Ce livre, composé de 12 chapitres, est le fruit d’un séminaire dispensé dans le cadre d’un master de l’Université de Toulouse-Jean Jaurès. Présenté par ses deux auteurs comme une suite de dossiers sur les histoires des dieux en voyage dans l’Antiquité, du IIe millénaire av. J.-C. aux premiers siècles de l’ère chrétienne, il a pour finalité de montrer les liens et les connexions entre des religions qui appartiennent à des univers de pensée différents.
Tout en remettant en cause le clivage imposé par les théologiens chrétiens entre polythéismes et monothéismes, l’introduction (p. 9-20) souligne combien les dieux antiques n’existent qu’en termes de réseaux au sein d’une cartographie à l’image des mutations d’un monde dynamique. Le plan de l’ouvrage se présente comme un périple, ou mieux une errance, afin de ne pas enfermer le propos dans une chronologie simplificatrice ou une perspective évolutionniste. Ce livre est dédié à deux savants récemment disparus, Michel Malaise et Pierre Sineux.
Partant de la réputation de Tyr dans la Bible hébraïque qui reconnaît son origine antique et sa puissance maritime, le premier chapitre explore les voyages de Melqart, « Roi de la ville », du rocher sacré de Tyr aux Colonnes d’Hercule (p. 21-44). Ce dieu était l’archégète des Tyriens pour rendre hospitaliers tous les rochers où ils avaient installé des comptoirs. Il développe des « connivences » avec l’Apollon délien au IIe siècle avant notre ère, mais c’est avec Héraclès, cet autre arpenteur de la Méditerranée, que les liens sont si étroits que Melqart finit par avoir pour attributs les deux signes distinctifs du dieu grec à savoir la leontè et la massue, tout en gardant son identité phénicienne.
Sous un titre énigmatique « Élagabal. Le prix d’un aller-retour Émèse-Rome » (p. 45-67), l’étude qui suit commence comme un polar en mettant en scène la propulsion au premier plan d’un jeune garçon de 13 ans, Bassianus, après l’assassinat de Caracalla, le 8 avril 217. Proclamé empereur en 218 sous le nom d’Antoninus, Bassianus qui était grand-prêtre à Émèse, voulut escorter jusqu’au Palatin son dieu Élagabal qui avait la forme d’un bétyle, d’origine sans doute météorite. L’étude des émissions monétaires rend compte d’un voyage qui prit l’allure d’une procession rythmée par des hiérogamies du dieu solaire avec des divinités lunaires comme Faustine. La pierre sacrée était ainsi proposée à l’adoration des foules, d’autant plus enthousiastes que la venue de l’empereur était accompagnée de largesses. Cette procession ne favorisa pas pour autant la longévité du règne : Bassianus fut assassiné en 222.
La troisième enquête (p. 69-89) porte sur les artefacts et la puissance dont ils sont investis à la croisée du politique et du religieux. L’exemple choisi est celui de la relique d’Artémis transportée d’Éphèse à Rome, en passant par la Gaule. À la suite d’une injonction oraculaire, Artémis d’Éphèse conseilla aux Phocéens de prendre pour guide Aristarchè et d’emporter avec eux un aphidryma, objet chargé de puissance divine, pour installer avec succès un comptoir sur le site de l’actuelle Marseille. Cette « relique », extraite des objets sacrés de la déesse, était sans doute une copie miniature de la statue cultuelle, une « bouture » en quelque sorte destinée à reproduire à l’identique le culte d’Artémis dans le nouvel établissement.
Tout comme Élagabal mais par la voie maritime, Cybèle fut transportée sous forme d’un aérolithe à Rome dans le contexte de la deuxième guerre punique, marquée par la présence d’Hannibal sur le sol italien (chapitre 4, p. 91-111). Les auteurs soulignent les enjeux politiques et diplomatiques de l’accueil de la déesse à Rome, depuis le choix de Scipion Nasica pour humilier son cousin germain jusqu’au miracle de la vestale, Claudia Quinta, qui réussit à sortir le vaisseau de son enlisement. Cybèle une fois installée sur le Palatin à l’intérieur du pomerium, des fêtes furent organisées pour célébrer l’anniversaire de son arrivée. La mise en scène autour du débarquement de Cybèle ne doit pas faire oublier que la déesse anatolienne, protectrice d’Énée, appartenait à l’histoire mythique de Rome et que son installation n’était pas un simple ajout au paysage religieux de l’Urbs. Dans des circonstances très particulières, cet événement a permis aux Romains de s’interroger sur leur identité tout en s’affirmant comme une puissance méditerranéenne.
En reprenant les deux inscriptions sur la colonne de marbre découverte en 1912 dans le plus ancien des sanctuaires de Sarapis de Délos, les auteurs analysent l’installation du dieu à Délos par un Égyptien hellénisé, Apollônios, durant la première moitié du IIIe siècle. La statue habita d’abord dans la maison du prêtre, puis les dévots du dieu achetèrent un terrain sur l’île, « un lieu plein d’ordures ». Les obstacles auxquels ils se heurtèrent sont amplifiés par la tradition pour souligner leur obstination à donner un toit à Sarapis (chapitre 5, p. 113-130).
Sous le titre « Un jour, Ishtar voulut quitter le ciel et descendre aux Enfers » (chapitre 6, p. 131-153) est étudié un épisode révélateur de la fonction du la déesse de l’amour mésopotamienne. Comme Aphrodite, elle est rétive à tout contrôle et à toute limite. Gare à ceux qui lui résistent : Gilgamesh fut puni pour avoir repoussé ses avances. L’épisode de sa descente aux Enfers à l’occasion des funérailles de son beau-frère est raconté par deux versions dont la plus ancienne, à l’état fragmentaire, date du IIIe millénaire. Dotée de toutes les facettes de sa puissance (turban, perruque, collier, habit royal, mascara pour les yeux), la déesse donna à son voyage des allures de conquête. Mal lui en prit. Pour tenue incorrecte dans ce contexte funéraire, elle dut se dépouiller de chacun de ses attributs à chaque passage des sept portes des Enfers. À l’issue de ce « strip-tease », son corps n’était qu’un morceau de viande changé en cadavre. La leçon tirée de ce mythe est la suivante : la puissance de la déesse n’a de sens et d’efficacité que pour les vivants. Inanna-Ishtar doit renoncer une fois pour toutes à conquérir les Enfers. Elle est remontée sur terre où elle est indispensable à la reproduction.
La partie phénicienne du voyage d’Isis est exposée dans les chapitres 15 et 16 du traité de Plutarque Sur Isis et Osiris (chapitre 7, p. 155-174). Cette excursion au bord de la Méditerranée n’est pas aussi surprenante qu’on pourrait le penser de la part d’une divinité fondamentalement égyptienne. La cité phénicienne a entretenu de longue date des rapports commerciaux avec l’Égypte dont elle a accueilli les dieux. Quant au rapprochement entre Aphrodite euploia et Isis, il date du règne de Ptolémée II Philadelphe et de sa sœur épouse Arsinoé II, et c’est dans le contexte de la thalassocratie lagide qu’Isis est devenue euploia. Souveraine de la mer, elle est même créditée d’avoir inventé la voilure en déployant son manteau au souffle du vent.
Dans le chapitre 8 (p. 175-197), il est question du godnapping de la stèle d’Hammurabi (1792-1750), qui portait à son sommet les images du roi et de Shamash, dieu solaire garant de la justice. Alors qu’en basalte noir elle était difficile à manier en raison de sa hauteur et de son poids, elle fut transportée sur plusieurs centaines de kms par les Élamites de Sippar ou de Babylone à Suse, dans la première moitié du XIIe siècle, soit six siècles après son érection. Le roi élamite Shutruk-Nahhunté, responsable de ce transfert, faisait ainsi de la stèle un trophée de victoire. Il entendait également s’approprier son charisme en opérant une translatio imperii, car les statues n’étaient pas seulement un butin à exhiber. Déplacées, elles avaient vocation à étendre leurs bienfaits sur leurs nouveaux maîtres. Si elles restaient sur place, elles étaient mutilées pour ne pas parler, ne pas entendre, ne pas voir, ne pas agir, et ainsi anéantir le contrat entre les populations et leurs dieux.
Les étapes des mésaventures d’Apollon, de Sicile en Phénicie (chapitre 9, p. 199‑220), sont déclinées pour comprendre ce que signifie l’inscription locale d’un dieu en termes d’enjeux identitaires. Lors de la fondation de Géla en 688 par des Crétois et des Rhodiens, une statue colossale de bronze fut érigée en l’honneur d’Apollon archégète comme une sorte de « bouture » du dieu pythien, protecteur des colons. Située dans la zone des confins, elle signifiait à la population indigène l’appropriation territoriale par les nouveaux arrivants. En 406, après la prise de Géla, les Carthaginois la firent transférer dans leur métropole en signe de dévotion. Les Phéniciens accueillirent Apollon pythien avec tous les honneurs, car ils vivaient dans un monde caractérisé par la pluralité culturelle. Lors des sept mois de siège que leur imposa Alexandre en 332, ils enchaînèrent le dieu à son piédestal pour qu’il ne rejoigne pas le camp des Grecs. La victoire acquise, le Macédonien fit tomber les chaînes d’or du dieu et lui donna le surnom d’« ami d’Alexandre », pour qu’il serve désormais ses ambitions dans une ville en ruines mais grecque.
Les « épidémies » divines doivent s’entendre comme les visites que les dieux rendent à leurs fidèles (chapitre 10, p. 221‑241). Dans le sanctuaire d’Éryx situé à la pointe nord‑occidentale de la Sicile, la Phénicienne Astarté fut assimilée par les Grecs à Aphrodite et par les Romains à Vénus Érycine, quand son culte fut transféré à Rome en 217. Chaque année, la déesse quittait la Sicile pour se rendre en Libye et les colombes désertaient le site. À son retour, une colombe signalait sa présence et des fêtes célébraient annuellement le lien entre la déesse et ses dévots. Comme à Athènes et à Téos, cité où il était chez lui, les entrées de Dionysos désignées comme des « descentes » sur terre étaient l’occasion de réjouissances. Étudier Aphrodite et Dionysos sous l’angle des « épidémies », c’est déceler une puissance divine qui se manifeste par l’alternance de présences et d’absences, et dont les rituels consacrent l’efficacité.
La question : « Pourquoi Ézéchiel mange la Torah ? » méritait d’être posée. Cette étude apporte une réponse en s’interrogeant sur la présence de Yahvé en terre étrangère et impie (chapitre 11, p. 243-266). Répondant à une vocation charismatique, Ézéchiel entre directement en liaison avec Dieu. Il a des visions et entend la voix de « celui qui lui parle ». Plus étrange, il est sommé de manger un rouleau d’une douceur de miel. Comme le peuple de Yahvé n’a pas d’images, il lui faut donc s’imprégner du texte sacré, substitut de l’image de Dieu, en le lisant, en le récitant, en le commentant, voire en l’avalant pour le faire sien. Comme une effigie divine était copiée à l’identique pour être transportée, les rouleaux de la Torah, telle une relique itinérante, étaient recopiés pour voyager. Aux offrandes sanglantes et non sanglantes des religions polythéistes, la religion du Livre substitue une offrande de mots.
Quand, au milieu du premier siècle, le juif hellénisé Paul de Tarse séjourne à Athènes pour y répandre la « bonne nouvelle » de la résurrection du Christ, le christianisme rencontre l’hellénisme (chapitre 12, p. 267-288). Les deux conceptions du divin qui s’affrontent sont étudiées d’après les Actes des Apôtres et le Saint Paul de Renan, remis dans son contexte. Les Actes, loin de voir en Athènes un phare de la pensée philosophique, la présentent comme une cité « débordante d’idoles » et fréquentée par des oisifs, friands de nouvelles idées. Tout est fait pour réduire la richesse du polythéisme à un bazar, source de péché. Or, aux yeux des philosophes qu’il rencontre, Paul est un radoteur. Quand il harangue l’Aréopage, il flatte les Athéniens et tente de les convaincre qu’ils sont chrétiens sans le savoir en tablant sur un autel qu’il aurait vu dédié « au dieu inconnu ». En fait, il s’agit là d’un abus de langage, voire d’un mensonge : toutes les sources font référence à des autels dédiés à des dieux inconnus et non à un seul dieu. Près de quatre siècles plus tard, Jérôme dénonce cette distorsion du réel à des fins oratoires. En dépit de son habileté et de sa connaissance de la culture grecque, Paul, ambassadeur d’une nouvelle religion, échoue complètement dans sa mission. Les rires fusent quand il évoque le jugement dernier et la résurrection des morts.
Ce livre illustre par plusieurs exemples combien les dieux de l’Antiquité assuraient le lien entre les territoires, concrets et symboliques, et nourrissaient la mémoire des origines. Il témoigne d’un anthropomorphisme qui n’avait rien de naïf ni de décadent. Il rappelle combien les différentes formes de représentation du divin traduisent la complexité des stratégies mises en œuvre dans les cultes de l’antiquité. Enfin, il permet de ne pas rester enfermé dans le monde gréco-romain en élargissant la réflexion à d’autres cultures.
Par son propos, ce recueil s’inscrit dans une recherche déjà bien développée. Deux recueils récents en témoignent, l’un publié par Michel Cartry, Jean-Louis Durand, Renée Koch Piettre éds[1] ; l’autre par Philippe Borgeaud et Doralice Fabiano[2]. Mais cet ouvrage tire de son origine didactique les atouts qui font sa qualité. Il est riche de tout un appareil documentaire : sources littéraires et épigraphiques longuement citées, émissions monétaires dont on aurait aimé de plus belles reproductions. Les chapitres posent systématiquement des questions méthodologiques en réhabilitant les « variantes » d’un récit sur les dieux comme une source parfaitement noble ou en faisant de la supposée erreur d’un auteur moins la preuve d’un contresens que d’une ignorance du lecteur. L’historiographie est rappelée sans que ce détour soit pesant et la bibliographie facilite l’accès à la recherche sur les différents domaines explorés.
Alors que l’amorce de chaque thématique fait une large place au contexte historique ou la relie à un sujet mieux connu, les connexions établies de chapitre en chapitre donnent une unité à ce recueil par-delà la diversité des cultures. On ne s’ennuie jamais à lire cet ouvrage écrit dans un style clair et élégant.
Geneviève Hoffmann
[1]. Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout 2009
[2]. Perception et construction du divin dans l’antiquité, Genève 2013.