Romain Brèthes est depuis longtemps déjà considéré comme un bon connaisseur du roman grec par la communauté internationale des spécialistes du roman ancien. On ne peut donc que se réjouir de la publication de cette thèse de doctorat qui offre, dans une version remaniée et dans un style agréable qui ne cède en rien aux lourdeurs parfois pesante de l’érudition universitaire, une analyse fine et alerte du comique dans le roman grec. L’analyse se situe dans le droit fil des études de littérature grecque qui renouvellent heureusement le champ des études classiques.
Si Romain Brèthes a raison de rappeler dans son introduction le caractère vain de la Quellenforshung à laquelle se sont attelés les tout premiers érudits qui se sont penchés sur ces oeuvres d’un nouveau genre, comme Erwin Rohde en 1876, sa propre étude du comique dans le roman grec démontre tout l’intérêt que l’on peut trouver dans une comparaison avec les genres canoniques auxquels il doit une part de son inspiration. Ce rapprochement est d’ailleurs d’autant plus justifié qu’à l’époque de la « Renaissance grecque », lorsque furent composés les cinq romans qui nous ont été conservés dans leur intégralité (il s’agit de Callirhoé de Chariton, des Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse, de Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, de Daphnis et Chloé de Longus et des Éthiopiques d’Héliodore), il était d’usage que le « nouveau » s’appuyât sur l’ « ancien » et que la création s’avançât masquée derrière la mimèsis, comme l’ont bien montré les travaux de Jacques Bompaire, Ewen L. Bowie, Bryan P. Reardon ou, plus récemment, Tim Whitmarsh. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement, dans l’esprit de Romain Brèthes, d’évoquer la comédie nouvelle, à laquelle le roman puise évidemment, mais également la comédie ancienne. Romain Brèthes se trouve alors en butte aux limites que nous oppose la rareté des textes conservés au regard de la quantité des oeuvres comiques composées et jouées dans l’Antiquité, mais l’un des nombreux apports de son étude est de démontrer définitivement que le comique n’est pas l’apanage du roman latin. On pourra alors d’autant plus vivement regretter que le roman de Longus ait été écarté d’emblée (p. 11-12), le fait que ce roman relève du genre de la pastorale n’étant pas selon nous de nature à justifier pareille exclusion. Est-ce à dire que la pastorale ne peut être empreinte de comique ni se présenter sous une forme parodique ? Cela reviendrait à exclure les Éthiopiques parce qu’elles relèveraient du genre de l’épopée ou le roman de Callirhoé parce qu’il s’inspirerait du roman historique initié par Xénophon d’Athènes, au risque de retomber dans les travers d’une Quellenforshung stérilisante.
L’excellent résumé analytique offert par David Konstan en guise de préface ne nous dispense pas d’exposer les principales idées qui sous-tendent la démonstration. Partant d’une définition panoramique du comique chez nos contemporains et chez les Anciens, Romain Brèthes se concentre à juste titre sur le point de vue de ces derniers (p. 5-7) en insistant sur le succès à l’époque impériale du mode sérieux-comique, sorte de dérision très prisée de Plutarque et Lucien notamment, pour sa visée édifiante et moralisante. Il souligne également le fait que, du fait que le comique a varié considérablement en fonction des lieux et des époques, et cela à l’intérieur même de la culture grecque, le roman grec est le lieu d’une superposition de strates comiques à partir d’un substrat formé par un « comique textuel » (p. 8). À cette première caractérisation du comique dans le roman grec Romain Brèthes ajoute une alternance des points de vue fondée sur des dispositifs complexes de répétitions, de références et de décalages par rapport aux conventions du genre. Ce type d’analyse littéraire du roman grec qui avait été ébauché dans de précédentes études comme Eros sophistes de Graham Anderson (Chico (CA), 1982) ou Decoding the ancient novel de Shadi Bartsch (Princeton (NJ), 1989) n’avait jusqu’à ce jour pas fait l’objet d’un traitement systématique dans les romans grecs complets (à l’exclusion donc de Daphnis et Chloé). Relevons ici cependant un décalage assez important entre l’éventail chronologique très large dans lequel Romain Brèthes situe les romans grecs, du roman de Ninos placé au Ier siècle av. J.-C. au roman d’Héliodore situé au IVe siècle ap. J.-C., et la fenêtre très étroite, le IIe siècle ap. J.-C., vers laquelle il propose de faire converger tous les regards. Il serait sans doute plus raisonnable de s’en tenir à une datation plus resserrée, entre le milieu du Ier siècle ap. et le milieu du IIIe siècle ap., à laquelle conduisent aujourd’hui la plupart des études menées. Cette remarque revêt une pertinence d’autant plus grande que l’étude repose in fine sur l’idée que le comique romanesque est un révélateur du mode de relation que les romanciers entretiennent avec eux–mêmes (leurs codes sociaux et identitaires, leur création, leur dialogue avec la tradition) et avec le monde (p. 11).
Une première partie permet à Romain Brèthes d’analyser le « dialogue ludique » que le roman grec entretient avec la comédie nouvelle. Préférée à la comédie d’Aristophane, que Plutarque, un contemporain des romanciers, juge dans sa Comparaison d’Aristophane et de Ménandre, « grossière, vulgaire et de mauvais goût » (φορτικὸν καὶ θυμειλικὸν καὶ βάναυσον, 853B), la comédie de Ménandre s’est vu accorder à l’époque impériale un rang plus élevé en raison de son respect des convenances et de la tempérance. Ainsi, certains thèmes romanesques sont-ils clairement empruntés à l’univers de la Nouvelle Comédie, en premier lieu l’amour réciproque entre deux jeunes gens séparés par diverses contrariétés, en second lieu la consolidation finale des liens conjugaux. D’un autre côté, Romain Brèthes relève à juste titre que chez Ménandre, de même que chez Plaute et Térence dont l’oeuvre vient à point étoffer le corpus des textes comiques inspirés de la Nouvelle Comédie, seuls les citoyens du plus haut rang tombent amoureux, alors que sont bannies les relations homoérotiques. En ce domaine, seul le roman de Chariton suit avec fidélité le schéma initié par la Nouvelle Comédie. Quant aux procédés et techniques spécifiques à ce genre, le roman les reprend en les adaptant à un cadre narratologique tout à fait différent. Dans la suite de son ouvrage, Romain Brèthes s’attachera donc à définir d’abord les modalités du comique romanesque puis les usages particuliers qu’en fait chacun des romanciers.
Dans une deuxième partie, les romanciers de langue grecque sont donc réunis par leur goût commun pour le plaisir du texte et les jeux de l’esprit, deux caractéristiques qui, teintées d’une once de considération morale, forment une sorte d’« orthodoxie » du genre. Cette définition pose cependant la question du caractère plus ou moins sophistique de ces textes et nous ramène une fois de plus à la question de leur datation. Ainsi Romain Brèthes écarte-t-il d’un revers de note un peu rapide à notre avis (p. 68, n. 207) la tradition qui pose habituellement la distinction entre romans présophistiques (ceux de Chariton et Xénophon, datés du Ier siècle) et romans sophistiques (ceux de Longus, Achille Tatius, Héliodore, datés du IIe ou IIIe siècle), alors que la question mériterait d’être approfondie.
Chaque roman fait l’objet dans la troisième partie d’une caractérisation fondée sur l’élément comique. Sont ainsi distingués « l’ironie dramatique » de Chariton, l’hyper‑réalisme à visée sensationnelle de Xénophon, enfin le jeu perpétuel du maître, Héliodore, sur les différents registres comiques. Chariton se plaît en effet selon Romain Brèthes à opérer un décalage comique entre le statut aristocratique de ses deux héros et, d’une part, la bassesse de leurs ravisseurs, d’autre part l’irrésistible propension au suicide du héros Chairéas. Le caractère laconique du texte attribué à Xénophon d’Ephèse rend son analyse délicate : Romain Brèthes y voit une sorte de « degré zéro du roman » fondé sur une succession de tribulations et de rebondissements. Héliodore, qui écrivit selon nous son roman deux siècles et non trois après Chariton, pousse la facétie jusqu’à faire d’une vierge farouche, Chariclée, l’héroïne de son roman d’amour. Le personnage ridicule de Cnémon apporte au tableau une touche supplémentaire de comique. L’intérêt majeur de cette troisième partie est de montrer qu’en fin de compte, tout en participant à une définition commune du comique romanesque, aucun de ces romans n’en reprend entièrement à son compte les éléments de définition mais, à la différence des romans latins, pratiquent « des distorsions subtiles avec les codes romanesques qu’ils ont adoptés.
Une partie entière est enfin consacrée au roman d’Achille Tatius, et plus nettement concentrée sur les procédés littéraires employés par le romancier pour produire un « glissement progressif du comique ». Selon les termes de Romain Brèthes, avec le roman de Leucippé et Clitophon, « le roman grec « orthodoxe » bascule dans un monde comique totalement nouveau, aux frontières inconnues, aux registres multiples et à l’intention problématique » (p. 189). Non pas seulement par « goût pour l’excès et la démesure », ni par originalité absolue du roman dans son « rapport ludique au genre romanesque », mais essentiellement par un « changement indéniable et brutal dans la tonalité comique ». Romain Brèthes rappelle en effet que le choix narratif qui consiste à faire de Clitophon le narrateur est la source principale des différentes formes de comique qui traversent le roman. Ainsi reprend-il l’étude de la multiplicité des points de vue bien connue des lecteurs d’Achille Tatius pour la passer au crible de son analyse du comique romanesque. S’agit-il dans ce cas précis d’un jeu de masques ou de trompe-l’oeil ? D’une parodie ou d’une dénonciation ludique du code romanesque ? Ou bien encore d’une « épopée comique de la virginité masculine » (p. 249) ? Sans trancher entre ces différentes questions dont l’imbrication est en soi un procédé comique, Romain Brèthes croise les analyses avec dextérité.
En conclusion, on ne pourra que saluer la finesse des analyses menées par Romain Brèthes sur un sujet éminemment difficile. Reste à suggérer deux prolongements possibles et souhaitables à cette étude. Tout d’abord, une analyse du roman de Longus, Daphnis et Chloé, dont il nous semble qu’il n’aurait pas dépareillé l’ensemble de la démonstration mais aurait ajouté une variante supplémentaire, absente du livre, l’humour, dont l’origine, nous semble-t-il, est bien antérieure à l’étymologie du terme que l’on cherche généralement dans l’histoire de la culture britannique du XVIIIe siècle. Une autre piste à suivre et qui représenterait un apport considérable à notre connaissance de la pars orientalis de l’Empire romain serait une comparaison serrée du comique dans le roman grec et dans le roman latin. Peut-être l’extrême originalité du roman d’Achille Tatius y trouverait-elle un début d’explication.
Sophie Lalanne