Le dernier livre de Pierre Briand aborde Alexandre par la bande mais dans la lignée de son Alexandre des Lumières (Gallimard 2012). Il s’agit pour lui de décrypter la façon dont le conquérant et la conquête, très tôt élevés au rang d’un mythe, ont été utilisés, sinon dévoyés, par les Anciens et surtout par les Modernes, qu’ils soient artistes, écrivains ou historiens. Le sujet est immense et protéiforme, la bibliographie colossale. C’est dire l’ampleur du travail fourni par P. Briant et l’utilité de la clarification qu’il propose. S’il se défend pour chacun des points abordés de faire œuvre d’érudition, sa connaissance de l’ensemble du dossier est considérable.
Disons d’abord ce que ce livre n’est pas : une énième synthèse sur Alexandre. On s’accordera avec l’auteur lorsqu’il remarque p. 13 que dès la période hellénistique histoire et roman sont confondus[1] (cf. Mélanges Cl. Vial p. 159-174), et donc sur l’impossibilité d’en réaliser une pleinement satisfaisante. Hormis quelques passages sur l’utilisation de l’image du conquérant par les Diadoques ou par les Romains en passant par la Chasse d’Alexandre, le « Sarcophage d’Alexandre » et la mosaïque de Naples (p. 25-45), ou l’affirmation pleinement justifiée qu’on ne pourra avancer sur le sujet qu’en prenant davantage en compte le monde achéménide, démontrée notamment à propos de l’hydraulique mésopotamienne (p. 250-254), des bématistes (p. 264-268), de l’opposition entre légende rose et légende noire dans le monde romain (p. 431-435) et souvent évoquée dans le reste de l’ouvrage, le spécialiste d’histoire ancienne ne trouvera guère de développements intéressant directement son champ de recherches. Le but de l’auteur est différent : il s’agit de dresser un « inventaire raisonné » (p. 18) des lieux communs sur Alexandre et de leur utilisation.
L’image d’Alexandre et les transformations qu’elle a subi sont donc examinées depuis l’époque des Ducs de Bourgogne (qui, coutumiers du fait, utilisaient aussi la légende troyenne) jusqu’à Napoléon en passant par l’Italie du XVIe s., la France des XVIe-XVIIe s., toujours pour suggérer, en le représentant de manière similaire ou multipliant les images du héros grec, que le Prince soutient la comparaison avec lui (ch. 3). Puis c’est, en se fondant sur une lecture rapide de Plutarque, l’emploi du conquérant comme archétype et justification d’une colonisation morale car civilisatrice, depuis le XVIIIe, qui est passé au crible (ch. 3), avec correction des erreurs historiques commises par ses tenants (mise en valeur des territoires conquis ou découvertes scientifiques). On comprend sans peine que, personnage médiatisé, Alexandre ait pu être autant pris pour cible tant par le cinéma, la musique y compris pop, les homosexuels, les nostalgiques d’un rêve dépassé (Benoist-Méchin), les tenants des croisades et des guerres saintes (Hollywood) ou les organisateurs d’expositions qui sont les seuls liens entre experts et grands public (ch. 4). Mais les experts eux-mêmes ne sont pas à l’abri des critiques (ch. 5). Alexandre est ainsi vu comme un conquérant raisonnable (Montesquieu), un grand civilisateur doublé d’un mystique qui préfigure le christianisme et l’union des peuples (Droysen, Tarn, Radet), un grand homme d’Etat (Wilcken), mais de l’autre côté et plus récemment, comme un brutal voire un massacreur (Badian ou Bosworth). Dans ces conditions, il s’avère bien difficile de juger Alexandre, même sous le masque de l’uchronie (ch. 6). Les visions ont longtemps été positives, en se fondant sur Plutarque (Bossuet, Montesquieu) moins souvent négatives (Rollin). La colonisation triomphante, puis le militarisme allemand et pour finir le nazisme privilégient la première, l’après-guerre marqué par la décolonisation entraînent un dynamitage progressif de ces « certitudes » : Badian, Burn, Schachermeyr, Bosworth s’y sont employés de plus en plus nettement, avec pour finir Worthington (Alexandre a ruiné la Macédoine) ou Hanson (Alexandre criminel de guerre). Faut-il croire que le côté sombre l’ait définitivement emporté ? L’utilisation de la figure du héros grec comme justification de l’expédition d’Afghanistan ou d’un certain ultra nationalisme grec (ch. 7) montre que le personnage fait encore recette !
Que faire ? C’est la question que se pose Pierre Briant in fine (ch. 8). Il répond sagement en conseillant la prudence et l’arrêt de toute interprétation qui ne prendrait pas en compte l’autre côté, soit l’Orient et au premier chef le monde achéménide. On ne peut que souscrire à cette circonspection.
Que faire, mais aussi que penser ? Car le livre de P. Briant est en fait un livre sur l’historiographie, voire sur le bon usage de l’histoire. Ecrit d’une plume alerte, doté de nombreux appendices (44 p. de bibliographie, 9 de notes sans compter les références données dans le texte, 27 p. d’index), il présente des démonstrations logiques et séduisantes. On croira sans peine que la biographie, les positions personnelles et l’époque des auteurs épinglés à des titres divers peuvent non pas justifier, mais au moins expliquer des positions qui nous semblent maintenant tout à fait critiquables. Ainsi se vérifie l’assertion de Marc Bloch : on est au moins autant fils de son temps que fils de son père ! D’où la question : que pensera-t-on ultérieurement de notre manière de voir ? Doit-on s’interdire certaines interprétations du seul fait qu’elles ont servi de justification au militarisme ou à l’ultranationalisme, à la colonisation ou au nazisme ? L’histoire et la morale se heurtant, la prudence est indispensable. On le voit, même s’il ne se veut pas érudit, l’ouvrage de Pierre Briant apprend et fait réfléchir.
Jean-Nicolas Corvisier
mis en ligne le 25 juillet 2017
[1] N. Corvisier « Les sources sur l’histoire d’Alexandre mythes et réalités », dans Cl. Balandier, Chr. Chandezon éds., Institutions, sociétés et cultes de la Méditerranée antique: mélanges d’histoire ancienne rassemblés en l’honneur de Claude Vial, Bordeaux 2014.