Laure Chappuis Sandoz (LCS) offre à ses lecteurs un livre foisonnant. On pourra dire que sa manière correspond à sa matière puisque son titre est : Terres d’abondance. Paysages et images poétiques de la fertilité et du don dans la littérature latine. Une idée en entraînant une autre, son livre touche à beaucoup de choses. Déjà les termes « fertilité » et « don » de son sous-titre le laissent présager. De toute façon, elle ne dit nulle part ce qu’elle entend par « abondance ». D’entrée de jeu, il aurait sans doute fallu préciser les sèmes qui constituaient cette notion ; ainsi l’agrément d’un locus amoenus ne ressortit pas forcément à l’abondance. Au fil des pages, on se rend compte que titre et sous-titre sont loin de recouvrir tout ce à quoi l’ouvrage fait allusion. Premièrement, l’auteur ne se borne pas à la littérature latine. Son corpus comprend certes des sources littéraires latines de la république romaine à la fin du VIe siècle de notre ère, mais aussi des textes grecs, des textes judaïques, des textes en ancien français, etc. qui ne sont pas là à titre de comparaison, mais constituent bel et bien le coeur de l’étude. Elle fait des incursions dans la mythologie germanique et la mythologie celtique. L’adjectif « poétique » pourrait aussi induire en erreur ; non seulement la chercheuse ne se limite pas aux vers, mais même elle utilise des passages qui n’ont rien de spécialement « poétique », comme les Vies de Suétone, par exemple. Enfin, elle ne se contente pas de se référer à la littérature, ainsi que son intitulé pourrait le laisser penser, mais elle use abondamment des inscriptions, de la numismatique, des mosaïques, des fresques, etc., au point que le lecteur regrette qu’il n’y ait pas d’illustrations montrant les tableaux sur lesquels elle appuie ses dires. Quant au contenu, LCS s’intéresse non seulement à la notion d’abondance, mais aussi aux notions contraires. C’est ainsi que dans sa première partie qui repose sur les deux grandes catégories du lieu et du temps, elle étudie les paysages connotant l’abondance dans son corpus, mais également l’errance (par exemple avec « sépulture et mort en mer », ce qui est quand même loin de son projet initial), et ainsi de suite. Au chapitre sur « Le temps de l’abondance », elle accole un chapitre sur « le temps de la pénurie ». Après avoir examiné les lieux et les temps, elle s’intéresse, au début de sa deuxième partie, aux choses : les dons de la nature dans la vie quotidienne des Romains, l’iconographie, les jardins. Insensiblement cela la conduit à traiter un sujet qui serait « l’alimentation des Romains », à parler des tabous alimentaires, du végétarisme, de l’alimentation des défunts, des spectres, etc. Le chapitre VIII est consacré au « langage de l’abondance » ; il examine un certain nombre de mots récurrents dans les passages sélectionnés, et six motifs : la corne, le récipient sans fond, les mamelles de lait, la marmite, le chaudron de jouvence, la jarre des réserves. On s’aperçoit finalement. qu’il s’agit de motifs universels de l’imaginaire humain. Le chapitre IX intitulé « L’abondance comme don » comprend quatre parties : A. Les termes de l’échange (richesse et réciprocité, le colonat, de la munificence à la charité), B. Du festin des élites au banquet des élus, C. Les cadeaux d’amour, D. Le sacrifice comme don et contre-don (les dons divins : du grain, du vin ; la réponse des hommes : les sacrifices, les prières ; Cérès, Marie et l’Eglise), — on regrette qu’une place plus grande n’ait pas été accordée par LCS à Ops abstraction que les Romains avaient divinisée ! En outre, puisqu’elle utilise abondamment l’hagiographie, je signale à l’auteur qu’un village du Lot et Garonne porte le nom de Sainte Abondance. —
La conclusion commence par parler d’alimentation, mais, compte tenu du sens de copia dans le vocabulaire technique de la rhétorique, se termine par un développement intitulé « De mets et de mots : l’abondance du texte : 1. Le texte comme aliment, 2. Le texte comme locus amoenus, 3. Les saisons du texte, 4. De la copia uerborum à la cornucopia ».
LCS précise bien, dès son introduction, qu’il s’agit là d’une étude thématique qui « se veut une plongée dans les représentations et dans l’imaginaire ». Elle spécifie : « L’ensemble des textes du corpus a donc été considéré d’un point de vue synchronique, comme une entité autonome reflétant un système de représentations de l’imaginaire, susceptible de parler par elle-même, souvent même indépendamment de l’auteur, du contexte socio-historique et politique qui lui a donné naissance ». Rappelons que son corpus va de l’Ancien Testament à des ouvrages de la Renaissance. On regrette un peu que la chercheuse n’ait pas étudié les textes par périodes, pour voir si, dans le détail, l’imaginaire de l’abondance se manifestait toujours de la même façon selon l’évolution de la civilisation, selon les données politiques, selon les religions. Ou alors, on court le risque de ne voir que ce que nous verrions encore si le même type d’étude était fait avec des textes de notre époque : ce qui apparaît, ce sont véritablement les fondamentaux, vrais en tous lieux et en tous temps.
Ce livre est intelligent, bien écrit. L’un de ses points forts est qu’il s’appuie sur de très nombreuses citations, très finement analysées. Les remarques excellentes abondent et l’ensemble présente le plus grand intérêt. Tous les passages sont donnés dans leur langue originelle et en traduction, ce qui permet à LCS de commenter avec beaucoup de pertinence le texte d’origine. Les traductions sont, pour la plupart, de son cru. Toutes n’emportent pas l’adhésion. Un exemple : on se demande pourquoi cunabula est rendu par « nids », p. 29, « Les nids eux‑mêmes épancheront pour toi des (sic) douces fleurs », dans la quatrième Bucolique, alors que Virgile s’adresse à l’enfant qui va naître : ipsa tibi blandos fundent cunabula flores. À la p. 198, dans la même citation, le mot est traduit par « berceau ». L’impression n’est pas exempte de fautes ainsi, à la p. 256 le « chat » d’une aiguille doit être remplacé par « chas » ; à la p. 43, suauibus herbibus doit être corrigé en suauibus herbis. Que penser de la p. 374 où on lit que « Lucius…se déclarera bientôt prêt à finir rôti sur le grill » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un gril ? Et ainsi de suite…
Le sourire de l’auteur ajoute à l’agrément de son livre. Dans son introduction, elle en assume le foisonnement, dont elle est tout à fait consciente, avec une sorte de gourmandise. Elle proclame avoir « le goût des mots » (p. 13). Elle n’hésite pas à jouer sur les termes, en jubilant, semble-t-il : ses titres en sont un exemple, mais emblématique est sa dernière phrase 1 où « les maux de la faim » constituent… les mots de la fin !
Bref, pour utiliser les images alimentaires qu’elle affectionne, ce festin copieux, concocté avec amour, auquel elle nous convie, est un vrai régal, d’où personne ne repartira l’estomac vide !
Lucienne Deschamps