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Les études dites classiques, dont la philologie, domaine transdisciplinaire en soi, ont tout à gagner à dialoguer avec l’anthropologie culturelle, la théorie littéraire ou la psychologie cognitive. C’est une tâche à laquelle s’est employé avec succès l’auteur de l’ouvrage recensé ici, Alessandro Buccheri (AB), dans une riche étude issue d’une thèse soutenue en 2017, conjointement à l’EHESS et à l’Université de Sienne. Sur plus de 400 pages denses, l’étude s’intéresse, comme l’indique son sous-titre, aux « métaphores botaniques du corps et de la parenté dans la poésie grecque archaïque et classique », chacun de ces termes impliquant une réflexion terminologique et méthodologique.

Après une préface de Maurizio Bettini (7-10), philologue et anthropologue éminent, l’introduction (13-44) insiste à raison sur la nécessité d’une approche émique, indigène, ancienne (non étique, externe, moderne) pour l’étude de la pensée grecque ancienne et des représentations textuelles et visuelles, de l’imaginaire et des pratiques discursives et sociales qui la structurent, fondées surtout sur des métaphores : pour apprécier comment les Grecs d’époque archaïque et classique se figuraient le corps et la parenté, l’helléniste doit observer comment, par la « botanique sauvage » qui les soutient, les textes poétiques archaïques et classiques transmettent ce qu’on pouvait alors « apprendre des arbres et des plantes ».

L’ouvrage est organisé en six chapitres de 40 à 75 pages, en cinq ou six sous-chapitres, à part le dernier, en trois. Un premier ensemble groupe trois chapitres, dont le titre commence par une citation poétique évoquant le domaine métaphorique abordé. « Au milieu d’une végétation étrangère » : présentation d’ensemble des métaphores botaniques, le chapitre 1 (45-92) évoque les parties de l’arbre, pérennes (racine, tronc, branches, rameaux) et annuelles (feuilles, fleurs, fruits), des processus vitaux des plantes (thállō, phúomai, blastánō, kárphō et d’autres termes liés au flétrissement) et des activités agricoles (semailles, labour, plantation, moisson). « Près de la marée clandestine de l’arbre » : plantes, hommes et humeurs, le chapitre 2 (93-136) s’intéresse aux fleurs et aux humeurs (ou à l’humidité), en rapport avec les théories botaniques. Intéressantes sont les analyses sur Simoïsos « florissant », d’autres guerriers-arbres et le peuplier noir dans l’Iliade, sur l’usage de verbes « fleurir » et « affleurer » pour évoquer la « poussée de sève » d’où viennent les larmes des héros et femmes homériques, puis sur « la fleur de jeunesse » et autres âges de la vie, à propos des cochons d’Eumée, dans Eschyle Agamemnon 72‑82 et Pindare Pythiques 4.158, et sur le développement du fœtus dans le traité De la génération/De la nature de l’enfant. Enfin, « La force qu’à travers la tige verte… » : plantes, apparence et émotions, le chapitre 3 (137-202), après un préambule sur Le corps coloré, s’intéresse à six cas d’interactions entre l’intérieur et l’extérieur du corps : 1. Plus verte que l’herbe ? Le bouleversement du Je poétique dans le fr. 31 V. de Sappho (sur khlōrós) ; 2. Changer la fleur de sa peau : une esthétique végétale de l’apparence physique (Archiloque fr. 188 W2, Solon 23.5-6 G.-P., Eschyle Prométhée enchaîné 21-27, Theognidea 447-452) ; 3. « Une lumière d’hyacinthe et d’or » : les cheveux, les fleurs, les métaux et l’éclat de la kháris (Odyssée 6.229-235, Iliade 17.50-60, Hésiode Les travaux et les jours 70-79, Alcman 3.64-72 PMGF) ; 4. L’éclosion du désir et de la maladie : une physiologie botanique des émotions (sur l’Hymne homérique à Pan, 33-35, la colère de Lycurgue chez Sophocle, Antigone 955‑965, et la maladie d’Héraclès aussi chez Sophocle, Trachiniennes 966-1002) ; 5. Des plantes trop luxuriantes : métaphores de l’húbris d’Hésiode à Bacchylide (sur des métaphores utilisées comme argument politique chez Hésiode Les travaux et les jours 225-237, et à Athènes, chez Solon, Élégie 3 G.-P., Bacchylide et Eschyle) ; 6. Plantes « hubristiques » et « efféminées » : les affections des végétaux chez Théophraste. Il est juste que l’analyse ne suive pas un ordre chronologique ou les genres poétiques ou discursifs : les métaphores figurent d’autant mieux la culture de leur temps qu’elles apparaissent à la fois dans l’épopée dactylique et la poésie mélique, iambique, élégiaque, dans le théâtre tragique et dans des textes techniques et scientifiques, par exemple médicaux et naturalistes.

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage relèvent d’une perspective plus large. Le chapitre 4 (203-256, De la métaphore au récit : la métamorphose botanique des Héliades), après un point théorique sur l’invention narrative que fonde un savoir botanique partagé, évoque : Une histoire que chacun connaît : la métamorphose des Héliades dans les textes grecs, d’époque archaïque et classique, mais aussi hellénistique et romaine ; L’ambre et les larmes des plantes : savoirs naturalistes et récits de métamorphose, sur l’ambre comme pierre ou produit végétal, à la fois métaphore et élément narratif ; De la métaphore à l’univers fictionnel du récit : les filles du soleil et les confins du monde, sur les peupliers, l’ambre, les aromates et la topographie du récit du lever oriental du soleil aux extrémités occidentales du monde et aux terres des Hyperboréens ; enfin, Devenir arbre : une excursion dans la poésie latine. Le cinquième chapitre, le plus long (257-312), La morphogenèse des plantes : phúomai et les métaphores du corps, de l’innéité, de la généalogie, relie Homère à Théophraste : 1. Le développement arborescent du corps : phúomai, phúsis et phúē dans les poèmes homériques la forme du corps môlu ; 2. Espèces botaniques et questions généalogiques dans les Theognidea 535-538 (à propos de la tête d’un esclave, qui pousse de travers, et sur les scilles, roses et jacinthes) ; 3. Les vertus innées des Emménides de la racine à la fleur : Pindare Olympique 2 (sur Théron fleur de son lignage, relié aux fleurs d’or de l’île des Bienheureux, par la poésie, alliant sagesse et nature) ; 4. Métaphores végétales et continuité généalogique en tragédie : le Philoctète de Sophocle, sur les emplois de phúsis et d’images de la paternité comme action de « planter », par exemple ; 5. Variations sur un thème : autres métaphores botaniques de la parenté ; 6. La partie et le tout : parents et enfants, plantes et bourgeons chez Aristote et Théophraste, ainsi que chez Aristote Éthique à Nicomaque 8.12, pour qui le fruit peut être à l’arbre ce qu’est l’enfant au parent. Le sixième et dernier chapitre (313‑356) Le lignage et la terre : métaphores de l’identité citoyenne et de la reproduction, a les échos les plus politiques : 1. Les Suppliantes d’Eschyle : les plantes et la double identité des Danaïdes, en particulier sur les terres fertiles et plantes nourries par le Nil ; 2. Métaphores végétales et récits d’autochtonie sur la scène tragique (Euripide Érechthée fr.360 K., Ion 540‑543, Phéniciennes 931-941, et, sur le père semeur et la mère terre, Eschyle Euménides 658-661, et la femme plante, Euripide Hippolyte 616-624) ; 3. La terre et la mère dans le traité De la génération/De la nature de l’enfant.

Enfin, après une brève conclusion, on accède à une très riche bibliographie (361‑398), conforme à l’ampleur de la perspective adoptée, un index des notions (d’affordance à vert, entre cognition et sensorialité) et des mots grecs (genres poétiques, noms propres, concepts critiques, notions relatives aux plantes, au corps humain, à la parenté), enfin un Index locorum. L’ensemble de la démonstration est menée d’une manière très précise et documentée, avec une rigueur toute philologique, qui n’évite pas les débats, et dans un style plutôt élégant et sensible. Certains points pourraient être traités plus brièvement, certaines répétitions étant inutiles, et l’ouvrage comprend de trop nombreuses coquilles, voire des difficultés de syntaxe, qui ne dépendent certes pas tant de l’auteur que du travail éditorial, peut-être trop rapide. On aurait aussi apprécié que plus d’attention soit accordée à la culture visuelle contemporaine, quand elle complète les sources textuelles. Et même si on comprend que le corpus, déjà extrêmement riche, soit limité surtout à la poésie, certaines références philosophiques, oratoires ou historiographiques en prose seraient tout aussi utiles que les analyses suggestives tirées du corpus hippocratique ou de Théophraste : les métaphores botaniques du corps et de la parenté sont essentielles à la poésie (en vers), mais les mêmes ne sont pas absentes de textes certes en prose, qui ne se fondent pas moins sur des métaphores à la fois poétiques et cognitives.

Ces dernières remarques critiques sont secondaires, voire un appel à poursuivre l’enquête sur d’autres corpus. Cet ouvrage est le fruit impressionnant d’une exploration suggestive, aussi sur le plan méthodologique, à partir de la métaphore botanique comme outil d’analyse pour une culture grecque archaïque et classique où le savoir scientifique, les pratiques sociales ou l’expression poétique, loin de s’opposer, se complètent, tout en nous offrant des perspectives, indirectement, par comparaison, sur nos propres métaphores végétales du corps et de la parenté. On espère vivement que cette vaste étude rencontre un public très large, au-delà même des philologues classiques et historiens et anthropologues culturels de l’Antiquité, qui en tireront déjà grand profit.

 

Michel Briand, Université de Poitiers

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 636-638