Depuis Polybe jusqu’à nos jours, l’affirmation de l’impérialisme romain sur le monde méditerranéen n’a jamais cessé d’interroger et de susciter d’innombrables débats. Avec ce livre substantiel issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2020 à l’Université du Québec à Montréal, Pierre‑Luc Brisson vient livrer à son tour une contribution importante à la question.
Sa démarche s’inscrit dans les pas d’Arthur Eckstein, professeur émérite à l’Université du Maryland, qui le salue d’ailleurs en retour d’une postface (p. 419‑423). À travers deux ouvrages parus il y a quelques années, le savant américain avait proposé une interprétation nouvelle de l’affirmation de la puissance romaine à l’époque médio-républicaine, empruntant aux théories modernes des relations internationales, et dont la réception n’avait pas été exempte alors de réactions assez vives et même virulentes.
Reprenant et prolongeant le travail de son prédécesseur d’abord d’un point de vue chronologique, l’auteur jette son dévolu sur la première moitié du IIe siècle av. J.-C. Mais surtout, il conduit son étude à l’aide de la même méthode d’analyse, convoquant les concepts, les modèles et les méthodes des politistes et des géopoliticiens contemporains. L’ouvrage assume ainsi de fréquents « va-et-vient » comparatifs avec d’autres périodes de l’histoire mondiale, en particulier celles des rapports de force géopolitiques du XXe et de ce début du XXIe siècle (p. 2 : « La présente étude n’est pas étrangère, dans ses questions et ses orientations, au contexte international contemporain »), se plaçant en cela dans la prestigieuse filiation d’Ernst Badian qui, à la fin des années 1950, proposait une lecture de la rivalité et du conflit noués jadis entre Rome et Antiochos III à la lumière du modèle de la guerre froide qui opposait en son temps les deux superpuissances américaine et soviétique. Dans une récapitulation synthétique de l’historiographie de l’impérialisme romain (p. 10-18), P.‑L. Brisson rappelle d’ailleurs à juste titre comment les interprétations historiques successives, de Mommsen et Frank jusqu’à nos jours, ont toujours été en partie façonnées sous l’influence, plus ou moins consciente, des contextes intellectuels et politiques de leurs époques respectives. On regrettera seulement que la contribution récente et novatrice de Nicola Terrenato sur l’idée d’une expansion romaine partagée et négociée avec les « vaincus », du moins en Italie, n’ait pas pu être prise en compte.
Après avoir tout d’abord justifié l’intérêt et la nécessité du dialogue interdisciplinaire entre histoire et diplomatic studies, l’auteur expose, dans une première partie, le cadre théorique sur lequel s’appuie sa démonstration : emprunté pour l’essentiel aux principes de l’école « néoréaliste » des relations internationales et aux travaux phares de Kenneth Waltz et plus récemment John Mearsheimer, il considère les rapports de force entre les puissances d’une même scène géopolitique comme une clé de l’histoire, en cherchant ainsi à mettre en évidence, selon la formule de Raymond Aron, les « conditions structurelles de bellicosité » susceptibles de contraindre et d’expliquer les choix stratégiques des différents acteurs en présence.
Dans le sillage d’Eckstein, Brisson s’empare logiquement du concept d’unipolarité, modélisé par les spécialistes des relations internationales afin de caractériser la position prépondérante des États-Unis sur la scène mondiale contemporaine depuis l’effondrement du bloc soviétique, pour l’appliquer à la compréhension de l’affirmation de la puissance romaine au sein de la Méditerranée hellénistique au IIe siècle avant notre ère. Dans les deux cas, le contexte géopolitique est défini comme un état d’anarchie, concept qu’il ne faut pas entendre comme une situation de chaos mais bien comme celle d’un système international très faiblement régulé, au sein duquel, dans un environnement dangereux, chaque puissance se trouve placée devant un dilemme de sécurité : plus un État cherche à accroître ses capacités militaires pour assurer sa propre sécurité, plus il constitue une menace aux yeux des autres, les incitant à augmenter à leur tour leur potentiel militaire. On saisit aisément l’inquiétant mécanisme d’engrenage qui en découle, aggravé encore par les faiblesses de l’armature diplomatique et du renseignement dans les conditions historiques de l’époque ancienne, conduisant souvent à des perceptions exagérément menaçantes du monde extérieur. La « peur », il est vrai souvent évoquée dans les oeuvres de Thucydide et de Polybe à travers sa valeur stratégique, est ainsi identifiée comme le moteur déterminant d’une politique d’« agression défensive » à l’époque gréco-romaine.
Une fois présentés ces utiles préliminaires conceptuels et méthodologiques, P.-L. Brisson propose, à leur lumière, une relecture de l’irruption et de l’extension de la puissance romaine dans le monde hellénistique.
Dès la fin du IIIe s. av. J.-C., la configuration multipolaire qui caractérisait jusqu’alors la Méditerranée orientale se trouva altérée par le lent affaiblissement de l’Égypte lagide des Ptolémées, conjugué à la symplokè, évoquée par Polybe (5.105.3‑10), qui voyait la puissance romaine s’immiscer dans les affaires égéennes avant d’y supplanter rapidement la monarchie antigonide de Macédoine en 197. S’ensuivit une brève décennie de bipolarité autour du face à face entre Rome et la royauté séleucide, clos par la défaite d’Antiochos III à Magnésie qui consacra l’avènement d’une période nouvelle marquée par la prépondérance, désormais, d’une seule « superpuissance » méditerranéenne, Rome (chapitre III).
Une réflexion est alors dédiée à l’explication des fondements de la puissance romaine et de sa supériorité sur ses concurrents (chapitre IV) dont la clé décisive est identifiée comme sa plus grande capacité d’action collective, c’est-à-dire sa faculté à mobiliser efficacement la vitalité et les larges ressources démographiques et économiques de l’Italie, du fait avant tout d’une architecture politique stable et cohérente, qui lui procurait un net avantage sur des régimes dynastiques bancals, minés en permanence par des querelles de palais. Un autre atout plaçait Rome en position très favorable : sa profondeur stratégique et son excentrement géographique qui en faisaient une « puissance périphérique » et un offshore balancer (« équilibreur d’outre-mer ») dans le monde hellénistique, disposant à la fois d’une large assise sécurisée dans son propre domaine italien et occidental, et d’une forte capacité de projection en Méditerranée orientale. L’analogie avec la place prise par les États-Unis au XXe siècle dans les affaires du « Vieux Monde » européen est ici évidemment invoquée, à la suite, entre autres, de l’analyse de Peter Bender.
Les chapitres suivants examinent les évolutions de la politique romaine, de la guerre syriaque jusqu’à la troisième guerre punique, en soulignant avant tout combien la situation d’unipolarité ne modifiait en rien le principe anarchique du système international hellénistique et ses ressorts : loin de pacifier le monde méditerranéen, l’établissement de la prépondérance romaine en aurait au contraire déséquilibré le balancing of power en renforçant les incertitudes et les inquiétudes devant lesquelles se trouvaient les différents États. Ainsi peuvent s’expliquer les choix diplomatiques parfois jugés incohérents de Pergame et de Rhodes vers la fin de la guerre de Persée.
Désormais dépourvue de concurrent à sa mesure, Rome elle-même demeurait pourtant, en dépit de rapports de force très asymétriques avec ses rivaux, une superpuissance inquiète, dans un environnement international anxiogène, que son propre dilemme de sécurité ne cessait de conduire à intervenir plus ou moins vigoureusement afin de prévenir la renaissance ou l’émergence de tout compétiteur potentiel. Dans le fil rouge de cette politique extérieure romaine préoccupée au premier chef par le maintien du statu quo géopolitique issu de la paix d’Apamée, P.-L. Brisson nous invite à reconnaître une inflexion majeure : avec la troisième guerre de Macédoine (172‑168), Rome serait passée d’une stratégie de domination défensive (chapitre V) à une stratégie de domination offensive (chapitre VI) qui aurait abouti et culminé avec la double destruction retentissante de Carthage et de Corinthe, en 146. À partir de cette date, on peut considérer que le temps de l’unipolarité laissa place à celui de la lente impérialisation du monde méditerranéen, à travers notamment la réduction en provinces des territoires gréco-macédonien, africain et, un peu plus tard, asiatique.
Le schéma général proposé par P.‑L. Brisson offre le mérite de la clarté, sans toutefois se départir entièrement d’une saine et nécessaire nuance. Indiscutablement, le recours à une approche interdisciplinaire, suivant une démarche comparative et heuristique, est stimulant et souvent éclairant. Bien informées, la plupart des analyses enrichissent ainsi l’entendement de la dynamique géopolitique de la Méditerranée hellénistique au IIe s. av. J.‑C., même si le lecteur pourra parfois être retenu par quelques méfiances ou réticences devant l’application ici et là un peu mécanique du système d’explication proposé. Tout en empruntant une autre voie, plus modélisante, les conclusions de P.‑L. Brisson rejoignent finalement en partie celles de Paul Veyne, d’ailleurs souvent cité, qui estimait lui aussi que la recherche d’une sécurité définitive et l’inclination à l’unilatéralisme avaient été le moteur de ce que l’on appelle l’impérialisme romain. Mais au contraire de notre collègue québécois, le savant français considérait que cette quête d’une sécurité « absolue » caractérisée par un recours préférentiel à « l’ascension aux extrêmes » relevait d’une singularité romaine, et qu’elle était aussi nourrie par un bellicisme « routinier » et rémunérateur.
Sur ce dernier point d’ailleurs, et dans la droite ligne des positions établies par A. Eckstein, en privilégiant l’explication d’ordre géostratégique qui vient rénover sur de nouveaux fondements la théorie de l’impérialisme défensif, l’ouvrage prend le parti, certes avec quelques précautions mais qui sont un peu vite levées, de marginaliser la thèse « métrocentrique » (c.à.d. dont l’explication réside du côté de la puissance impérialiste elle-même) et schumpétérienne à laquelle W.V. Harris en particulier donna une large résonance, qui voit dans la culture belliqueuse et prédatrice supposée de la société romaine tout entière le ressort décisif de son « agressivité » et de la conquête du monde méditerranéen. C’est sur cet aspect que bien des historiens pourront légitimement opposer quelques objections de fond à la séduisante démonstration déployée dans l’ouvrage. On peut s’accorder sans mal à reconnaître qu’Harris avait sans doute poussé en effet jusqu’à des positions parfois un peu trop radicales l’idée d’une bellicosité exceptionnelle et pour tout dire d’un Sonderweg romain empreint d’avidité et de de férocité, en voulant trop vite oublier que les autres États et sociétés méditerranéennes de l’époque n’étaient pas plus naturellement portés que Rome au pacifisme (p. 112-117) ! Pour autant, il faudrait sans doute tenir compte davantage des mécanismes qui se sont mis en place progressivement depuis les guerres samnites au sein de la société politique romaine, et en premier lieu dans les rangs de son élite dirigeante, et que de très nombreux travaux historiques ont su souligner ces dernières décennies. À leur lumière, il ne paraît pas possible notamment de minimiser le rôle de la nature implacablement concurrentielle et émulatoire de l’ethos aristocratique romain qui n’a cessé de conduire les magistrats et promagistrats investis de l’imperium et des commandements à chercher à rivaliser toujours davantage avec leurs pairs dans une vive compétition politique domestique fondée en grande partie sur les profits matériels, sociaux, culturels et symboliques tirés de la victoire militaire et donc de la guerre. Même si le Sénat a pu chercher parfois, en effet, à réguler ou à limiter les aspirations bellicistes de ses propres membres, il n’empêche qu’un système et une culture s’étaient mis en place depuis un siècle et demi au sein de la cité qui l’inclinaient souvent dans le sens d’une politique extérieure agressive. Il ne nous semble pas, d’ailleurs, que les deux familles d’explication soient incompatibles, tout au contraire : les dispositions historiques de la société politique romaine à une bellicosité singulière à cette époque se sont tout simplement conjuguées à la nécessité de répondre au dilemme de sécurité et aux autres mécanismes stratégiques mis en lumière par P.-L. Brisson, d’autant mieux qu’ils tiraient dans le même sens.
Au total, c’est un ouvrage très utile et profitable qui est mis désormais à la disposition du monde savant. Les historiens de l’Antiquité pourront en particulier y apprécier que l’auteur leur rende accessibles des outils de réflexion issus des diplomatic studies contemporaines qui ne leur sont pas forcément toujours très familiers, mais dont l’intérêt s’impose à la lecture de l’ouvrage. À condition de ne pas se laisser enfermer derrière ces grilles d’analyse, on y trouvera des perspectives de compréhension nouvelles et stimulantes exposées avec une grande clarté et une belle qualité formelle qui méritent d’être saluées.
Henri Etcheto, Université Bordeaux Montaigne
Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 294-298