< Retour

Introduction

Grand absent dans notre archéologie, le bois jouait un rôle fondamental dans la société antique, que ce soit dans les représentations ou dans les techniques, en particulier dans la construction. Malgré la rareté des vestiges en bois du fait des mauvaises conditions de conservation en Grèce, ce matériau occupe une place importante dans nos sources. Il est présent aussi bien dans les textes administratifs et techniques (comptes et inventaires depuis l’époque mycénienne jusqu’à l’époque romaine et byzantine, traités techniques, lexiques, sans oublier l’importante masse documentaire que représentent les sources papyrologiques grecques d’Égypte) que dans les textes littéraires.

Un premier travail de recension du vocabulaire grec du bois, qui ne visait pas à l’exhaustivité, a été effectué par Anastasios Orlandos[1], puis par Roland Martin[2] dans leurs ouvrages sur les matériaux de construction. Alfred Trevor Hodge a entrepris un lexique de la charpente[3], outil utile mais très succinct et en partie dépassé. Le dictionnaire d’Anastasios Orlandos et Ioannis Travlos[4] est à ce jour le seul à rassembler tous les mots du vocabulaire architectural en grec ancien, avec de nombreuses citations à l’appui, mais sa consultation est réservée aux hellénophones et une mise à jour serait nécessaire. Marie-Christine Hellmann a étudié le vocabulaire architectural dans les inscriptions de Délos et a fourni un dictionnaire de référence où les mots du bois occupent une place importante[5]. Le Dictionnaire méthodique de l’architecture grecque et romaine de René Ginouvès et Roland Martin[6], enfin, reprend une grande partie de la terminologie relative au bois et à la construction mais ne comporte aucune référence aux textes antiques.

De nouvelles découvertes en épigraphie, de nouvelles études en papyrologie et de nouvelles approches en architecture antique ont modifié le regard porté sur ce matériau, engageant à réévaluer les techniques de travail et les usages que désigne un vocabulaire dont le sens exact n’est pas toujours bien compris. C’est pour remédier à cette difficulté qu’a vu le jour un projet de recherche dédié aux Mots du bois, dont l’objectif est de rédiger un lexique commenté des mots du bois en grec ancien, du linéaire B au grec byzantin, assorti d’un choix de textes traduits[7].

L’étude du bois touche à l’histoire des techniques, à l’architecture et à la lexicographie ; mais ses enjeux relèvent aussi, plus largement, de l’histoire environnementale, économique et politique. En témoignent les articles réunis dans ce dossier à l’issue d’une journée d’études organisée à la MMSH d’Aix-en-Provence en décembre 2022[8].

Ces recherches portent sur un corpus, celui des sources littéraires grecques des IIe et Ier siècle av. J.-C., qui a la particularité d’être à la fois assez limité, puisque nous n’avons conservé de ces deux siècles que quatre œuvres grecques, et assez homogène, puisque ces quatre œuvres relèvent de l’histoire et de la géographie. Bien plus que les sources primaires que sont les inscriptions ou les documents papyrologiques, ces textes sont des constructions intellectuelles dont l’orientation dépend de la perspective adoptée par l’auteur. Le bois n’y apparaît pas seulement pragmatiquement comme un matériau que l’on produit, que l’on façonne et que l’on assemble pour en faire des machines ou des édifices ; il prend aussi symboliquement place dans un système de représentation du monde.

Cette représentation s’inscrit dans un cadre historique spécifique. Le contexte des IIe et Ier siècles av. J.-C. est celui de la conquête romaine de la Méditerranée et de la fin des royaumes hellénistiques. Le monde grec, déjà élargi à l’Orient lointain par les conquêtes d’Alexandre, s’organise sous l’autorité croissante de Rome ; l’oikouménè forme désormais un ensemble politique et culturel qui tend à l’unité. La conception du monde dont témoigne la littérature de cette époque reflète cette globalisation. Dès le IIe siècle, l’histoire universelle de Polybe en rend compte en développant l’idée d’un entrelacement de l’histoire de l’Orient et de l’Occident : à une date donnée – précisément, selon Polybe[9], à la conférence de Naupacte qui a mis fin en 217 à la guerre des Alliés – les fils des événements d’Occident et d’Orient se sont mêlés pour constituer une trame commune. De ce fait, la littérature des IIe et Ier siècles a désormais à rendre compte de façon globale d’un monde à la fois très divers et unifié. C’est une époque où Grecs et Romains entreprennent de dresser des bilans des connaissances communes, surtout en ce qui concerne l’histoire (Polybe, Poséidonios, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse, Varron dans les Antiquités, Tite-Live), mais aussi en géographie (Strabon), en grammaire (Varron sur la langue latine) ou en architecture (Vitruve), en attendant l’histoire naturelle de Pline.

Ces bilans d’ensemble sont, inévitablement, des ouvrages monumentaux. Leur caractère encyclopédique exige un format massif : Polybe écrit 40 livres, Poséidonios 52, Strabon 17 de Géographie, Diodore 40, Denys 20 ; les Antiquités de Varron comportent 41 livres, son bilan sur la langue latine 25 livres, celui de Vitruve sur l’architecture 10, les Histoires de Trogue Pompée 44, celle de Tite-Live 142[10]. Ces ouvrages forment une sorte de conservatoire de plusieurs siècles de culture et proposent une compréhension d’ensemble du monde fondée sur l’idée d’une appartenance commune.

De la partie grecque de ce mouvement encyclopédique, nous avons conservé quatre ouvrages : ceux de Polybe au IIe siècle, de Diodore, de Strabon et de Denys au Ier siècle, quatre Grecs venus d’horizons divers (Polybe vient du Péloponnèse, Diodore de Sicile, Strabon du Pont et Denys d’Asie Mineure) qui tous ont pendant un temps vécu et travaillé à Rome. Ces Grecs bilingues, instruits, ont voyagé, eu accès à des archives et travaillé dans des bibliothèques. Ils ont en commun, outre la dimension de leurs œuvres et leur finalité encyclopédique, une langue d’écriture : la koinè, cette langue d’échange qui s’est généralisée en Orient après les conquêtes d’Alexandre et qui est une langue peu littéraire, mieux adaptée à la transmission d’information qu’aux effets de style ; seul Denys, à la fois historien et rhéteur, aspire à pratiquer une langue plus raffinée en imitant les auteurs attiques. Ils ont aussi en commun le caractère mixte de leurs œuvres, qui mêlent volontiers à l’histoire politique et militaire des exposés géographiques ou ethnographiques, voire mythologiques.

La nature du corpus traité ici permet d’avoir sur notre objet d’étude une triple perspective, tenant à la fois de la lexicographie, de l’histoire des techniques et de l’histoire des idées. L’un des objectifs de la recherche entreprise est de dresser un état des lieux du vocabulaire grec employé à cette époque pour désigner d’une part le bois dans tous ses états, depuis la forêt jusqu’à la planche, d’autre part le travail du bois, c’est-à-dire les outils et les hommes qui le coupent, le façonnent et le mettent en œuvre. Un autre est de comparer la place que le bois occupe, chez chacun des auteurs étudiés, dans la construction d’une représentation de ce monde commun méditerranéen dont ils contribuent à former l’image.

Lors de la journée d’études aixoise de décembre 2022, une présentation du vocabulaire de Polybe a été proposée par Marie-Rose Guelfucci, qui avait relevé le défi de ce travail complexe. De fait, le bois est à la fois accessoire et omniprésent dans les textes que nous abordons et la recherche et l’interprétation de ses occurrences a été une lourde tâche. Marie-Rose Guelfucci l’avait entamée avec curiosité et enthousiasme et son intervention lors de la journée d’études nous a séduits par son dynamisme et sa pertinence. Sa disparition subite ne lui a pas laissé le temps de donner forme à son étude ; à partir des notes qu’elle avait laissées, son disciple Daniel Battesti a cherché à rendre compte dans cette publication de l’état qu’avait atteint sa recherche.

Puissions-nous, en dédiant ce dossier à la mémoire de Marie-Rose Guelfucci, rendre hommage à sa science, son esprit et sa fougue.

 

Cécile Durvye, Université d’Aix-Marseille, TDMAM ; Stéphane Lamouille, CNRS, IRAA ; Valérie Schram, CNRS, ArScAn.

REA, T. 125, 2023, n°2, p. 309 à 312

 

[1]. Τα υλικά δομής των Αρχαίων Ελλήνων, Athènes 1955-1958. Traduction française : Les matériaux de construction et la technique architecturale des anciens Grecs, 2 vol., Athènes-Paris 1966-1968.

[2]. Manuel d’architecture grecque, I : matériaux et techniques, Paris 1965.

[3]. The Woodworks of Greek Roofs, Cambridge 1960.

[4]. Λεξικόν αρχαίων αρχιτεκτονικών όρων, Athènes 1986.

[5]. Recherches sur le vocabulaire de l’architecture grecque d’après les inscriptions de Délos, Paris 1992.

[6]. Rome, 1985 (tome I), 1992 (tome II), 1998 (tome III).

[7]. Le démarrage officiel du projet s’est matérialisé avec les journées d’études « Les mots du bois en grec du linéaire B au grec byzantin » organisées à Toulouse les 15 et 16 octobre 2021 par le CRHEC (Centre de recherche en histoire européenne comparée), le CRATA (Culture, Représentations, Archéologie, Textes Antiques) et l’IRAA (Institut de Recherche sur l’Architecture Antique), qui ont réuni les membres qui animent aujourd’hui ce groupe de recherche (https://bama.hypotheses.org/71). L’objectif était alors de dresser une liste des termes liés au travail du bois sur la longue durée et d’élaborer un protocole d’étude de ces termes : classement des occurrences, étymologie, étude des contextes d’apparition et des sens, registres et fréquence d’usage, cadre géographique d’emploi du terme, postérité ou abandon.

[8]. « Les mots grecs du bois aux IIe et Ier siècles av. J.-C. : Polybe, Diodore de Sicile, Strabon, Denys d’Halicarnasse », journée d’études organisée à Aix-en-Provence le 2 décembre 2022 grâce au soutien du TDMAM (laboratoire Textes et Documents de la Méditerranée Antique et Médiévale) et de l’IRAA.

[9]. V, 105, 4-8.

[10]. Cf. L. Mondin, « La littérature monumentale à Rome aux Ier s. a.C. et Ier s. p.C. » dans A. Cohen‑Skalli éd., Historiens et érudits à leur écritoire. Les œuvres monumentales à Rome entre République et Principat, Bordeaux 2019, p. 17-38.