Ainsi que s’en explique B. Amiri dans les pages particulièrement claires qui ouvrent l’ouvrage (Introduction, p. 1-16), l’enjeu scientifique d‘Esclaves et affranchis des Germanies : Mémoire en fragments est double. Il s’agit d’abord de contribuer à une meilleure connaissance du « milieu servile » sous l’Antiquité romaine, milieu hétérogène, mouvant, composé d’individus pris entre la rigidité d’un statut juridique originellement marqué par la servitude mais ouvert par la perspective de l’affranchissement, et la marge d’action relative qu’offraient à certains d’entre eux les conditions effectives de leur vie sociale, économique, civique et religieuse au sein de la société romaine : une situation ambiguë que l’auteur désigne, en reprenant la formule de Georges Fabre, comme une forme de balancement entre stratification et mobilité qui caractériserait la situation des individus d’origine servile dans le monde romain.
D’un autre point de vue, cette étude des esclaves et affranchis des Germanies supérieure et inférieure constitue un prisme pertinent pour enquêter sur les phénomènes provinciaux dans leur rapport avec les normes juridiques et sociales romaines, dans le cadre d’une approche centre-périphérie. B. Amiri entend ainsi contribuer au débat sur la romanisation, un concept épistémologique qui, on le sait, a connu de profondes évolutions dans les dernières décennies du XXe siècle. Il s’agit d’abord de mesurer le degré d’adhésion ou de résistance au « modèle romain » dans la pratique de l’esclavage et de l’affranchissement au sein des provinces germaniques, tant du point de vue des maîtres/patrons que de celui des esclaves/affranchis ; mais le propos de cet ouvrage est également de déterminer si la romanisation, entendue comme adoption des codes sociaux et culturels romains, représentait un enjeu particulier pour ces êtres en recherche de visibilité et d’intégration que représentaient, selon l’auteur, les individus frappés par la « macule servile ». En somme, comme le résume efficacement un passage de cette introduction, « étudier la situation des esclaves et des affranchis non plus à l’échelle de Rome mais dans le cadre de l’implantation et du développement des provinces du système romain permet d’évoquer les capacités d’intégration offertes par ses institutions et son fonctionnement sur un terrain a priori étranger à la présence romaine tout en définissant la réception du modèle romain » (p. 5-6).
Cette enquête revêt d’ailleurs des enjeux spécifiques à l’espace des Germanies, puisque l’auteur entend remettre en question l’idée d’une « romanisation partielle » fréquemment associée à ces provinces, au profit d’une « réhabilitation de l’ensemble formé par les Tres Galliae et les deux Germanies en termes d’adhésion au modèle romain » (p. 9). Elle prend en compte un axe chronologique s’étendant de la période de réorganisation administrative de la Gaule par Auguste (dont l’auteur situe le projet en 27 av. J.-C. et la conception effective entre 16 et 13, lors du voyage du Princeps en Gaule) au IIIe s. apr. J.-C. L’auteur appuie sa démonstration sur un corpus documentaire exclusivement épigraphique, composé de 229 inscriptions, funéraires, votives ou religieuses, relevant pour l’essentiel de la sphère privée – l’instrumentum domesticum, qui offrirait trop de prise à l’incertitude, se trouve en revanche exclu de l’étude – où sont évoqués 286 individus d’origine servile ; il a révisé dans ce but la recension publiée en 1993 par Luciano Lazzaro[1] (Esclaves et affranchis en Belgique et en Germanie romaines, Paris, Les Belles Lettres). Dans le traitement de ce corpus, B. Amiri distingue le plus souvent, au moins à titre préalable, entre esclaves et affranchis ainsi qu’entre Germanies supérieure et inférieure ; à l’échelle de l’ensemble de la documentation prise en compte, on observe d’ailleurs une nette prévalence numérique des affranchis (192 individus) sur les esclaves (94 individus) et de la Germanie supérieure (169 inscriptions) sur la Germanie inférieure (60 inscriptions), un biais documentaire qui est pris en compte et analysé tout au long de l’étude. Les inscriptions sont ensuite considérées en tant que témoignages sur les pratiques mais surtout comme stratégies de représentation des esclaves /affranchis et de leurs maîtres/patrons ; l’auteur rappelle toutefois à de nombreuses reprises au cours de l’ouvrage que eu égard aux pré-requis financiers et culturels que supposait la production épigraphique dans le contexte romain, ces documents nous donnent avant tout accès aux élites du milieu, serviles comme ingénues, en laissant en définitive dans l’ombre la majorité de la population des provinces germaniques.
L’ouvrage est organisé en cinq chapitres de longueur inégale. Les trois premiers analysent la composition du corpus documentaire de l’étude et l’ancrent dans le temps et l’espace (« La désignation des esclaves et des affranchis », p. 17-49 ; « La présence des esclaves et des affranchis sur le territoire des Germanies. Évolution temporelle », p. 51-71 ;« Le peuplement des esclaves et des affranchis dans les deux Germanies », p. 73-90). Le quatrième chapitre (« L’identité des esclaves et des affranchis dans la société », p. 91-175), qui constitue le cœur de l’enquête, s’interroge sur l’identité sociale (onomastique, familiale, démographique, culturelle…) des esclaves et des affranchis des Germanies. Le dernier chapitre, qui prolonge directement le précédent, propose enfin une étude approfondie de la vie religieuse des individus d’origine servile en Germanies supérieure et inférieure (« La religion des esclaves et des affranchis », p. 177-212). Une brève conclusion rappelle enfin les principaux résultats de l’enquête (p. 213-217). L’auteur souligne la plus grande visibilité, au sein du corpus épigraphique des Germanies, des affranchis par rapport aux esclaves, ainsi que la prédominance de membres de la familia impériale et d’individus liés aux corps d’armée et aux vétérans. Certains individus témoignent par ailleurs d’une parfaite maîtrise des codes épigraphiques, notamment onomastiques, et d’une connaissance des modes de représentation romains témoignant d’un haut degré d’acculturation. Il demeure toutefois difficile, en particulier pour les périodes les plus anciennes, de déterminer si l’on a affaire à des individus originaires des Germanies ou arrivés avec les Romains. Quoi qu’il en soit, c’est bien une élite de la population servile de ces deux provinces qui se donne à voir dans les inscriptions réunies et étudiées par B. Amiri ; cette élite a su adopter les codes et les pratiques de la romanité pour donner à voir sa réussite sociale et celle de ses descendants, soulignant ainsi son intégration à la société romaine, en dépit ou plutôt au-delà d’un statut juridique originellement marqué par la contrainte. L’ouvrage se clôt sur une bibliographique étendue, en quatre langues (p. 219-234), et des indices des sources (juridiques et littéraires ; épigraphiques), des nomina, des cognomina, des lieux et des principales thématiques abordées (p. 235-249).
Esclaves et affranchis des Germanies : Mémoire en fragments est une véritable réussite méthodologique et scientifique. Le corpus est constitué et traité de manière solide, sans que jamais les nombreux biais documentaires qui le caractérisent soient passés sous silence. De nombreux tableaux récapitulatifs et cartes rendent compte des données sur lesquelles s’appuient les analyses, qui passent avec bonheur de l’étude de détail à la synthèse. Le propos est clair et bien construit, même si l’on regrettera des transitions souvent trop appuyées, ainsi que, formellement, de nombreuses erreurs typographiques, qui ne sont sans doute pas imputables à l’auteur. Eu égard à la diversité et à la richesse des thématiques abordées, on comprendra que certains dossiers ne soient abordés que superficiellement, en particulier d’un point de vue historiographique : ainsi, la question des familles d’esclaves et d’affranchis aurait pu tenir compte plus avantageusement des travaux, entre autres, de B. Rawson, de P. Weaver ou de S. Treggiari ; pour l’étude des activités économiques des esclaves et des affranchis, on s’étonne de ne pas trouver davantage de renvois aux travaux de J. Andreau et de N. Tran, en particulier sur la notion de statut de travail. Enfin, deux points offrent prise à la critique. D’abord, une tendance à la généralisation et à la synthèse qui tranche parfois avec la faiblesse numérique des données de l’étude ; mais surtout, l’absence de comparaisons systématiques avec d’une part, le milieu des ingénus et d’autre part, les données émanant de Rome, d’Italie et surtout d’autres provinces, qui permettraient de mettre davantage en valeur les spécificités des Germanies ou au contraire le partage de valeurs et de pratiques communes à l’échelle de l’empire territorial de Rome. Il n’en reste pas moins vrai que cet ouvrage offrira justement aux épigraphistes comme aux spécialistes d’histoire sociale des données de première main pour proposer, pour d’autres provinces, une réflexion similaire sur la pratique épigraphique des individus d’origine servile, pris entre la contrainte juridique du statut et leurs aspirations à l’ascension sociale.
Marie-Adeline Leguennec.
[1] Esclaves et affranchis en Belgique et en Germanie romaines, Les Belles Lettres, Paris 1993.