dans un empire », on ne peut étudier ces idées « hors contexte ».  La méthode que je propose attribue donc une place essentielle au contexte, mais c’est dans la mesure où ce contexte permet de comprendre les textes. Qu’on me permette de citer le compte rendu de Patrick Cerutti, qui résume bien ma démarche :

On prend difficilement conscience de l’extrême différence qui existait entre les régimes de théorie des Grecs, des Romains et des Modernes tant qu’on se borne à méditer sur le « sens » des doctrines sans réfléchir à leurs usages, ou mieux à leurs pragmatiques (p. 221). Or, « dans la vie sociale, les contenus de pensée n’existent que dans les usages qui en sont faits » (p. 230). Une pragmatique des discours est nécessaire si l’on veut restituer le « libre foisonnement des différentes formes de philosophia dans le monde antique » et la manière dont elles s’incarnent dans l’expérience (p. 293). Une histoire véritablement historique, et donc nominaliste, produit « une autre façon de penser les savoirs, davantage en prise avec la vie » (p. 310).

Tel est mon projet dans ce livre. Y suis-je parvenu ? Voilà ce qu’il faut voir, chapitre après chapitre. Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais tel est mon projet.

  1. André Laks inscrit ensuite ma démarche dans la tradition de la Kulturgeschichte incarnée au XIXe par Jacob Burckhardt, tout en signalant ce qui m’en sépare à ses yeux (« mais voici la différence ») : « alors que Burckhardt est assez généreux, dans sa détestation historienne des philosophes, pour reconnaître à la philosophie des contributions décisives à la culture grecque, non seulement la découverte de la libre personnalité, mais horresco referens, la rupture avec le mythe (une des questions les plus maltraitées par les nouveaux historicismes), Vesperini en reste obstinément aux ancrages » (p. 378).

Ce passage est l’un des plus denses de la recension. Presque chaque mot peut ouvrir une discussion, et une discussion importante.

Avant toute chose, la généalogie établie par André Laks entre la Kulturgeschichte incarnée par Burckhardt et ce que j’essaie de faire dans mes recherches est très juste. J’ai lu avec éblouissement, avant l’Histoire culturelle de la Grèce, la Civilisation de la Renaissance en Italie, et cela a constitué dès lors un modèle pour moi, tout comme l’Automne du Moyen Âge de Huizinga.

Néanmoins, dans l’exposé de ma méthode, je n’ai pas invoqué Burckhardt, car trop de choses m’en séparent. Des événements dans la pensée et dans la science, d’abord : en particulier les Recherches philosophiques de Wittgenstein, Les Mots et les choses et L’archéologie du savoir de Foucault ; du côté des historiens : l’école des Annales, et les recherches d’Alexandre Koyré ; du côté des antiquisants, toute l’œuvre entêtée, enferrée presque, de Marcel Detienne, travaillant au corps à corps la Grèce à partir de la révolution initiée par Claude Lévi-Strauss dans les sciences humaines. Des événements dans l’Histoire, ensuite : ce qui s’est passé au siècle dernier m’interdit de conserver telle quelle la vision de l’Histoire que Burckhardt avait héritée de l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle, et qu’il partageait en fait, n’en déplaise à son aristocratisme solitaire, avec la plupart des bons bourgeois de son temps : l’opposition simpliste entre l’obscur « Moyen Âge » et la lumineuse Renaissance (dont je fais la critique, après d’autres, dans Lucrèce. Archéologie d’un classique européen) – et, bien sûr, le « miracle grec »[2], avec les deux « contributions décisives » de la « philosophie » dont parle André Laks : la sortie du mythe et la découverte de l’individu.

Voilà deux sujets énormes, qu’il n’est pas question d’aborder dans l’espace de cette réponse, mais dont je serai heureux de débattre un jour avec André Laks. Je dirai simplement ceci : la démonstration du caractère arbitraire et anachronique de l’opposition entre muthos et logos a été faite selon moi par les historiens des religions antiques, en particulier par Claude Calame. Elle n’a simplement aucun fondement philologique. L’idée selon laquelle, avant la philosophie, les Grecs auraient « cru » naïvement à leurs mythes, avant d’avoir les yeux dessillés par les philosophes, est contredite par l’ambiguïté qui, dès le départ, préside à la formulation des mythes dans les textes fondateurs de la culture grecque, où s’ancrait son polythéisme : que l’on songe aux Muses d’Hésiode, qui peuvent dire à la fois des vérités et des mensonges, ou aux Sirènes d’Homère, qui se confondent dangereusement avec les Muses. Le polythéisme grec est un champ d’expérimentation permanent du divin, dans les rituels comme dans les mythes, où le dogmatisme n’a jamais eu sa place.

Quant aux philosophes, je ne sache pas qu’ils nous aient libéré des mythes : Platon parle constamment avec le plus grand respect des palaioi logoi « mythologiques », il a lui-même inventé des mythes, Aristote dit que quiconque aime les mythes (philomuthos) est en quelque sorte philosophe[3], Théophraste illustre son de pietate de tant de « mythes » que Porphyre lui-même trouve qu’il exagère[4], etc.

La question des rapports entre philosophes et mythes est en fait toute entière à reprendre, à la lumière justement des travaux les plus récents en histoire des religions antiques. Un seul exemple : l’expression « sauver les mythes », qui revient constamment dans la littérature académique, pour désigner une sorte d’effort qu’auraient fait les philosophes pour donner une lecture des mythes en justifiant la survie au sein d’une culture qu’ils auraient « déniaisée », est une création moderne, que l’on doit à Luc Brisson, mais qui est citée le plus souvent comme s’il s’agissait d’une expression antique, au même titre que le « sauver les phénomènes » d’Eudoxe.

Pour ce qui est de la « libre personnalité » : je partage cet idéal avec Burckhardt et, sans doute, avec André Laks. Bien plus : je pourrais dire que l’histoire est pour moi une façon de contribuer à la construction de « libres personnalités » en les émancipant de tout un jeu de notions et d’antinomies, de discours et de récits, qui les enferment dans des cadres scolaires préalablement établis. Mais je ne ressens pas pour autant le besoin d’en situer l’émergence en Grèce. Que l’agonisme grec ait favorisé l’apparition d’individualités impressionnantes, c’est évident. Mais l’agonisme précède de très loin la philosophie. En outre, ces individualités ne sont jamais affranchies d’une société qui seule donne sens à leur entreprise (la recherche de la gloire). Il en va de même pour les philosophes antiques : je ne vois aucun d’entre eux incarner la « libre personnalité », et certainement pas Socrate (cf. le chapitre que je lui consacre) malgré les lectures anachroniques qu’en ont données Hegel ou Kierkegaard. Enfin, j’ai pour règle, dans ma méthode, de ne jamais attribuer au monde que j’étudie une réalité qui ne serait pas exprimable, donc pensable, dans sa langue. Comment dit-on freie Persönlichkeit en grec ancien ? S’astreindre à parler d’un monde en se référant toujours rigoureusement, ascétiquement, à ses mots, est peut-être la première règle que j’observe. Certes, je ne nie pas qu’une certaine réalité puisse exister dans une culture sans pour autant que celle-ci ait eu des mots pour la nommer. Mais qu’une culture ait inventé un idéal (la « libre personnalité »), et n’ait pas eu de mots pour la nommer, cela me laisse à mon tour… « songeur ».

Quant à l’opposition entre ce qui me rapprocherait de Burckhardt (notre commune « détestation historienne des philosophes ») et ce qui nous sépare (la « générosité » de Burckhardt et l’absence de cette vertu chez moi) : je ne vois nulle part, pas plus dans mon livre que dans l’ensemble de mes recherches, la moindre « détestation » des philosophes. Non seulement j’entretiens avec beaucoup d’entre eux les meilleures relations du monde, mais mon travail s’abreuve directement à nombre d’entre eux, dont j’ai cité déjà quelques noms. Ce que je dis dans ce livre, après d’autres, c’est que, depuis le XIXe siècle, l’histoire de la philosophie en général, et l’histoire de la philosophie antique en particulier, sont, institutionnellement et scientifiquement, subordonnées à la philosophie en tant que discipline universitaire[5]. Et que, si l’on veut faire une histoire affranchie de toutes les préconceptions de la société moderne, ce que j’appelle une « histoire véritablement historique » (je vais y revenir), il faut libérer de cette subordination l’historiographie de la philosophie. Je montre si peu de « détestation » des philosophes qu’en un sens je me présente moi-même en philosophe, lorsque je dis avoir des « convictions philosophiques » personnelles :

[J]’ai même des convictions philosophiques très proches de l’idéalisme et du romantisme allemands. Si je combats son influence dans l’historiographie de la philosophie, ce n’est donc pas en vertu d’une quelconque hostilité. C’est parce que je crois qu’on ne peut pas faire une histoire digne de ce nom en se laissant déterminer par des convictions. Comme l’historien chrétien de la philosophie doit laisser sa foi de côté quand il fait de l’histoire, je laisse de côté mon « idéalisme » et mon romantisme pour laisser, en bon nominaliste, parler les sources (p. 59).

Pour finir, bien que ce langage puisse paraître dur, je ne crois pas que la « générosité » (soit à l’égard de son objet d’étude soit à l’égard de ses collègues) soit une vertu chez un historien ni, en général, chez un chercheur. La leçon de Bayle reste ici indépassable. Un historien doit uniquement rechercher et faire connaître la vérité du passé : établir des faits, corriger des erreurs, interpréter des événements, saisir des phénomènes, critiquer des interprétations, démasquer des mythes. Et ici, aucune des qualités qui régissent la vie civilisée – à part la droiture  – ne sont de mise. Comme Bayle le dit magnifiquement, la République des Lettres étant « un État extrêmement libre », elle vit au « siècle de fer » :

On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres »[6].

De même, donc, que, dans la recherche de la vérité, la « générosité » envers des collègues parents ou amis ne doit tenir aucune place, on ne doit montrer aucune générosité particulière envers les Grecs, qui sont à bien des égards nos « parents ». Cette générosité, en outre, les desservirait, car, née de nos bons sentiments envers eux, elle risquerait en fait de nous conduire à projeter sur eux des idéaux anachroniques, au détriment de leurs idéaux propres, et qui pourraient aujourd’hui nous être des plus profitables.

  1. « la métaphysique aristotélicienne (dont les plaisirs sont plus grands que ne le suggèrent les caricatures dont Vesperini s’autorise p. 164s.)… » (p. 378)

Ici encore, comme pour mes supposées « bêtes noires » ou ma supposée « détestation » des philosophes, André Laks donne à mon propos un tour polémique qui ne se trouve pas dans le livre. Je ne dis pas que la « métaphysique aristotélicienne » n’offre pas de « plaisir ». Je commence mon chapitre sur Aristote en évoquant la difficulté du texte aristotélicien : autant Platon est un auteur qu’on peut immédiatement savourer, autant le texte aristotélicien est difficile, aride, d’établissement incertain, et filtré en outre par toute une tradition de commentaires platonisants puis chrétiens dont les déformations influent encore sur les traductions contemporaines[7]. Il y a évidemment des gens qui goûtent du premier coup aux plaisirs de ces textes. Peirce ou Hannah Arendt dévoraient la Critique de la Raison pure à l’âge où leurs compagnons de jeux lisaient des romans de cape et d’épée. Mais pour la majorité des lecteurs, entrer dans le texte d’Aristote demande du temps, du labeur, et la médiation de grands commentateurs, auxquels je rends hommage (n. 2 p. 374). À cela s’ajoutent les représentations trop souvent désincarnées qu’on donne d’Aristote dans l’enseignement. Dès lors, mon propos, dans ce chapitre, est de transformer cette « première impression » que donne Aristote, en tentant la reconstitution d’un « Aristote de chair ». Si cette tentative est réussie ou non, je l’ignore. Mais encore faudrait-il qu’elle soit discutée.

  1. Vesperini en reste obstinément aux ancrages. Ancrages religieux, supposés aller contre la rationalité philosophique ; ancrages politiques, présentés comme la vérité des théories […]. Le contresens affleure partout. (p. 378).

On retrouve ici, avec ce qu’André Laks appelle les « ancrages », l’idée selon laquelle je me « fixerais sur les contextes » (cf. supra, § 4). J’ai dit plus haut que telle n’était pas ma démarche. Mais je redis en effet qu’on ne peut pas comprendre les théories des philosophes sans les « ancrer » (je reprends volontiers à mon compte cette image) dans le monde où ils vivaient. J’ajouterai encore ceci : l’historiographie traditionnelle de la philosophie antique n’« ancre » pas moins que moi les philosophes : car lorsque André Laks approuve Burckhardt d’avoir attribué aux philosophes antiques « la sortie du mythe » et « l’invention de la libre personnalité », il les « ancre », lui aussi, dans un certain lieu. Simplement, au lieu de les ancrer dans leur monde à eux, il les ancre dans celui qu’il partage avec Burckhardt, ce qui est beaucoup plus simple que d’effectuer le travail infini du décentrement. Mais prétendre lire des auteurs sans les « ancrer » nulle part est une illusion.

Quoi qu’il en soit, mon « obstination » à « ancrer » serait la source de « contresens [qui] affleure[nt] partout » dans mon livre. André Laks conviendra avec moi, je pense, qu’émettre un jugement aussi pesant que « le contresens affleure partout » après avoir commencé par s’exempter du devoir de rendre compte des « résultats » de mon travail, est quelque peu unilatéral, et sans rapport avec la rigueur qu’il manifeste en général dans ses écrits.

Cela étant dit, j’entre dans la discussion.

Je suis absolument convaincu qu’il doit se trouver des contresens dans mon livre. Pour citer le vieil adage médiéval, je suis homme et par conséquent faillible[8]. Et je suis convaincu aussi que nul mieux qu’André Laks ne pourrait me signaler ces contresens. Mais les deux exemples qu’il a choisis ne me paraissent pas convaincants. Les voici.

7 a. Le premier concerne Platon :

« Pour Platon, philosopher, c’est servir les Muses », écrit Vesperini, p. 130. Certes. Sauf que Platon change le statut des Muses, dont on peut assez aisément voir que la principale est la philosophie : il y a donc cercle.

            La phrase est tirée d’un paragraphe dans lequel je décris ce qu’était l’Académie en tant qu’institution à Athènes : une association cultuelle privée, comme il y en avait tant en Attique, organisée autour du culte des Muses. La phrase qui dérange André Laks ne fait que résumer Platon, comme l’atteste la note associée : « Platon, Lachès, 188 c ; Phèdre, 259 d ; Phédon, 61 a ; Lois, 689 d »[9]. Elle n’exclut nullement que « Platon [ait] chang[é] le statut des Muses ». Mais c’est l’idée même qu’il y aurait eu un « changement de statut des Muses » qui est problématique. En régime polythéiste, les divinités n’ont pas un « statut » spécifique, que les philosophes auraient entrepris de « changer ». La fluidité de la représentation des dieux, ouverte à une large expérimentation narrative et rituelle, inclut les lectures des philosophes.

Je pense que ce qui heurte ici notre sens commun (c’est-à-dire le sens commun construit par notre formation), c’est le fait que la philosophie apparaisse comme une activité « religieuse ». Mais c’est que l’opposition que nous faisons entre « philosophie » et « religion », de même que ces deux termes eux-mêmes, est moderne. Et, aussi difficile cela puisse nous sembler, l’activité que Platon dénommait philosophia s’inscrivait de part en part dans une certaine relation au divin. En ce sens, il est légitime de la qualifier de « religieuse ».

7 b. Le second exemple concerne Aristote :

« Vesperini, exploitant de manière au reste superficielle et à vrai dire impropre un passage du premier livre de la Métaphysique d’Aristote (1.984b15-20), tire Anaxagore du côté d’Hermotime et de ses pouvoirs, qui ont souvent été qualifiés de chamaniques. L’erreur est la même que dans le cas de Platon. »

Je peux comprendre qu’André Laks, s’autorisant de son autorité, n’éprouve pas le besoin de fonder ses jugements sur des faits ou des raisonnements, mais je le regrette, car nous ne saurons pas, du coup, pourquoi il juge « superficielle et à vrai dire impropre » ma référence à ce passage d’Aristote. Et en conséquence, je suis dans l’impossibilité de lui répondre.

En ce qui concerne Anaxagore et Hermotime, en revanche, je peux répondre. Ce n’est pas moi qui « tire » Anaxagore « du côté d’Hermotime », un de ces « chamanes grecs » sur lesquels E. R. Dodds a attiré l’attention dans l’un des plus célèbres chapitres de ses Grecs et l’irrationnel. C’est tout simplement Aristote qui le fait : non seulement dans la Métaphysique, mais également dans le Protreptique. Cette inscription de l’Aufklärer Anaxagore, attestée de surcroît par il maestro di color che sanno, dans une lignée « irrationnelle », gêne évidemment beaucoup de savants. C’est pourquoi certains d’entre eux ont décidé que la mention d’Hermotime dans le Protreptique était un ajout de Jamblique et ne se trouvait pas dans le Protreptique d’Aristote. Heureusement pour « l’histoire historienne de la philosophie », il y a le texte de la Métaphysique qui, lui, n’est pas contestable, et fournit un parallèle palmaire.

Cet « ancrage » d’Anaxagore n’exclut nullement qu’on puisse parler de « rationalité » à son propos, pas plus que son statut d’« homme divin ». Mais cette rationalité ne saurait se confondre avec le « rationalisme » (néologisme du XIXe siècle). Elle sera « religieuse », comme la rationalité des astrologues antiques (je renvoie ici aux travaux indispensables de Koyré[10]) ou les formes de rationalités étudiées par Weber. « Rationalité » n’implique pas nécessairement « sortie de la religion ». Quant au « chamane » Hermotime, ses excursions psychiques peuvent bien nous sembler relever du merveilleux et de l’irrationnel. Mais pour Aristote, au témoignage de son disciple Cléarque de Soles, il s’agissait de phénomènes naturels, que l’on pouvait observer, et qui confirmaient ses théories sur l’autonomie de l’âme à l’égard du corps[11].

  1. Après avoir cité ces deux « contresens » supposés, André Laks se lance dans un réquisitoire plein d’allant :

Une donnée culturelle (les Muses) ou un terme (Nous) dont un auteur, qu’on l’appelle sage ou philosophe importe peu, fait la matière d’une réinterprétation, est pris pour une substance, un phénomène plutôt qu’une référence. L’histoire est abolie au nom de l’histoire. N’est-ce pas logique, quand les idées et doctrines sont d’emblée mises hors-jeu ? L’histoire culturelle que conte Vesperini est modelée, et de ce fait, défigurée, par l’affect anti-rationaliste qui en est le ressort. (p. 379, je souligne).

On retrouve ici l’idée selon laquelle je ne m’intéresserais pas aux idées. Mais, une fois encore, contextualiser les idées, ce n’est pas les mettre « hors-jeu » : c’est montrer comment elles vivaient de la même vie que les objets matériels que nous rencontrons dans nos chantiers de fouille, et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de vouloir comprendre « hors sol », en considérant leur contexte comme un contorno, une garniture : ce serait bien là, pour le coup, les mettre « hors-jeu ». Mais l’ancrage ne signifie nullement l’absence de changement, la réinterprétation. « L’histoire culturelle que [je] conte » n’a rien d’immobile, me semble-t-il. Mais, là encore, ce n’est pas à moi d’en juger.

Comme il n’argumente pas ici non plus, nous ne saurons pas quels passages de mon livre ont fait penser à André Laks que j’étais mû par un « affect anti-rationaliste » : quand je parle d’histoire « véritablement historique », c’est à l’histoire la plus rationnelle, la plus rigoureuse, la plus critique, la plus attentive aux faits, que je fais référence. Tout l’épilogue, où j’essaie de voir quelles leçons l’on peut tirer des résultats du livre, montre que j’inscris ce travail dans l’héritage des Lumières. Mais des Lumières empiriques, tolérantes, sceptiques, ouvertes, et non de Lumières dogmatiques et figées dans une mythologie de la raison. Ces dernières n’ont de Lumières que le nom. Déconstruire les mythologies de la Raison, tel est peut-être, au fond, le premier devoir d’un rationaliste digne de ce nom.

  1. « En vérité, l’opposition frontale et simplificatrice entre deux philosophies, la philosophie ancienne, qui serait dialectique, sceptique et joueuse quand elle n’est pas religieuse (l’un n’excluant pas l’autre), et la philosophie moderne rationalisante, dont le triste sérieux et la foi dans la vérité s’ancrent dans la césure originelle du christianisme (objet du dernier chapitre), interdit à Vesperini d’affronter des problèmes qui relèvent évidemment du territoire de l’histoire. » (p. 379)

Le nominalisme au fondement de ma démarche historiographique exclut toute essentialisation de « la philosophie ancienne » ou de « la philosophie moderne ». On ne trouvera donc pas sous ma plume des propositions du genre de celles qui me sont attribuées ici. Ce qui est vrai, en revanche, est que, dans les différentes expériences que les Anciens nommaient philosophia, et dont certaines sont évidemment rien moins que sceptiques (cf. mon chapitre sur Épicure) ou joueuses (cf. mon chapitre sur la philosophia que j’appelle « initiatique »), j’ai été frappé par l’importance du scepticisme inhérent à la dialectique et par celle du jeu, par rapport à leur relative marginalisation dans les discours philosophiques modernes. Mais je ne réduis évidemment pas la philosophie moderne à cela. En témoignent les ressources que j’y ai trouvées, de Descartes à Rorty en passant par Nietzsche.

  1. « L’histoire n’est pas une, c’est une trivialité que le livre contraint à rappeler. » (p. 379)

À mon sens, André Laks ne formule pas là une « trivialité ». C’est une thèse qu’on peut discuter, et que je conteste : l’histoire telle que je l’entends, et telle que l’entendaient les Anciens, ou Pierre Bayle, est une : elle consiste tout simplement (j’emploie encore cet adverbe, en espérant qu’on ne pense pas que je « minimise » le propos) en la tentative de reconstituer la vérité du passé. Pour le faire, il est essentiel, d’une part, de mettre en suspens les préjugés que notre formation nous a transmis à propos de notre objet d’étude et d’objectiver les différents filtres (comme l’idéalisme allemand) et les différentes césures (comme la césure chrétienne) qui nous en séparent. Et, d’autre part, de commencer par adopter une démarche nominaliste. Je n’étudie pas « la philosophie antique », catégorie moderne, mais ce que les Anciens nommaient philosophia.

Dire cela, ce n’est nullement méconnaître le fait qu’il y a d’autres façons d’écrire l’histoire. Ce sont celles que je passe en revue dans mon chapitre théorique. Mais c’est dire que ces autres façons, orientées par des fins spécifiques, doivent être qualifiées : l’histoire de la philosophie destinée à la formation des philosophes universitaires doit être qualifiée, par exemple, d’histoire philosophique de la philosophie, en donnant au terme « philosophique » le sens qu’il a dans nos universités. Mais j’affirme que seule une histoire visant uniquement la connaissance du passé, donc affranchie de toute détermination moderne, peut porter le nom d’histoire sans qualificatif.

  1. La thèse, qui se veut historienne, repose sur une vision simplifiée tant de la philosophie que de l’histoire. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut donner raison à Tchekhov, cité en exergue du chapitre concerné : « il est plus facile d’écrire sur Socrate que sur une demoiselle ou une cuisinière » (p. 109). (p. 380)

Je regrette qu’André Laks ait cru que cette phrase exprimait la pensée qui m’animait lorsque j’écrivais sur Socrate. Pour pouvoir comprendre la fonction de cette exergue, il faut réfléchir à ce que veut dire ici Tchekhov. Il oppose la « facilité » avec laquelle on énonce des « idées reçues » sur Socrate, et la difficulté qu’il y a à entrer dans la vie des personnes considérées – dans les milieux qui pontifient si facilement sur Socrate – comme les plus simples, les plus ordinaires, et les moins intéressantes. Avec cette exergue, je voulais dire que, dans ce chapitre, j’allais tenter de parler de Socrate sans me permettre les lieux communs édifiants dont on nous gratifie en abondance, en m’efforçant de le saisir comme Tchekhov saisissait ses demoiselles et ses cuisinières. Là encore, je ne sais pas si j’y suis parvenu ou si j’ai échoué. Le chapitre, pas plus que les autres, n’est discuté.

            Enfin, il y a évidemment dans cette citation, faut-il le dire, une pointe d’humour, et une volonté de provoquer. Je pense, avec les Anciens, qu’il est parfois bon de sourire, voire de rire, quand on pense. Et en matière de pensée je crois aux vertus de la provocation.

Ce débat dépasse de loin la seule histoire de la philosophie antique. Il concerne la compréhension que nous nous faisons de la culture européenne. Bien des points restent à discuter : dans le cadre forcément limité d’un « droit de réponse », je n’ai pu réagir qu’incomplètement à ceux qu’a soulevés André Laks. Mais s’il souhaite que nous poursuivions la discussion, je me tiens à sa disposition. J’aimerais pour ma part qu’il réponde aux critiques que j’adresse dans mon livre à la conception du grand œuvre qu’il a dirigé avec Glenn W. Most, Les Débuts de la philosophie grecque, et visant notamment les critères ayant conduit à la disparition d’un certain nombre de fragments et témoignages figurant dans l’édition Diels-Kranz (sans parler de la disparition de la section consacrée à Épiménide), ainsi que l’absence, dans la rubrique « Éditions et traductions partielles des premiers philosophes grecs » de la bibliographie, des trois volumes de la Sagesse grecque de Giorgio Colli.

Colli fut un des plus grands savants du siècle dernier. Traducteur de l’Organon, traducteur de la Critique de la Raison pure, éditeur et traducteur de Nietzsche, il fut aussi un authentique philosophe[12]. Je l’ai déjà écrit aux éditeurs de ce volume : je tiens cette damnatio memoriae pour scientifiquement, et même moralement, inadmissible. Elle est, malheureusement, caractéristique d’un dogmatisme et d’un unilatéralisme dont il m’est impossible de ne pas retrouver les échos dans la recension qu’André Laks a consacrée à mon livre.

Pierre Vesperini, CNRS

Apostille après envoi du manuscrit à la REA. – André Laks, auquel j’ai envoyé mon texte avant sa publication en ligne, m’apprend qu’il est prévu de faire figurer l’édition de Colli dans la bibliographie de la 2e édition de la Loeb, annoncée pour 2026, ainsi que dans celle de Fayard, en cas de seconde édition.

 

[1] D’après Samuel Beckett, lorsque René Crevel vint apporter le second Manifeste du surréalisme à Joyce, ce dernier lui aurait lancé : « Pouvez-vous justifier chaque mot ? Car moi je peux justifier chaque syllabe », cf. le très beau livre d’A. Atik, Comment c’était. Souvenirs sur Samuel Beckett, tr. fr., Paris 2006, p. 89.

[2] Je signale à ce propos l’observation très intéressante que fait G G. Stroumsa dans un récent ouvrage (The Idea of Semitic Monotheism. The Rise and Fall of a Scholarly Myth, Oxford 2021, p. 122) : le « miracle grec » dont parle Renan dans la Prière sur l’Acropole, on l’oublie toujours, répond à un « miracle juif » : « Or voici qu’à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec… ». Pour ma part, je reprendrai volontiers à mon compte l’idée qu’il y a eu un « miracle grec ». Mais je pense que c’est justement en pratiquant une historiographie libérée des préjugés modernes qu’on le fait apparaître en pleine lumière, dans toute son éblouissante complexité.

[3] Métaphysique, I, 982 b 18. Le sens de philomuthos est peut-être différent dans la lettre citée par Démétrios, Du style, 144 (cf. aussi 97 et 164) = Aristote, fr. 668 Rose : « Plus je suis seul, plus je suis philomuthos », cf. D. J. Allan, « Two Aristotelian Notes », Mnemosyne 27, 2, 1974, p. 113-122, ici p. 119-122.

[4] De abstinentia, II, 32, 3.

[5] Cf. e. g. U.-J. Schneider, Philosophie und Universität. Historisierung der Vernunft im 19. Jahrhundert, Hambourg 1999, qui montre comment, dans les universités allemandes, entre 1825 et 1955, la proportion d’enseignements de la philosophie dédiés strictement à l’histoire de la philosophie passe de 19 % à 80 % (p. 120). Cité par C. Koenig-Pralong, Médiévisme philosophique et raison moderne. De Pierre Bayle à Ernest Renan, Paris 2016, p. 39. De la même auteure, cf. plus récemment le remarquable La colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIII-XIXe siècles, Paris 2019.

[6] Dictionnaire critique, article Catius, remarque D.

[7] Enrico Berti en donne un exemple particulièrement impressionnant dans un article à paraître : « Une équivoque dans la tradition aristotélicienne ? Les interprétations de Metaph. α 1, 993 b 23-31 ».

[8] Cf. le bel article de L. Bianchi, « Aristotele fu un uomo e poté errare » : sulle origini medievali della critica al principio di autorità » dans L. Bianchi éd., Filosofia e Teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, Louvain-la-neuve 1994, p. 509-533.

[9] Je ne peux m’empêcher de copier ces mots de Pierre Boyancé, auquel je rends hommage p. 130, et dans le livre duquel j’ai recueilli ces références (n. 63 p. 363) : « […] on [ne] saurait conclure, avec trop de hâte, que les Muses n’étaient qu’une enseigne commode, qu’elles ne jouaient d’autre rôle que celui de ces froides statues qu’on peut voir encore parfois à l’entrée de nos écoles et de nos universités. Contre une interprétation aussi dénuée d’esprit historique qu’elle peut sembler réaliste et positive, proteste tout ce que nous savons de l’esprit de Platon et notamment ce que nous avons dit de son attitude dans la question des fêtes religieuses » (Le Culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris 19722 [1937], p. 262).

[10] Cf. e. g. ce qu’il écrit dans « Paracelse », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 13, 1, 1933, p. 46-75, ici p. 49-50 : « Paracelse était homme de son temps et, à son époque, tout le monde croyait aussi bien à la transmutation des métaux qu’à l’influence des astres ; allons plus loin encore : il était, à notre avis, parfaitement raisonnable d’y croire, et Paracelse a réellement fait preuve d’esprit critique en ne voulant admettre l’influence des astres que pour expliquer des phénomènes massifs comme les épidémies, etc. Ceux qui n’admettaient point l’influence astrale n’étaient pas en avance sur leur temps. Ils avaient du bon sens, mais aucune pensée vraiment scientifique. La critique de l’astrologie judiciaire se fondait sur des raisonnements théologiques, sur la notion du libre arbitre, sur des considérations concernant l’identité du lieu et de l’heure de la naissance de personnes diverses : des lieux communs, répétés à satiété depuis l’antiquité » (je souligne). Et en note, renvoyant à P. Duhem (Système du Monde, vol. Il, p. 323 sq.) et F. Boll (Sternglaube und Sterndeutung, 3e éd., Leipzig 1926) : « [L]’astrologie était un système parfaitement raisonnable et rationnel, et […], avant Copernic, croire à l’influence des astres était inévitable pour tous ceux qui recherchaient et admettaient un déterminisme scientifique dans la nature. La cosmologie d’Aristote, pour n’envisager que cet exemple-là, conduit nécessairement à l’astrologie. » (je souligne).

[11] Pour un examen de ce témoignage, cf. T. Dorandi, « Le Traité sur le sommeil de Cléarque de Soles : catalepsie et l’immortalité de l’âme », ExClass 10, 2006, p. 31-52.

[12] On trouvera une belle et riche évocation de Giorgio Colli dans un texte d’Alberto Banfi, « Giorgio Colli: il coraggio del pensiero (profilo biografico) », Kleos. Estemporaneo di studi e testi sulla fortuna dell’antico, 9, 2004, p. 221-271.