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Ce volume de la série latine de la CUF est d’une forte épaisseur : les 448 p. comportent en réalité 213 doubles pages pour l’édition/traduction. Il comprend : une longue introduction (149 p.) ; une bibliographie (21 p.) ; un conspectus siglorum ; un rappel des poids et mesures usités dans l’ouvrage avec équivalence moderne ; le texte latin, la traduction et les notes ; un lexique des ingrédients des compositions ; 4 indices (uerborum ; nominum ; uocabulorum graecorum ; uocabulorum graecorum latinis litteris scriptorum). C’est une édition qui fera autorité, tout en fournissant la première traduction française du texte de Scribonius Largus.

Le seul recueil latin de l’Antiquité exclusivement consacré aux remèdes composés, qui nous soit parvenu, dédié par son auteur au puissant affranchi Calliste (devenu en 47 a libellis de l’empereur Claude), ne nous est connu que par une tradition peu étoffée. Il n’y eut longtemps qu’un témoin direct de l’ouvrage, l’édition princeps de Jean Du Rueil (Paris, 1529), le manuscrit utilisé ayant disparu. La découverte en 1974 du manuscrit de Tolède par Sergio Sconocchia (Toletanus Capit. 98, 12, années 1510, France du Nord) a permis de posséder un témoin plus fiable, présentant la même lacune des c. 166-170 que l’édition princeps. Les Compositions ont pour particularité de comporter une importante tradition indirecte. La compilation d’une partie des recettes par Marcellus de Bordeaux dans son De medicamentis au début du Ve siècle fournit un témoignage essentiel pour l’établissement du texte, mais Marcellus attribuait le livre à Celse. De s excerpta figurent aussi dans des réceptaires médiévaux. Le nom de Scribonius Largus est ignoré de la littérature latine antique et n’apparaît que dans les traités pharmacologiques de Galien (recettes d’Asclépiade Pharmakion et d’Andromachos le Jeune) et quelques réceptaires du Moyen Âge.

Cette situation explique que la première édition critique[1] s’appuie uniquement sur l’édition princeps et un manuscrit de Marcellus, Karl Deichgräber ayant ensuite édité et commenté seulement la préface en 1950. L’édition de Sergio Sconocchia[2], où le manuscrit de Tolède a été utilisé pour la première fois, a marqué un grand progrès ; une seconde édition par le même savant, prenant en compte les excerpta découverts ensuite, est prévue dans le Corpus medicorum latinorum. Les traductions éditées depuis 1983 s’appuient sur l’édition Sconocchia. J. J-B. se livre donc à un travail très complet, prenant en compte l’ensemble de la tradition directe et indirecte pour établir le texte du recueil.

L’introduction se divise en cinq parties. La première, sur l’auteur, rappelle quelques points peu contestés sur ce médecin, connus uniquement grâce à son ouvrage. On ne sait s’il était affranchi ou descendant d’affranchi ou issu de la gens Scribonia. Semblant commencer à exercer sous Tibère, il serait né au début de notre ère et aurait pratiqué à Rome, dans un milieu social élevé. La rédaction du livre peut être fixée entre 43-44 et 48 : Largus évoque son départ avec Claude pour l’expédition de Bretagne (43‑44) et parle au présent de Messaline, exécutée en 48. S’opposant à l’opinion de certains commentateurs, J. J.-B. souligne qu’il ne fut sans doute pas médecin de Claude, ce poste étant occupé par C. Stertinius Xénophon, et que les mentions de la Sicile dans l’ouvrage semblent insuffisantes pour attribuer à l’auteur une origine sicilienne.

Les allusions de Largus à ses ouvrages écrits en latin impliquent qu’il ait écrit probablement aussi en grec. J. J.-B. indique qu’il paraît quasi certain que les Compositions médicales ont été rédigées directement en latin. Un premier argument en ce sens est que, lorsque le nom d’une maladie ou d’un ingrédient est translittéré du grec, son origine est souvent rappelée par des formules comme Graeci uocant, Graeci dicunt, etc ; le nom latin est présenté par nos appellamus, nos dicimus, etc ; ces procédés ne seraient pas le fait d’un traducteur. Cet argument ne me paraît pas totalement probant car Caelius Aurelianus, qui adapte en latin le traité perdu sur les maladies aiguës et les maladies chroniques de Soranos d’Éphèse, emploie aussi ce type de formule. Un deuxième argument est plus déterminant : on trouve dans le livre des procédés de style très proches de ceux de Celse pour adapter les termes grecs au latin.

Une deuxième partie porte sur les Compositions médicales, dont l’agencement est rappelé : épître dédicatoire à Calliste ; index ; textes des compositions en 271 chapitres, donnant les remèdes a capite ad calcem, puis ceux contre venins et poisons, enfin les remèdes utilisés surtout par les chirurgiens (emplâtres ; cataplasmes émollients et sédatifs). Certains éditeurs ont mis en doute l’authenticité de l’index. J. J.-B. montre que c’est injustifié : la fin de l’épître en annonce un, pour faciliter la consultation de l’ouvrage, et l’index fait état des chapitres perdus 166-170. La structure interne des chapitres est rappelée. L’épître dédicatoire, faisant office de préface, est l’objet d’une étude approfondie, s’appuyant sur les études antérieures de ce texte. L’épître souligne l’utilité des médicaments en médecine et éclaire les querelles entre sectes médicales, Scribonius attaquant violemment les médecins refusant l’emploi des médicaments, très probablement ici les méthodiques. L’originalité la plus grande du texte tient à l’éthique médicale développée : le principe premier de l’action du médecin doit être un sentiment de compassion universelle, sans tenir compte du rang ou de la fortune des patients et même à l’égard des ennemis de la patrie, que le médecin combattra en tant que citoyen. Scribonius va ainsi au-delà de la philanthropia hippocratique (mentionnée une seule fois dans le corpus hippocratique) tout en écrivant le premier texte connu donnant le Serment hippocratique comme fondement éthique de la profession médicale. J. J.-B. montre aussi que cette préface, très structurée, est d’un style plus soigné qu’on ne l’a dit et respecte les procédés rhétoriques de l’époque. Au-delà des classes supérieures et en réalité aussi des médecins, seuls aptes à réaliser certaines recettes, qui forment le public visé par son œuvre, l’auteur s’adresserait à l’ensemble de la société de son époque d’après les problèmes éthiques soulevés dans la préface.

La troisième partie de l’introduction est consacrée aux sources et à la postérité de Scribonius Largus. La plupart des compositions proviennent de l’auteur ou d’amis compétents et sérieux. Les médecins nommés étaient actifs entre le Ier siècle avant J.-C. et le milieu du Ier siècle ap. J.-C. Largus mentionne en nombre limité des remèdes provenant de profanes ou usités hors des milieux médicaux. Il ne les admet que parce qu’ils auraient paru efficaces et prend parfois ses distances. À propos de quelques-uns de ces remèdes, J. J.-B. rappelle n. 185 que l’idée d’une antipathie entre les êtres qu’on utilise à des fins thérapeutiques apparaît fréquemment dans la médecine populaire : il aurait peut-être été bon à ce propos de rappeler que beaucoup de ces remèdes ont pour origine des écrits hellénistiques sur les sympathies et antipathies et de souligner le silence de Scribonius (comme de Celse) sur la notion d’antipathie, si explicitement présente chez Pline et mentionnée chez bien des médecins postérieurs, pour la rejeter (Galien, Soranos) ou s’en recommander à propos de remèdes superstitieux (Archigène, Apollonios, chez Galien ; Théodore Priscien ; Alexandre de Tralles…). La question des sources peut-être utilisées sans être citées est également posée. Un examen détaillé et fouillé (p. LXIV-LXXII) porte sur un point souvent soulevé, l’éventuelle dépendance des chapitres sur les poisons (c. 178-199) par rapport aux Alexipharmaques de Nicandre ; après comparaison attentive des textes, J. J.-B. relève des différences notables et tranche la question : Scribonius n’a pas eu Nicandre comme seul modèle ; il y a peut-être eu une source commune ou l’utilisation d’un texte dérivé de Nicandre ou de sa source, même si quelques détails ont pu être empruntés directement à Nicandre. De même les ressemblances avec Celse ne sont pas suffisantes pour faire penser à une dépendance directe.

J.-B. rappelle combien le nom de Scribonius Largus est peu cité dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Mais la ressemblance de compositions non attribuées à Scribonius chez Galien avec celles de notre auteur suppose l’emploi des Compositions au moins par les sources de Galien, au-delà de celles où est nommé Scribonius. Pline l’Ancien, qui ne cite jamais Scribonius, ne semble pas l’avoir utilisé sans le dire : il me semble en effet probable que si Pline a connu son œuvre, il ne l’a pas employée car il est hostile par principe aux compositions et prône une médecine des médicaments simples.

Une quatrième partie porte sur la langue et le style des Composition médicales. J. J.-B. note que Scribonius enrichit la langue médicale latine, même si l’ambition est moins grande que chez Celse. Elle détaille les emprunts directs à la terminologie grecque en pathologie, thérapeutique, minéralogie et botanique. À partir de l’exemple de la pathologie, elle relève certains termes apparaissant pour la première fois dans le lexique médical latin (comme reiectio pour vomissement) ou des néologismes repris dans la littérature postérieure (ex. : collutio, « bain de bouche »). Attribuer à Scribonius la paternité de l’intégralité de ces nouveautés me semble un peu aventuré, alors que nous ne connaissons qu’une petite partie des textes écrits dans l’Antiquité. Il y a une préférence du médecin pour les termes latins, notamment en botanique et pour les maladies bien connues des Romains comme l’épilepsie (toujours appelée comitialis morbus) et la jaunisse (dont les noms latins sont indiqués sans référence au grec) : cela me semble plaider aussi pour une écriture directe en latin.

La dernière partie de l’introduction a pour objet l’histoire du texte. Les particularités de la tradition des Compositions médicales sont indiquées avec une grande clarté. La comparaison du manuscrit de Tolède avec l’édition princeps confirme la fidélité globale de celle-ci à sa source tout en donnant des leçons nouvelles. Les deux témoins dépendent d’un modèle commun car ils ont des fautes communes et la même lacune, mais non l’un de l’autre car chacun a ses propres fautes. L’importance de la tradition indirecte est soulignée. Les trois manuscrits du De medicamentis de Marcellus sont d’autant plus essentiels que, très antérieurs aux témoins directs, ils datent du IXe siècle. Sept excerpta de réceptaires médiévaux, essentiels pour l’établissement du texte, sont présentés ; quatre datent du IXe s., deux de la fin du XIe, un de la fin du XIIe ou du XIIIe siècle. J. J-B. démontre que tous dérivent de la tradition de Scribonius, mais ont des fautes communes avec les manuscrits de Marcellus, suggérant un modèle commun différent de celui de la tradition directe. J. J.-B. donne ensuite la liste des éditions et traductions antérieures et les principes de son édition.

Peut-être aurait-il fallu incorporer quelques titres à la bibliographie qui suit (mais elle est déjà très nourrie) : Jean Bruneton[3], comportant des points de vue très scientifiques et actualisés sur les plantes médicinales, (l’autre ouvrage de cet auteur sur les plantes toxiques étant mentionné) ; Ian C. Beavis[4], pour l’identification des insectes comptant parmi les poisons ; Michael Wohlers[5], plus récent que l’étude classique de Temkin.

Le conspectus siglorum venant ensuite comporte des aspects perturbants : un manuscrit de Marcellus (Laudunensis 420, olim 326) est daté ici des IXe ou Xe siècles alors que l’introduction l’attribue au premier quart du IXe siècle ; même chose pour le Londinensis Arundelianus 166, situé ici au Xe ou XIe siècle, mais au premier tiers du IXe siècle dans l’introduction. Le manuscrit de Tolède est placé dans les années 1515-1520, l’introduction parlant plus largement des années 1510. La datation de la majorité des excerpta est beaucoup plus fine dans l’introduction, le conspectus s’en tenant à l’indication d’un siècle.

L’édition, très précise, comporte un apparat critique positif donnant au lecteur leçons et variantes ainsi que les conjectures des éditeurs. J. J.-B. propose souvent des lectures différentes de celles de l’édition Sconocchia ; elle préfère parfois des leçons d’éditeurs antérieurs, notamment Helmreich, ou celles venant d’excerpta parus depuis l’édition Sconocchia, ou bien elle fait des propositions personnelles. Ces modifications s’appuient sur une connaissance fine du style des Compositions et sur des parallèles avec les recettes d’autres auteurs, notamment dans les traités pharmacologiques de Galien. La traduction claire, précise et élégante est respectueuse du texte ; les points contestables sont rarissimes : il paraît inadapté en Pr., 1 de traduire par « praticiens » quosdam qui désignent des humiles et alioquin ignotos ou des gens sans lien avec la profession médicale, fournissant parfois des remèdes plus efficaces que ceux du médecin. Les définitions des divers types de médicaments mentionnés éclaireront le lecteur peu au fait de différences ténues en ce domaine, par exemple, pour les topiques, entre malagma et emplastra (p. 330, n. 5). Les maladies nommées sont caractérisées dans les termes de la médecine antique ; par méfiance peut-être du diagnostic rétrospectif, souvent délicat il est vrai, elles ne sont pas toujours mises en parallèle avec la nosologie actuelle. Peut-être aurait-il fallu noter que très probablement, les parotides faisaient majoritairement allusion aux oreillons et les écrouelles dans bien des cas à la tuberculose lymphatique. Les rapprochements avec les maladies actuelles s’appuient surtout sur l’ouvrage classique de Mirko D. Grmek[6]. Les poisons contre lesquels lutte une partie des remèdes de Scribonius sont identifiés avec soin, quand cela est possible.

Les ingrédients des remèdes sont parfois commentés en note, mais pour des raisons pratiques évidentes, ils sont classés et commentés dans un lexique annexe, réparti en trois sections selon l’origine végétale, minérale ou animale du produit. Le lexique végétal s’appuie sur les identifications de Jacques André[7] et rappelle les indications principales des plantes mentionnées et leurs emplois dans les Compositions. Les deux autres sections suivent le même schéma. Les sections sur les végétaux et animaux paraissent complètes et informées, mais celle sur les animaux semble curieusement plus négligée. Le principe d’une entrée pour chaque animal et pour chaque type de substance n’a pas été adopté ; ainsi il y a une entrée fel taurinum, mais non fel, et on trouvera le fiel de hyène uniquement à hyaenea, tandis qu’il n’y a pas d’entrée pour le taureau, qui fournit aussi notamment sa graisse (ce dont figurent quelques mentions à l’entrée adeps) ; certaines références manquent parfois et des animaux ou produits sont absents (cendre de petits d’hirondelles [c. 70] ; mendoles et leurs têtes [c. 71] ; chouette et sa cervelle [c. 43]…). À part quelques références à Pline, il n’y a aucun renvoi à d’autres auteurs ou des études, à la différence des deux autres sections, ce qui est un peu dommage pour certaines substances ayant eu un succès étonnant (comme les têtes de mendoles ou la cendre de petits d’hirondelles). Le lecteur cherchant les références des remèdes animaux chez Scribonus devra plutôt se reporter dans l’index uerborum aux noms des animaux (dans la plupart des cas).

Les rares points plus faibles relevés ne diminuent cependant pas la valeur et l’intérêt d’un travail considérable, très riche et très étayé, qui constituera un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à la médecine antique.

Patricia Gaillard-Seux, Laboratoire Temps, Mondes et Sociétés (TEMOS)

[1]. Georg Helmreich, Teubner 1887.

[2]. Teubner 1983.

[3]. Pharmacognosie, phytochimie, plantes médicinales, Paris 20094 ou 20165.

[4]. Insects and Others Invertebrates in Classical Antiquity, Exeter 1998.

[5]. Heilige Krankheit. Epilepsie in antiker Medizin, Astrologie und Religion, Marburg 1999.

[6]. Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris 1983.

[7]. Les noms de plantes dans la Rome antique, Paris 1985.