La guerre civile ne se fait pas qu’avec des armes, elle tue aussi par le verbe. Comme elle constitue un mal absolu dans le monde consensuel et globalisant qu’est la cité antique, elle réclame aux belligérants qu’ils fassent adhérer leurs concitoyens à l’idée que leur cause est la seule solution et que leurs ennemis sont ceux de la cité tout entière. Cet aspect des conflits qui ont conduit Rome de la République à l’Empire est à l’ordre du jour ces dernières années comme en témoignent, entre autres, la thèse de R. Laignoux ou plus récemment celle de P. Montlahuc, en cours de publication. Le livre de L. Borgies vient donc à son heure dans un débat en plein renouvellement. Cet ouvrage, issu d’un mémoire de Master soutenu à l’Université Libre de Bruxelles, a été récompensé par un prix. Cette distinction paraît tout à fait méritée car ce travail brillant témoigne d’une réelle maturité scientifique et propose une synthèse bien venue sur l’opposition entre les deux plus célèbres triumvirs, mise au point rendue nécessaire par l’abondance des publications récentes dont l’auteur n’ignore presqu’aucune.
Dans l’introduction (p. 15-29), L. Borgies prend la précaution de justifier longuement l’adjectif propagandiste de son titre et apporte son point de vue dans le débat classique de l’utilisation ou du refus de ce terme anachronique. Après avoir éclairé le lecteur sur les enjeux de la question, il rappelle que l’historiographie moderne ne le condamne pas pour la période 44‑27 a.C. parce que l’on trouve dans la stratégie de communication des contemporains les traits principaux que l’on accole au concept, fluctuant et incertain, de propagande : les entités émettrices tentent d’asseoir leur autorité en persuadant les masses par tous les supports à leur disposition (textes, images, mises en scène d’eux-mêmes) mais aussi par tous les procédés (publicité, désinformation, théorie du complot, censure et, ajoute-t-il, éducation ou lavage de cerveau). On peut être en désaccord sur la présence dans la liste des deux derniers termes. L’instrumentalisation de l’éducation n’est pas propre à un parti à Rome mais elle est le fondement de la cité elle-même (comme le rappelait pour Athènes P. Ismard) ; aussi faut‑il attendre qu’un parti s’identifie totalement à la cité, sous le principat, pour que l’on puisse envisager l’éducation comme un procédé pour forger une opinion et, à cette condition encore, cela n’emporte pas la conviction. Le lavage de cerveau me semble aller trop loin également, car il suppose une action sur des mécanismes cognitifs et psychologiques que les Anciens ne percevaient pas en tant que tels. À défaut, sans doute, peut-on parler d’une stratégie des passions dont on trouve des traces dans les Philippiques, par exemple lorsque Cicéron reproche à Antoine de remplacer l’éloquence performative propre à son autorité consulaire par un appel à l’émotion afin que, aveuglés par le chagrin et la colère, ses concitoyens se laissent entraîner à l’émeute. Ces réserves mises à part, la démonstration de L. Borgies apparaît comme une mise à distance salutaire des jugements hâtifs prohibant l’usage de ce concept opératoire et opérant pour cause d’anachronisme.
La rhétorique de l’invective, comme celle de l’éloge dont elle apparaît comme le double inversé, repose sur l’usage de loci ou de topoi que rappelle l’auteur. Il consacre la majeure partie de son ouvrage à l’examen des thèmes qu’aborda ce conflit, déséquilibre qu’il justifie parfaitement : nous n’avons que peu d’attestations de leur perception et des procédés matériels de diffusion de l’invective. Ce choix s’explique aussi intellectuellement car ce livre porte en fait sur la façon dont des acteurs historiques ont investi des lieux communs pour en faire une arme spécifique dans des circonstances données. Ce n’est donc pas un propos littéraire qui anime l’auteur mais pleinement historique en ce qu’il s’intéresse aux formes du conflit pour en restituer le sens profond. À ce titre, il rappelle (p. 111) qu’il ne faut pas penser que « tous les récits décrivant la crudelitas d’Octavien et de Marc Antoine rapportés par les auteurs antiques sont uniquement régis par des principes de construction littéraire et narrative et ne possèdent aucune valeur historique. » Le déséquilibre entre la première partie et les deux suivantes est justifié, mais, selon moi, l’ordre des parties aurait dû être inverse : mettant en évidence les réalités matérielles de l’invective et les publics concernés avant d’aborder les thèmes eux-mêmes ce qui aurait permis de mieux cerner les niveaux d’utilisation de l’invective.
Les thèmes mis en évidence sont l’ignobilitas, la crudelitas, l’ignavia, le genus eloquendi et scribendi, les vitia non romana. L’examen des figures du discours s’achève sur un chapitre intitulé Tota Italia qui examine, au travers du thème du consensus retrouvé, par delà l’invective, l’oblitération de mémoire. L’auteur achève le thème du conflit sur le texte apparemment consensuel des Res Gestae. Or, souligne-t-il, la polémique n’en est pas absente. Elle y apparaît sous une forme nouvelle, celle de la négation de l’adversaire et de l’auto-justification qui est en quelque sorte l’empreinte inversée de l’invective. Elle marque le changement de la nature de la propagande d’Octavien-Auguste : dans les années 30-27 « celle-ci perd de son caractère polémique et stigmatisant pour devenir davantage auto représentative » (p. 27). L’auteur rappelle la longue vie des pamphlets qui continuent à alimenter une littérature secondaire, produite après la victoire et qui renforcent la condamnation des perdants. L’invective a donc une double vie, dans la chaleur du combat elle est une arme circonstancielle, dans le calme de la concorde retrouvée elle alimente la réécriture des faits. Les pamphlets contre Antoine jouent pleinement ce rôle mais ceux contre Octavien présentent d’autres difficultés. On comprend mieux le mésaise d’un biographe impérial, comme Suétone, confronté à des reliquats de sources pamphlétaires qui vont à l’encontre de la voie officielle. Faut-il les conserver ? Comment les utiliser dans son projet sans rompre avec le consensus autour d’Auguste ? Dans sa conclusion, L. B. montre que Suétone utilise consciemment ces sources mais ne dit pas à quelles fins (p. 466-467). L’importance de l’invective dans les années 44 à 30 tient à ce que les révolutions successives ont fait perdre à tous les camps l’amitié républicaine à laquelle s’est substitué le charisme du rector, qu’il soit dictateur, imperator ou tyrannicide. Dans ces conditions il devient impératif d’entamer l’aura de son adversaire
Mettre en miroir les deux protagonistes de la guerre civile s’avère fructueux même si certains thèmes sont plus percutants pour attaquer l’image de l’un plutôt que celle de l’autre (l’ignobilitas pour Octavien, les vitia non romana pour Antoine). L’ignobilitas offre un bon exemple de l’intérêt du processus : déclinée par les différents ennemis du fils adoptif de César, elle est une arme pour lui dénier radicalement toute légitimité politique et mettre hors la loi l’essentiel de ses activités en 44 qui confinent à la haute trahison. Or il est impossible à Octavien de répliquer sur le même mode car Antoine ne peut être atteint par cette accusation. Les adversaires de ce dernier changent alors de cible tout en exploitant le même thème : les origines des épouses des Antonii sont violemment dénigrées et (ce qui n’est pas dit malheureusement dans ce livre) celles de ses partisans. Inversant l’adage, le principe utilisé ici est « qui s’assemble, se ressemble ». Ce procédé de mise en cause indirecte en dit beaucoup sur la nécessité pour Octavien de faire naître un contre-feu mais nous apprend aussi que l’invective a des passages attendus : la lignée étant un élément capital de légitimation, il faut s’y attaquer, coûte que coûte, même au rebours de toute vraisemblance.
Sur ces thèmes largement étudiés on ne lira pas toujours de choses nouvelles dans ce livre, mais on trouvera des mises au point claires et, surtout, une articulation souvent pertinente entre les thèmes rhétoriques et leurs emplois dans les autres formes de littérature et en épigraphie lithique ou monétaire. Dans les hypothèses soutenues relevons tout de même des remarques très intéressantes : l’idée que l’exécution de Salvidienus Rufus soit en fait un gage offert à Antoine lors de la paix de Brindes et donc une trahison travestie sous une autre (p. 172) ; l’étude très critique du soi-disant asianisme d’Antoine et du non moins prétendu atticisme d’Octavien (p. 240-245).
Il y a des phrases un peu hâtives à amender ou à nuancer. Dire que la politique romaine ne se mène plus qu’à coup de glaive au premier siècle paraît trop simplificateur (p. 40) ; de même, à la page suivante, indiquer que la Guerre sociale a fait entrer des masses municipales et provinciales massivement dans la citoyenneté est faux, en tout cas pour les provinces et pour les cités au sud du Pô, il faut tout de même attendre le recensement de 70-69 pour en voir les effets. Sur l’origine des sénateurs de l’époque des guerres civiles, il faut nuancer les propos : les sénateurs ne sont pas de naissance obscure systématiquement (p. 51) de même que Q. Cornificius n’est pas du tout un homme de basse extraction (p. 293) : il est issu d’une famille déjà de rang prétorien et si son parent a été jugé comme un candidat au consulat un peu inconsistant en 63, ce n’est pas sa naissance qui était en cause. Octave n’est pas un prénom (p. 80) de même que Iulia mère d’Antoine ne s’est jamais nommée Iulia Antonia (p. 96) ; l’Apollo Sosianus n’a rien de très antonien dans sa décoration (p. 245). Mais ce sont là des remarques vénielles qui comptent peu en regard de l’ampleur de vue que manifeste l’ensemble du travail.
Les parties deux et trois, tout en manifestant toujours les qualités de l’auteur, satisfont moins le lecteur peut-être parce qu’elles engendrent le plus d’attente. La question des cibles de l’invective, étudiée dans la deuxième partie, reste nécessairement hypothétique, faute de pouvoir livrer une étude sociologique et culturelle des publics, comme le reconnaît L. B. lui-même. Toutefois, elle suppose, comme il le montre bien (et le rappelle en conclusion), que les invectives diffusées de bas en haut doivent tenir compte, en préalable, des demandes qui montent de la base. L’invective n’est pas qu’un exercice purement horizontal, interne aux élites. Pour s’avérer efficace, la uituperatio se doit de dépasser l’auditoire de la curie pour se déployer par la publication du discours, de la lettre etc. auprès d’une opinion très large, le peuple romain de l’Urbs mais aussi des municipes, les citoyens aux armées et en province, les populations pérégrines des alliés. L’auteur remet très justement en question les constructions trop systématiques de certains de ses prédécesseurs, notamment sur l’idée d’une propagande écrite et « politicienne» destinée aux élites militaires et d’une propagande orale et « économique » destinée aux simples soldats (que j’avais émise en d’autres temps) p. 366. Cependant, il est contraint, faute de véritable relais dans les sources, à se livrer à son tour à des hypothèses déconstructives. Dans le va‑et‑vient des points de vue, il faut relever tout de même quelques points un peu mieux assurés : on ne saurait nier le rôle décisif de l’encadrement dans la défection des légions, pas plus que le succès mitigé de l’exploitation de la crudelitas d’Antoine, qui provoqua une scission dans les légions pourtant confrontées aux mêmes discours, après la répression de la mutinerie de Brindes. De plus, l’existence d’un corpus de revendications propres aux soldats césariens existait mais elles étaient en contradiction avec les intérêts d’une partie des élites municipales et concilier les deux points de vue pour rétablir la concorde nécessitait des discours ciblés qui pouvaient se brouiller mutuellement ; à ce titre la guerre de Pérouse paraît plus intéressante à étudier que l’année 44. Par ailleurs, il ne faut pas aller trop vite en insistant sur le caractère très disparate du parti antonien, alors que celui d’Octavien présente globalement la même composition. En fait, seule la victoire est belle et c’est elle qui a donné raison aux invectives d’une faction sur l’autre, comme l’auteur le dit p. 382, ce qui relativise un peu nos considérations sur l’efficience de l’invective, in fine.
La question des formes et des supports de l’invective, sur laquelle s’achève la démonstration, aurait été plus efficace si elle avait été utilisée en préalable à l’étude des thèmes en ce qu’elle délimite le territoire de cette activité propagandiste : c’est l’éloquence de la contio et de la sententia qui en est le principal véhicule, en tout cas celui de l’invective la plus construite et reconnaissable. En dehors de cela, ce sont les lettres, les édits, les proclamations (et il y a des remarques très pertinentes à l’égard des rerum urbanarum acta p. 450-452) Le relais sur des supports à texte court a été étudié sérieusement. Toutefois, l’usage de l’ironie des glandes de Pérouse aurait été plus percutant si la question des conditions de leur fabrication, leur finalité (invective propagandiste ou insulte défouloir ?), leur destination (à part le fait de blesser l’adversaire) avaient fait l’objet d’une étude liminaire. À l’inverse, on ne saurait nier le bien-fondé des réserves qu’émet l’auteur sur le rôle inexistant des monnaies, instrument qui ne saurait être un support d’invective mais qui peut de manière positive relayer une accusation implicite (ainsi Octavien n’est vindex libertatis sur les cistophores de 29-28 que parce que son adversaire était un tyran etc.)
Une conclusion synthétique et extrêmement claire clôt cette ample démonstration et défend vaillamment l’idée conductrice de cette étude qui place au centre de la vie politique l’affrontement entre Octavien et Marc Antoine. Il faut reconnaître qu’il constitue la ligne de fracture la plus évidente mais la politique romaine était infiniment complexe et la confrontation des deux hommes ne saurait résumer l’ensemble de la question propagandiste. Même si l’auteur n’a négligé ni la pluralité des voix (notamment le rôle des Républicains) ni la neutralité (toujours insaisissable) ni les différents niveaux du discours, il a choisi de rester focalisé sur cette seule question. Or sa démonstration ne convainc pas totalement que cela ait constitué dès 44 le conflit majeur. Jusqu’à l’élimination de Pompée, les oppositions entre Antoine et Octavien, quoique constantes, restent conditionnées par l’existence d’alternatives. En outre, il y avait d’autres conflits contemporains, au niveau des duces, et au niveau des entourages, qui interféraient avec celui retenu ici. C’est donc un angle d’attaque qu’il faudrait élargir pour rendre compte de la richesse extraordinaire de cette époque et s’extraire de la vision binaire dans laquelle nous ont enfermés le sort des armes et la réévaluation postérieure des sources. Cet ouvrage apparaît donc comme le préalable d’études plus larges que l’on peut espérer conduites avec le même talent.
Marie-Claire Ferriès, Université de Grenoble-Alpes, LUHCIE