La capitale helvète s’enrichit avec ce beau livre, constitué d’un coffret cartonné contenant un volume de texte et un portefeuille où sont regroupées dix-huit planches en dépliant, d’une nouvelle contribution monumentale, dans tous les sens du terme. Elle est due au meilleur connaisseur de l’architecture et de l’urbanisme de cette ville antique, l’architecte archéologue Philippe Bridel, qui a déjà publié dans la même série le sanctuaire dit du Cigognier[1] et l’amphithéâtre[2], et a collaboré à l’étude dirigée par C. Martin Pruvot consacrée à l’Insula 19[3]. Cette nouvelle monographie est d’autant plus digne d’éloges que non seulement on y retrouve les qualités de rigueur et d’exhaustivité qui ont fait le mérite de ses précédents travaux, mais qu’elle s’applique à la présentation d’un site dont les vestiges peu explicites sont depuis près d’un siècle l’objet de recherches et d’interprétations partielles et/ou contestables. La reprise de ce type de dossier est rarement gratifiante dans son principe, et le fait de devoir travailler sur des archives dont on n’est pas l’auteur soulève de nombreux problèmes. Sans s’attarder sur les difficultés inhérentes à l’entreprise, et avec l’efficace sobriété qu’on lui connaît, Ph. Bridel s’attache donc à décrire, étudier dans leurs moindres détails et restituer les structures identifiables dans le quartier occidental de la ville antique, entre Le Cigognier dédié au culte impérial et le temple dit Derrière la Tour, à peu de distance de l’amphithéâtre. Ce sanctuaire de la Grange-des-Dîmes se présente sous la forme d’un quadrilatère allongé divisé en deux secteurs qui abritent chacun un temple de type gallo-romain.
Le temple carré situé dans la moitié est du péribole avait été publié par Monica Verzar en 1978 comme un pseudo-périptère prostyle posé sur un vaste podium et consacré au culte impérial. Grâce à la précision de ses observations techniques sur les fondations, les modes de construction, le lapidaire dont il se refuse à exclure les éléments qui avaient été rejetés comme non pertinents par la précédente restitution, ainsi qu’à des repérages multiples, grâce aussi à sa profonde connaissance des typologies classiques et de leurs variantes régionales, Ph. Bridel propose avec de bonnes raisons, pour cet édifice qui daterait de la fin du Ier siècle ou du début du IIe, un plan centré sur un podium en terre-plein portant une cella carrée entourée de ce qu’il appelle un ambitus (terme un peu impropre auquel on préférera celui de galerie périphérique). Au podium venait s’appuyer en façade un escalier monumental qui définissait l’axe de l’édifice et se prolongeait dans la galerie par un pronaos tétrastyle aussi large que la cella, et dont l’ordre corinthien, plus élevé que celui du portique périphérique, soutenait un fronton. Cet « élément intrusif très romain », pour reprendre les termes de l’auteur, qui modifie radicalement l’esprit plus encore que le plan de ce temple de « tradition indigène », n’est pas la moindre des singularités de cette étude, puisque, indépendamment de son ordonnance en quelque sorte hybride, c’est la situation de la fameuse frise de clipei qui trouve dès lors une place différente de celle que lui avait assignée M. Verzar : ces orthostates ornés de têtes de divinités (les deux exemplaires conservés semblent montrer un Jupiter Amon et un dieu fluvial) passent en effet du podium du temple à l’attique qui surmonte l’ordre du péristyle. C’est là une hypothèse qui modifie radicalement aussi bien l’aspect global de l’édifice que sa signification, et que Ph. Bridel présente, à son habitude, sans élever le ton, si l’on ose dire, comme une évidence ; elle pourrait pourtant susciter quelque perplexité, et il est probable qu’elle fasse l’objet de discussions ultérieures, en ce qu’elle engage l’usage de ce type de décor et sa position dans les complexes des provinces occidentales d’où il provient, avec diverses variantes, d’Arles à Tarragone, de Clunia à Caderousse, etc. L’auteur dispose toutefois d’un argument technique imparable, qui consiste en la présence d’une échancrure triangulaire située à la base des blocs en question, où il reconnaît à juste titre la trace du logement d’un égout de toiture. Cette démonstration, convaincante croyons-nous, confirme chez son auteur la pertinence du regard du spécialiste rompu aussi bien aux aspects techniques de la construction qu’aux débats sur l’ornementation figurée des ordres, et elle constitue l’un des acquis tant méthodologiques que scientifiques les plus remarquables de la publication.
Mais il en est d’autres, et dans la distribution des membra disjecta celle des rinceaux attribués à la frise de la galerie ainsi que, sous une forme plus hypothétique puisqu’elle n’apparaît pas sur les restitutions des planches 9 et 10, celle de la frise de guirlandes attribuée au pronaos sont également d’une grande importance, d’autant que la fréquence de ces motifs sur d’autres édifices religieux permet d’affiner la datation de l’ensemble. Ce sont là en effet des thèmes amplement répertoriés, dont les principaux jalons sont assez bien situés chronologiquement, et l’on regrette un peu que Ph. Bridel laisse par exemple « aux spécialistes » l’analyse iconographique de ses rinceaux. Il ne souhaite pas, de toute évidence, entrer dans des discussions qu’il sait passionnées, bien qu’il apporte lui-même au débat une pièce de tout premier ordre.
À partir de là les propositions de restitution en plan et en élévation, brillamment illustrées par les dépliants 9 et 10, apparaissent d’autant plus séduisantes, en dépit de la part importante de conjecture qu’elles comportent, qu’elles ne se fondent pas seulement sur un réseau proportionnel plus ou moins inspiré du système modulaire vitruvien, mais se réfèrent aussi à ce qu’on sait par ailleurs des temples « celtiques », tels ceux de Vésone ou d’Autun. D’où le choix d’une cella turriforme, du type de celle que P. Aupert avait imaginée à Barzan. Reste évidemment l’inconnue des chapiteaux, supposés corinthiens en raison de la date probable du monument et des fragments de corniches modillonnaires retrouvés sur place, mais dont aucun élément n’a été identifié. La référence au temple d’Hadrien à Rome n’est pas des plus heureuses, compte tenu de la date tardo-flavienne de l’édifice, et une amorce d’étude d’ordre, à partir du décor des éléments conservés n’eût pas été inutile. De ce point de vue les commentaires du catalogue, par ailleurs somptueusement illustré (photographies dans le volume de texte et dessins dans les dépliants), laissent le lecteur sur sa faim, les travaux de M. Bossert, auxquels renvoient les notices bibliographiques, ne suffisant pas à combler ce qu’il faut bien appeler une lacune. Nous pensons en particulier au fragment n° 4, dont les modénatures, parfaitement identifiables dans leurs profils et dans leur séquence, eussent mérité une analyse plus poussée que celle des notes de la page 51.
Le problème de l’attribution du groupe statuaire de l’époque de Tibère et de Caligula, qui ne comporte pas moins de trente fragments marmoréens parmi lesquels on identifie au moins cinq membres de la famille impériale, est de ceux qu’on ne peut éluder. La situation de ces effigies officielles a dû varier au cours du temps, car elles sont antérieures à la construction du temple : groupées d’abord sur une plate-forme assez rapidement détruite, elles auraient pu prendre place ensuite sur les deux massifs encadrant l’escalier et dans les entrecolonnements de la galerie. Quoi qu’il en soit, elles constituent un élément incontournable pour la définition du sanctuaire. Si l’auteur a raison de ne pas céder à la facilité qui consisterait à identifier là, en termes généraux, un temple du culte impérial, il ne tient peut-être pas un compte suffisant de l’emploi du marbre, qui n’implique pas seulement une évergésie de notables fortunés et soucieux de conforter leur position vis‑à‑vis du pouvoir, mais suppose aussi un projet approuvé et autorisé par le dit pouvoir, au sein d’une institution religieuse et politique qui dépasse forcément le cadre d’un « espace religieux traditionnel, probablement funéraire à l’origine mais bientôt consacré à Mercure ».
Parmi les aménagements annexes, étudiés avec le même soin, nous retiendrons le tétrastyle, où Ph. Bridel placerait volontiers un autel, M. Verzar ayant proposé naguère une statue. Cette dernière hypothèse nous paraît plus satisfaisante si l’on songe par exemple au dispositif observé devant le temple de Minerve sur le forum d’Assise. Quant au tétrapile, à droite du temple, il constitue à ce jour un dispositif des plus énigmatiques auquel la description pourtant très précise de l’auteur ne permet de donner ni un nom ni une fonction.
Des principes analogues sont appliqués à l’étude du second temple, dit « rond » bien que son portique comme sa cella soient dodécagonaux. Ce plan, en lui-même étonnant, est imposé par les données du terrain. Monté comme le précédent sur un podium, il possède lui aussi, au débouché d’un escalier axial, un pronaos prostyle comportant quatre colonnes dans son espace interne. Si l’on ajoute que les entrecolonnements de son péristyle sont tous fermés par des claustra dont la présence est imposée par les rainures des bases et probablement par des tenons et mortaises sur les fûts des colonnes, on mesure la singularité de cet édifice. Ph. Bridel explique bien (en particulier note 284 p. 90) que d’autres hypothèses de restitution en élévation ne sont pas totalement exclues, mais il trouve des cautions de poids dans le Moulin du Fâ à Barzan et à la Tour de Vésone. Son ordre composite est bien attesté par le chapiteau du n° 160 du catalogue, que l’auteur situe chronologiquement entre les exemplaires d’En Chaplix et ceux de Nyon. Le même parti turriforme est retenu, avec raison semble-t-il, pour la cella, dont rien ne subsiste en élévation
Seul le côté nord du péribole, avec son cryptoportique et sa rotonde axiale, présente des vestiges exploitables. Soigneusement exploré en 1992 par Chr. Chevalley, il fait l’objet dans ce livre d’une nouvelle analyse, et les deux murs concentriques de l’élément circulaire central, spolié de la plus grande partie de ses maçonneries, sont interprétés comme la base d’un anneau externe plein à l’extérieur quoique peut-être percé de fenêtres dans sa partie haute, et d’une colonnade interne porteuse d’un lanterneau. On pense immédiatement à l’édifice de Vendeuvre‑du‑Poitou, récemment étudié par P. Aupert, et bien sûr à la puissante rotonde du forum d’Augst, selon toute vraisemblance transformée en curie dans son deuxième état. C’est sans doute cette analogie formelle qui encourage notre auteur à postuler, avec beaucoup de prudence, l’idée d’un lieu d’administration ou de réunion d’un collège « chargé de la gestion du sanctuaire ». L’hypothèse n’est pas absurde si l’on songe à la multiplication dans l’espace public, au IIe siècle, date probable du péribole, des scholae, ces associations socio-professionnelles dont le siège revêtait toujours des fonctions religieuses précises. Elle mérite d’autant plus d’être creusée qu’elle inciterait à rouvrir le riche dossier comparatif de ces fondations caractéristiques de la période et pourrait peut-être permettre ainsi de mieux comprendre la raison d’être des annexes mentionnées plus haut.
En une brève synthèse conclusive, l’auteur rappelle comment le schéma orthonormé des villes coloniales d’époque républicaine ou augustéenne s’est imposé dès la fondation de la ville, et comment deux secteurs sacrés, celui du forum et celui du quartier périurbain du flanc sud-est de la colline, sont rapidement entrés en concurrence, selon un processus qu’on retrouve, soulignons-le, à Arles par exemple. Si la construction du sanctuaire du Cigognier, « manifeste d’architecture romaine », dédié au culte impérial, correspond vraisemblablement à l’accession au statut colonial acquis en 71-72, les temples de la Grange des Dîmes, érigés sur une aire sacrée très ancienne constitueraient l’affirmation d’une « identité gallo-romaine » qui s’efforce de préserver son originalité. Pour autant, nous ne sommes pas persuadé que les vieilles familles continuaient d’y célébrer leurs cultes propres, le modèle suggéré mais non développé des corporations nous paraissant en l’occurrence plus opératoire.
Après le catalogue du lapidaire, qui ne contient pas moins de 176 numéros, remarquablement décrits et illustrés, deux annexes importantes viennent clore le volume, la première, signée par Sl. Bigovic, mettant en évidence les traces de polychromie repérées sur 26 blocs à l’aide de la macrophotographie, l’autre, due à Y. Dubois, regroupant et étudiant les enduits peints et les stucs. Autant de dossiers exemplaires qui contribuent, au terme de cette belle monographie, à faire entrer les vestiges de la ville d’Aventicum dans le club très fermé des agglomérations antiques les mieux connues de l’Occident romain.
Pierre Gros
[1]. Aventicum III, 1982.
[2]. Aventicum XIII, 2004.
[3]. Aventicum XIV, 2006.