Sous un titre emprunté à Plutarque (Les Oracles de Delphes, 397A), Frederick E. Brenk (FEB), membre de l’Institut Biblique Pontifical, a rassemblé 31 de ses articles publiés entre 1997 et 2006. Ce recueil succède à deux autres : le premier de 1998 portait déjà sur Plutarque, le second de 1999 sur la littérature latine. Cette somme se caractérise tant par la méthode retenue que par l’esprit dans lequel elle a été conçue.
FEB, présenté par Christopher PELLING comme « a multiple specialist » (p. 8), prend en effet en considération toutes les ressources de la philologie, de l’épigraphie, de l’iconographie et de la prosopographie, pour étudier Plutarque comme l’interprète des religions de son temps et le témoin privilégié d’une époque caractérisée par la richesse des courants philosophiques et l’importance des bouleversements religieux, bien qu’il ait manqué l’importance du judaïsme et l’avènement du christianisme. Les trois recueils publiés depuis 1998 ont pour perspective commune la dernière partie de leur titre : « the New Testament Background ». Il s’agit en effet de permettre au lecteur de comprendre par la médiation de l’oeuvre de Plutarque le contexte culturel et philosophique du Nouveau Testament. Le présent recueil est d’ailleurs dédié à deux spécialistes éminents des études bibliques, les jésuites Robert North et Albert Vanhoye, auxquels a été ajouté pour son rôle dans la promotion des études philosophiques en Italie le Professeur Pierluigi Donini.
Tout est réfléchi dans ce recueil, des illustrations choisies avec soin à l’index très complet (p. 527-544) en passant par la table des matières. On regrettera d’autant la mauvaise qualité des reproductions photographiques, de la typographie ainsi qu’une pagination souvent incohérente faute d’harmonisation d’un article à l’autre. L’économie faite sur le papier recyclé ne dispensait pas l’éditeur de présenter un
bel ouvrage.
Les articles numérotées de 1 à 31 dans la table des matières sont répartis sous huit rubriques qui en fait traitent de quatre sujets : Plutarque, la philosophie, la religion, le Nouveau Testament et le premier christianisme. à chacune de ces thématiques sont rattachées des annexes, sous forme de comptes rendus pour les deux premières (S. Jedrkiewicz, 1997 ; T. Duff, 1999), de l’étude d’une inscription pour la troisième, et de l’hommage rendu à Édouard des Places, qui clôt le recueil (p. 522-526).
Dans le contexte du regain d’intérêt pour Plutarque dans les années 80 du siècle dernier, les travaux de FEB occupent une place majeure. Assumant son rôle dans ce qu’il appelle « a veritable Plutarch explosion », l’auteur présente 14 contributions qui occupent plus de la moitié du recueil. Si les deux premières contributions rappellent avec une clarté toute pédagogique la vie, l’oeuvre et l’influence de Plutarque à travers les siècles, dès le troisième article l’un des apports les plus intéressants du volume est révélé par l’accent mis sur la paideia et le monde des gymnases. Le Dialogue sur l’Amour est particulièrement sollicité pour ces analyses. Ainsi dans l’étude qui a pour titre « Two Case Studies in Paideia » (p. 60-66) sont comparées les formations reçues par le jeune Bacchon à Thespies, telle qu’elle est décrite dans le Dialogue, et celle par Plutarque lui-même à Athènes, grâce à la figure majeure du philosophe platonicien venu d’Alexandrie, Ammonios. C’est également le Dialogue sur l’Amour qui sert de point de départ à l’étude de la rhétorique de l’exagération chez Plutarque (p. 34-99) ou à celle de l’image exemplaire des Barbares dans le miroir de la Galate Kamma (p. 181-194). Le second thème dominant est celui du regard porté par Plutarque sur la religion des autres : juifs, chrétiens et égyptiens. Dans « Plutarch, Judaism and Christianity » (p. 100-120), FEB qui fait de Plutarque le plus grand des historiens des religions de son temps et le premier des comparatistes, souligne son total silence sur les chrétiens et le peu d’informations qu’il donne sur les juifs en qui il voit des disciples de Dionysos, ne faisant pas preuve sur ce point d’originalité. Ce constat établi par FEB comme préalable, ne préjuge en rien de l’influence de Plutarque sur Paul, grâce à un héritage qui leur est commun, celui de la philosophie de Platon. Plutarque a en revanche montré un grand intérêt pour la religion égyptienne. Il a accordé une place essentielle à Osiris qui d’après FEB n’a pas toujours été bien évaluée en raison de l’importance accordée à l’Isis hellénistique dans les recherches récentes (p. 144-159). L’analyse du contexte historique dans l’article : « Religion under Trajan. Plutarch’s Resurrection of Osiris », p. 161‑180) souligne combien l’érudit qu’est Plutarque est aussi un homme de son temps. L’étude de son oeuvre permet de mieux comprendre les orientations religieuses du pouvoir, en l’occurrence le succès d’Isis et d’Osiris dans les dernières années du règne de Trajan. Outre ces deux thèmes centraux, s’éclairent au fil des articles les facettes de Plutarque comme critique historique dans son analyse de la libération de Thèbes du joug spartiate (p. 67-83), comme rhéteur par le choix des exempla dans les Moralia et les Vies Parallèles, enfin pour ses qualités de biographe (p. 216-232).
Les thèmes abordés dans la première partie trouvent leur prolongement dans les quatre contributions regroupées sous la rubrique : « Philosophie ». Les gymnases athéniens du premier siècle sont étudiés de façon détaillée et le contexte philosophique du temps prend sens grâce à l’analyse de la notion d’autarcie par les différentes « écoles », de Platon à Sénèque en passant par épicure et Dion de Pruse. Quant aux cinq études portant sur la religion, elles accordent la part belle à l’Isis de Pompéi et de Rome, tandis que la contribution sur Artémis d’éphèse met en rapport l’image complexe de la déesse et l’histoire de la cité dans ses relations avec son hinterland (An Avant Garde Goddess, p. 319-333). L’étude de l’inscription grecque de la stèle Fitzwilliam du musée de Cambridge apporte plus qu’une touche de magie (p. 396‑401) : elle confirme qu’à travers « a very complicated history » (p. 401), l’invocation contribue à la fonction prophylactique du motif sculpté d’origine égyptienne.
La dernière partie du recueil est consacrée au Nouveau Testament et au premier christianisme : Paul est à l’honneur, que ce soit dans le contexte philosophique du temps (p. 402-440), par comparaison avec Sénèque (p. 441-469), pour son discours sur l’Aréopage (p. 470-494), pour sa rencontre avec Lydie à Philippes (Actes des Apôtres, 16, 11-40) ou comme prétexte à reprendre la question du gentilice de Félix, procurateur de Judée (Actes des Apôtres, 23-24), et de ses épouses.
Le thème de l’eschatologie est présent dans la première et la seconde partie. à la fin de son étude intitulée « O Sweet Mystery of the Lives ! The Eschatological Dimension of Plutarch’s Biographies » (p. 216-232), FEB relève que Plutarque « had little taste for ‘eschatological ethics’ in the Lives » (p. 227). Quant à l’analyse des Lois de Platon « Finding one’s place : eschatology in Plato’s Laws and first century Platonism » (p. 301-316), elle conduit à une présentation de l’au-delà chez Cicéron, Virgile et Plutarque.
Chacun des articles est suivi d’une bibliographie très développée. L’érudition de FEB n’est jamais pesante, le style des écrits est alerte, le ton passionné, les exemples pertinents. Ce spécialiste de Plutarque a le sens de la formule, poétique ou provocante. Pénétré de l’importance de son sujet et de son auteur, à qui il accorderait volontiers le Nobel (p. 66), s’il impose parfois des questions à Plutarque qui révèlent le lieu d’où il parle, ses analyses ne sont jamais dogmatiques. Reprenant en tête de son étude sur « Plutarch’s Middle-Platonic God : about to Enter (or Remake) the Academy » la citation de George Bernard Shaw : « Plutarch’s works are a handbook for revolutionaries », Frederick E. Brenk souligne le caractère fécond, voire révolutionnaire, d’une oeuvre monumentale dont la lecture est indispensable à la compréhension d’un temps d’interrogations et de doutes.
Geneviève Hoffmann