Cet ouvrage réunit pas moins de dix-huit articles du colloque qui s’est tenu à Pérouse en octobre 2021. Il s’inscrit donc dans le prolongement des études sur le personnage de Cassandre qui a déjà attiré l’attention de la critique ; à cet égard, la monographie de S. Mazzoldi[1], abondamment citée, apparaît comme le point de référence incontournable d’une écrasante majorité des articles. Le volume se présente en trois parties selon un classement des sources : imaginaire littéraire grec, iconographique antique puis moderne. La catégorie de « l’imaginaire », visiblement choisie pour sa souplesse terminologique, annonce la volonté de s’intéresser autant aux sources qu’à ce qu’elles disent de leur contexte.
Dans son essai introductif, E. Medda présente les sources antiques, notamment pré-eschyléennes puis un parcours de lecture dans la scène d’Eschyle. Cet essai, utile en tête de volume pour les lecteurs qui seraient peu familiers de la figure, fait ressortir les caractéristiques principales de Cassandre : marginalité, sexualité, malédiction, et contenu des prophéties (portant aussi bien sur le futur ou le passé). E. Medda synthétise ainsi ses travaux sur l’Agamemnon, sans échapper aux risques de simplification d’un texte aussi complexe : par exemple, contrairement à ce qu’il écrit p. xx, le chœur ne donne pas raison à Cassandre mais évite justement d’accorder une marque de confiance dans ses propos en prêtant serment[2].
La première partie, « Cassandra nell’immaginario letterario dell’antica Grecia », offre un panorama des sources théâtrales grecques.
L. Pallaracci, « Profezie politiche: riflessi di storia ateniese nella Cassandra di Eschilo ». Le personnage de Cassandre est moins étudié en lui-même que le contexte politique d’Athènes des années 460/450. L’expression « στάσις δʹ ἀκόρεστος », « insatiable querelle » (v. 1117), donne lieu à une lecture politique des prophéties, dans lesquelles l’uxoricide se double d’un régicide puis d’une usurpation ; l’Argos mythique est mise en parallèle avec l’Athènes contemporaine. En revanche, il convient de mitiger le paradoxe sur lequel insiste L. Pallaracci mais qui n’est qu’apparent entre l’origine barbare de Cassandre et sa maîtrise de l’idiome grec : bien que son étrangeté soit soulignée, le personnage se conforme de fait à une convention scénique de ce théâtre où même les adversaires des Grecs parlent leur langue et se font comprendre[3].
G. Vitali, « Le similitudini teriomorfe di Cassandra nell’Agamennone di Eschilo ». L’article relève sur les animaux auxquels est comparée la prophétesse à commencer par les oiseaux : l’hirondelle pour son langage incompréhensible ; le rossignol pour ses qualités de transformation poétique de la douleur ; le cygne pour son chant de mort. Viennent ensuite les comparaisons avec une bête sauvage, ou avec une chienne de chasse aux perceptions surdéveloppées. G. Vitali remarque que Cassandre elle-même reprend à son compte cette comparaison, et peut-être faudrait-il insister sur son rejet des autres. Toutes relèguent sa voix aux confins de la parole humaine.
A. Boschi, « Il mito greco di Cassandra nella produzione tragica frammentaria ». L’étude apporte un éclairage sur des sources moins connues : l’Alexandros (selon l’édition de I. Kamaranou), mais aussi et surtout le fragment adesp. fr. 649 Kn-Sn où Cassandre décrit à Priam, Déiphobe et au chœur le duel entre Hector et Achille selon des modalités assez traditionnelles du personnage (visions et accusation de folie). Les suspicions à l’encontre d’une attribution sophocléenne de ce texte pourraient être renforcées par une analyse plus littéraire : la description de Cassandre « mangeant du laurier » (« δάφνην φαγών ») n’a rien de classique mais, tout en la rapprochant de la Pythie, elle rappelle (ou anticipe ?) le « δαφνηφάγων » (v. 6) de Lycophron.
V. Caruso, « La profezia di Cassandra nel primo stasimo dell’Andromaca». Le catalogue des références à ce personnage dans le théâtre euripidéen insiste sur sa valeur paradigmatique : elle concentre toutes les souffrances de sa ville, et l’anticipation de sa prédiction au sujet de Pâris au moment de sa naissance (plutôt qu’à son départ pour Sparte) permet de remonter à l’ἀρχὴ κακῶν de Troie.
Malgré des approches variées de la tragédie grecque, on peut regretter un déséquilibre avec les autres sources littéraires antiques (rien n’est dit Lycophron ni de son apparition dans la poésie latine ou chez Sénèque).
La deuxième partie, « Cassandra nell’immaginario figurativo dell’Antichità classica », envisage les sources iconographiques.
N. Cicconi, « Amabili guance rosee. La ricezione della venustà di Cassandra tra Polignoto e Luciano ». L’auteur passe en revue des sources iconographiques gréco-romaines à partir desquelles l’autonomisation du personnage, caractérisé par sa nudité et sa beauté, aboutit au thème de la Cassandre mélancolique. Le bref rappel de Polygnote et de Lucien pose les bornes chronologiques mais les interactions entre sources littéraires et iconographiques ne sont pas analysées (pourtant, la sexualisation du personnage se manifeste dans les textes post-euripidéens).
K. Stratiki, « Cassandre : de Troie à Amyclées. Le sanctuaire d’Alexandra ». Les prolongements cultuels de l’histoire mythique de Cassandre se matérialisent dans deux sanctuaires héroïques : celui d’Amyclées, pour lequel se trouvent réfutées les hypothèses d’une assimilation tardive des personnages de la fable mythologique à des divinités ancestrales ; et celui de Thalamai, dans lequel l’auteure décèle un deuxième sanctuaire dédié à Cassandre nommée alors Pasiphaé (nom de la lune) en vertu de son pouvoir de révélation oraculaire.
M. Menichetti, « Cassandra a Vulci ». Après un répertoire des documents de Vulci, l’étude se focalise sur la tombe François où Cassandre est mise en parallèle avec Amphiaraos. L’auteur interprète le sens de ce programme iconographique comme une restauration de la parole prophétique en dépit de la faiblesse des personnages qui la portent et le met en lien avec les commanditaires, hommes politiques de premier rang (peut-être Vel Saties représenté sur la tombe en train de prendre les auspices).
F. Figura, « La rivincita di Cassandra: parodia visuale e racconto mitico nella ceramica antica ». À partir d’une étude formelle très précise des composantes des personnages (gestualité, coiffure, vêtements) d’un fragment de cratère (-350) retrouvé à Buccino, Figura montre tous les renversements de cette scène où Cassandre poursuit Ajax. Dans une parodie exacerbant les traits sexuels, le peintre offre au personnage une véritable réécriture de son histoire.
G. L. Grassigli et B. Sciaramenti, « L’immagine di Cassandra: tradizione greca e cultura latina ». En guise de prémisses méthodologiques, cet article insiste sur l’indépendance des sources iconographiques par rapport à la littérature. Loin de les réduire à une fonction illustrative, les auteurs montrent qu’elles sont le lieu de gestation de dynamiques spécifiques, ce qui est ensuite démontré, notamment par un groupe de gemmes du Iers. av. J.‑C.
B. Sciaramenti, « La Figura di Cassandra nella pittura pompeiana ». Les fresques de maisons aristocrates de Pompéi montrent une Cassandre active et protagoniste dans des scènes où elle se détache d’une foule. En annonçant la chute de Troie, Cassandre se fait chantre de l’idéologie romaine (comme la Sibylle de Cumes) : l’évidence de l’histoire éclipse alors la malédiction de l’incrédulité.
De toutes ces contributions sur le volet figuratif, il émerge que ces sources, avec des moyens d’expression très différents des textes, élèvent Cassandre au rang de protagoniste au point qu’elle peut être représentée seule. Il resterait à explorer les façons dont cette autonomisation par rapport aux autres personnages de son histoire se nourrit de schèmes iconographiques propres à d’autres figures (quels signes assimilent ou distinguent Cassandre de la Sibylle ou des ménades ?).
La troisième partie de l’ouvrage, « Cassandra nell’immaginario medievale, moderno e contemporaneo », envisage la réception du personnage.
O. Scarpati, « La escïentose Cassandra. Rappresentazione e declinazione del mito nel Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure ». Ce roman médiéval (dont les longues citations en ancien français peuvent constituer un réel obstacle à la lecture) développe le De Excidio Troiae de Darès le Phrygien selon les procédés de l’amplificatio. Cassandre gagne une épaisseur narrative par la répétition de ses apparitions. La plus grande originalité tient au renversement dans la représentation de Cassandre en femme de sagesse, que les Troyens d’abord ignorent mais à laquelle ils finissent par obéir.
C. Ragni, « “She askes of him the gift of prophecie”. La Cassandra elisabettiana di Richard Barnfield ». L’auteur montre comment la reprise de formes littéraires codifiées remodèle le personnage : l’épyllion conditionne d’abord la représentation d’une Cassandre traîtresse dans un jeu amoureux avec Apollon tandis que la lamentation l’oriente ensuite vers une tonalité plus pathétique vis-à-vis d’Agamemnon. L’auteur met ensuite au jour les stratégies pour associer ou dissocier cette héroïne féminine de la reine Elisabeth Ière. Ces éléments de contexte éclairants sont complétés par un panorama de la disponibilité de la source eschyléenne, visiblement hypotexte principal dans l’Angleterre du début de ce XVIIes. Nous voudrions apporter à ce sujet une correction factuelle des indications de la p. 177 : il faut ajouter aux éditions du texte grec celle de Turnèbe (1552) ; l’édition de Vettori ne propose pas de traduction latine : la seule imprimée est bien celle de Saint-Ravy. En revanche, comme relai entre la Cassandre eschyléenne et l’élite anglaise du XVIIe s., on pourrait envisager la diffusion de la traduction latine de Casaubon qui, quoique manuscrite, est connue des érudits postérieurs[4].
F. Rocchi, « “Per ché mi concedesti di vedere…” Voce soggettiva nella Kassandra di Friedrich Schiller ». Cet article situe la ballade de Schiller dans le contexte de la production littéraire et théorique du poète : Cassandre incarne le sentimentalisme moderne. Quelques liens sont esquissés avec La Pucelle d’Orléans, autre œuvre où Schiller montre la solitude d’une figure féminine qui s’élève grâce à la poésie, mais la ballade est surtout lue par le prisme des critiques de Christa Wolf.
L. Calafiore, « “Anch’elle vedeva…” La Cassandra di Gabriele d’Annunzio ». Dans La Città morta, la Cassandre eschyléenne se devine derrière le personnage de l’aveugle Anna. L’auteur montre néanmoins tout ce que ces échos doivent en réalité à un traité français de Paul de Saint Victor (Les Deux masques. Tragédie-Comédie, 1880). Comme dans ce texte théorique, la Cassandre antique se voit investie, en vertu de son don visionnaire, de la même fonction que le chœur : porter une voix démultipliée par son ampleur temporelle et sa valence collective.
A.‑M. Lievens, « La funzione del mito classico nella Casandra (1910) di Galdós ». L’étude présente un exemple très caractéristique de la politisation du personnage antique dont la réception est envisagée dans sa portée pragmatique. En l’occurrence, Cassandre devient la prophétesse d’une politique émancipatrice, ce qui suscite, dans l’Espagne du début du xxe s., de vifs affrontements dont on trouve la trace dans l’accueil radicalement différent, dans les journaux de l’époque, selon que les critiques appartiennent au camp des républicains ou des conservateurs. Il est alors intéressant d’observer comment l’identité mythique du personnage façonne un horizon d’attente qui conditionne la réception de la pièce, car c’est bien son identité prophétique qui confère au texte sa portée subversive.
G. Ugolini, « La Cassandra di Pasolini: profezia e musica ». Pasolini fait intervenir Cassandre deux fois : la traduction pour la mise en scène au festival de Syracuse (1960) et sa transposition dans le documentaire Appunti per un’Orestiade africana (1970). Dans le second en particulier, le poète et réalisateur transpose ses prophéties en une musique qui privilégie, dans le personnage eschyléen, le pathétique d’une contagion de la douleur par un délire non-verbal à l’élucidation de sa révélation.
L. Thévenet, « Cassandre “à la tortue” et Jan Fabre apollinien dans Resurrexit Cassandra: l’antique comme clé de lecture du contemporain ». Le parcours dans les symboliques antiques de la tortue puis du serpent, animaux présents sur scène dans des versions différentes du spectacle, instaure un dialogue entre les sources antiques et une création contemporaine. Bien que Cassandre soit représentée seule en scène, la présence à ses côtés de tortues active un imaginaire inquiétant : référence à l’élément chthonien, mais aussi au dieu oraculaire et poétique Apollon, elles évoquent également le mutisme féminin. Quant aux serpents, présents dans l’histoire mythique du personnage, ils font allusion à son pouvoir mantique se traduisant par une parole « sifflante ». Cette enquête anthropologique démultiplie les sens d’un spectacle où le metteur en scène se fait nouvel Apollon : une absence pesant lourdement sur la figure féminine.
A. Roscini Vitali, « “Nelle tenebre. Nel macello. E sola.” L’archetipo di Cassandra tra arte e femminismo ». Dans la relecture opérée dans les mouvements artistiques féministes des années 70, Cassandre est perçue comme le paradigme de la femme marginalisée et persécutée par l’homme et le système patriarcal. La figure mythologique fait l’objet d’une forte identification de la part des artistes et se voit investie d’un pouvoir de révélation du monde contemporain.
Ces exemples démontrent la variété des réinterprétations du personnage qui semble bien affranchi de sa caractérisation dans les sources antiques. Ils modifient les données de la malédiction en excluant bien souvent Apollon, ce qui confirme l’intérêt porté à Cassandre en elle-même.
L’ouvrage rassemble ainsi des études très diverses dont la répartition par sources (textes et images ne couvrant par les mêmes périodes) peut mener à une forme de compartimentation peu propice à l’émergence de liens entre elles. Ce panorama met néanmoins en lumière les étapes essentielles de l’évolution du personnage. Contrairement à la tragédie grecque, les sources iconographiques puis les textes modernes érigent Cassandre en protagoniste. Son autonomisation l’affranchit même de son contexte narratif d’origine puisque les auteurs en retiennent principalement une fonction (la prédiction) qu’ils déclinent selon leur projet artistique. La lecture de l’ensemble invite à interroger la prépondérance, dans l’imaginaire collectif, de la version littéraire du personnage.
Le livre offre donc un exemple de la plasticité d’un personnage mythologique et de la fécondité de ses réélaborations successives. Accessible à un large public, spécialiste ou non, il pourra ainsi suggérer, par la variété des études, des pistes de recherche stimulantes à propos de ce personnage ou des phénomènes de réception et faire découvrir des œuvres parfois peu connues.
Anne Morvan, Nantes Université.
Publié en ligne le 8 juillet 2024.
[1] S. Mazzoldi, Cassandra, la vergine e l’indovina: identità di un personaggio da Omero all’Ellenismo, Pise-Rome 2001.
[2] E. Medda éd., Eschilo. Agamennone, Bari 2017, vol. 3, p. 217.
[3] E. Hall, Inventing the Barbarian: Greek Self-Definition through Tragedy, Oxford 1989, p. 117-sqq.
[4] E. Fraenkel éd., Aeschylus. Agamemnon, 3 vol., Oxford 1962, vol. 1, p. 38-sqq. M. Mund-Dopchie, La Survie d’Eschyle à la Renaissance : éditions, traductions, commentaires et imitations, Louvain 1984, p. 345, n. 2.