E. Bianco nous donne ici une claire et précieuse mise au point sur les chefs de la flotte de Sparte qu’étaient les navarques. Le travail se décompose en quatre chapitres : 1) La navarchie durant la guerre archidamique [431‑421] (p. 7-23), 2) la navarchie durant la guerre d’Ionie [413-404] (p. 25-79), 3) La navarchie entre 404 et 394 (p. 81-105), 4) La navarchie entre 394 et 371 (p. 107-136). Viennent ensuite des conclusions (p. 137-144), un appendice qui commente la plaque d’ivoire de la fin du VIIe siècle montrant un navire dont une image orne la couverture de l’ouvrage (p. 145-146), un index des sources citées (p. 147-156), un index des noms propres et de certains termes spécifiques (epistoleus, talassocrazia…) (p. 157-162), une bibliographie (p. 163-172).
Dans son ensemble l’ouvrage répond à un besoin puisque la dernière monographie développée portant sur les navarques était celle de Pareti, parue en 1908-1909 et rééditée en 1961. L’étude d’E. Bianco est caractérisée par une érudition des plus solides (tout au plus relèvera-t-on que Hétoimaridas n’est pas un éphore mais un géronte, p. 8, et quelques coquilles concernant « Christien 2105 » pour « Christien 2015 », p. 165, ou « Tuci 2103 » pour «Tuci 2013 », p. 171) et il rendra de très grands services aux spécialistes de la période concernée. Cette érudition donne un fondement bien assuré aux conclusions qui se trouvent nettement formulées au terme du travail.
Ainsi E. Bianco relève-t-elle que le terme « navarque » revêt deux acceptions : un sens général en fonction duquel – notamment chez Diodore de Sicile – le mot peut désigner le chef d’une force navale de quelque origine qu’elle soit (références p. 3, n. 7), et un sens particulier qui renvoie à des chefs d’une force navale de Sparte (c’est le seul sens du terme chez Thucydide). Ce sens spécial ne concerne que des individus actifs entre 430 et 373. Les indications de Xénophon et de Plutarque peuvent renvoyer à une valeur générique du terme mais leurs récits impliquent clairement aussi l’existence d’une fonction déterminée, à caractère annuel.
Thucydide et l’auteur des Helléniques d’Oxyrhynchos usent du terme diadochos pour désigner le successeur du détenteur d’une fonction précise. La fonction, caractérisée comme étant une archè, est ordinairement annuelle mais peut dans certains cas bénéficier d’une prolongation imputable à des circonstances exceptionnelles. Des navarques ont dû exister même quand les sources n’en mentionnent pas, faute d’actions remarquables qui leur soient imputables. Leur nomination pouvait intervenir à une date précise de l’année, à l’automne – moment où les éphores étaient élus – mais le moment de leur entrée en charge pouvait varier selon les circonstances. Le décalage entre ce moment et le début de l’année attique, vers le solstice d’été, peut expliquer un certain nombre de difficultés des modernes à situer dans le temps les charges de certains navarques.
Il est possible que l’exercice de fonctions assurées par un personnage appelé un archonte dissimule dans nos sources l’existence de navarques (cf. p. 22 sur les navarchies possibles d’Agèsippidas et de Gylippe respectivement en 419/418 et en 414/413) et il est possible que certains personnages connus pour leur activité navale aient été navarques, même s’ils ne sont pas ainsi désignés dans les sources, tels qu’Aristocrate (navarque en 375/374 ?) ou Alcidas (navarque en 374/373 ?). D’autre part, un «archonte» et un navarque peuvent avoir été actifs dans un même espace, si l’on en juge par la façon dont, en 412, Chalcideus continue à mener des opérations quand le nouveau navarque Astyochos prend ses fonctions. Il est notable que Thucydide caractérise Alcidas comme étant archonte et navarque en 428/427 (cf. p. 16). Dans certains cas, il serait envisageable que le navarque n’ait pas pris en charge le commandement effectif de la flotte, conduite par d’autres que lui durant les opérations.
Il ne semble pas que deux navarques aient pu exercer concomitamment. Le cas le plus indécis (cf. p. 101-105) est constitué, en 395/394, par le moment où Cheiricratès est navarque d’après les Helléniques d’Oxyrhynchos et où Pisandre exercerait un commandement sur un théâtre d’opérations distinct en étant improprement désigné comme navarque dans certaines sources. D’ailleurs, la nomination de Pisandre semble plus relever d’une décision du roi Agésilas que d’une procédure de nomination régulière par les instances civiques (qui seraient constituées normalement par l’assemblée plutôt que par les éphores, juge E. Bianco).
Même si Aristote déclare que la navarchie peut concurrencer la royauté, cette assertion ne doit guère plus valoir de son temps – sans doute s’explique-t-elle par la puissance exceptionnelle de Lysandre et la menace qu’il avait cru pouvoir faire peser sur la royauté. Au surplus on constate que le navarque qui en 412 aurait pu avoir à connaître d’un traité avec la Perse ne semble pas avoir joué de rôle en la matière et, en outre, que les harmostes – chefs de garnison – ne semblent pas être soumis à un navarque.
Il demeure que les navarques disposent de pouvoirs appréciables : ils doivent assurer la discipline et l’approvisionnement de leurs troupes, conclure des accords et des trêves, mener des opérations navales et terrestres, régler le partage du butin. En fonction des circonstances et de leur personnalité, les navarques usent plus ou moins de ces pouvoirs pour affirmer leur position propre. S’ils semblent mériter d’être épaulés ou contrôlés (tels Cnémos, Alcidas, Astyochos), des conseillers (symbouloi) peuvent leur être envoyés par les éphores.
L’epistoleus, qui est le lieutenant institutionnel d’un navarque – et qui est sans doute responsable des rapports adressés à Sparte – est apparemment renouvelé en même temps que lui. L’epibatès est, semble-t-il, le lieutenant d’un archonte lors d’une expédition navale mais le terme doit aussi pouvoir désigner un marin, juge E. Bianco.
Il est admis par E. Bianco que les navarques devaient être des Spartiates (et non des mothakes malgré ce qui est parfois dit de Lysandre ou de Callicratidas), d’autant que certains Spartiates sont connus pour avoir exercé d’autres fonctions clairement réservées à des citoyens, comme celle d’éphore (Aracos), celle d’harmoste (Anaxibios, Lysandre, Téleutias) ou celle d’ambassadeur (Pharax).
Même si Xénophon indique explicitement l’impossibilité d’être deux fois navarque, cette interdiction de l’itération de la fonction aurait été temporaire. E. Bianco juge que, plutôt que de voir là une conséquence du désarroi de Sparte après sa défaite de 410 à Cyzique – hypothèse de Sealey, cf. p. 5 – il faudrait y reconnaître une mesure prise pour contenir les ambitions de Lysandre, durant le temps même de sa navarchie – fait qui expliquerait l’hostilité de Lysandre à l’encontre de son successeur Callicratidas en 407/406, parce qu’il aurait pu d›abord espérer pouvoir se succéder à lui-même. Mais l’itération de la fonction aurait ensuite été rendue possible, est-il proposé en considération des cas de Pollis (le même personnage de ce nom aurait été navarque en 396/395 et en 377/376, cf. p. 100‑101 et 125‑126) et de Téleutias (navarque en 392/391 et 390/389, cf. p. 110 et 115).
Le développement d’opérations navales par les Spartiates lors de la guerre archidamique a pu donner lieu à l’institutionnalisation d’une fonction de chef de la flotte qui avait déjà pu apparaître lors de la seconde guerre médique (p. 7). Mais c’est surtout la guerre d’Ionie qui a offert un contexte propice à l’affirmation de la fonction, de telle sorte que la cité a ressenti la nécessité de lui donner des limites au temps de Lysandre. Les événements de la guerre de Corinthe (395-386) montrent nettement que l’importance de la charge dépend des circonstances comme de la capacité des hommes qui l’occupent à lui donner du lustre : Antalcidas, victorieux, donne finalement son nom à la paix aussi dite la paix du Roi.
Globalement, la défaite de Pollis à la bataille navale de Naxos en 376 est suivie du recul de la puissance terrestre de Sparte – qui était un fondement de sa puissance navale – et le rôle des navarques disparaît en conséquence dans nos sources, sans que l’on sache si la fonction continue à exister au moins nominalement.
Nicolas Richer, ENS Lyon,, UMR 5189, HISOMA
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 301-303