Ce livre est l’aboutissement de plus d’un siècle de travaux sur le sanctuaire d’Athéna du Sounion, dont l’étude et la publication auront exigé trois équipes. La première fut grecque : V. Staïs travailla au Sounion de façon intermittente de 1897 à 1913, avec le soutien de la Société archéologique et l’aide d’A.K. Orlandos. La deuxième équipe fut américaine et son intérêt pour le Sounion fut lié à l’ouverture des fouilles de l’Agora, dans les années 1930, où furent retrouvés beaucoup de blocs provenant du temple d’Athéna Sounias. H. Thompson et W. B. Dinsmoor en préparèrent la publication et laissèrent un manuscrit qui fut confié in fine à B. A. Barletta (BAB), bien connue pour ses travaux sur les ordres grecs. Mais elle est décédée avant d’avoir mis un point final à son étude, qui fut menée à bien par un de ses collaborateurs, D. Scahill.
Cet historique laisserait croire que les vestiges manquaient d’intérêt, raison pour laquelle la publication aurait traîné. Or il n’en est rien, même si c’est le sanctuaire de Poseidon voisin qui a concentré de tout temps l’attention des voyageurs, – les vers de J.- M. de Hérédia dans les Trophées (1893) en apportant la preuve (« Le temple est en ruine au haut du promontoire… ») – et aujourd’hui le flot des touristes (les touristes, dont je fis partie en 1969, couchaient dans les ruines du temple de Poseidon pour assister au lever du soleil). Il est vrai que le sanctuaire d’Athéna est rasé alors que celui de Poseidon dresse fièrement ses colonnes.
De fait, il ne subsiste pas grand-chose au sol, le temple, comme je l’ai dit, ayant été démonté et partiellement remonté sur l’Agora d’Athènes (Fig. 1). Le sanctuaire d’Athéna comprend deux temples, un grand et un petit, un autel lié à ce dernier et un bothros (les trouvailles du bothros et de la couche de comblement qui nivelle le sol du sanctuaire avant installation des bâtiments remontent au VIIe-VIe s. av. J.-C.), donnant un terminus post quem pour la monumentalisation du sanctuaire. Deux périboles délimitent l’espace et encadrent les structures, l’un régulier et rectangulaire et l’autre légèrement ovale, sans vestiges à l’intérieur, dont la finalité n’est pas claire. Disons tout de suite que le Grand temple est un bâtiment exceptionnel auquel est consacré l’essentiel d’une publication, très soigneuse et bien illustrée.
L’étude est répartie en cinq chapitres, encadrés par une Introduction et des Conclusions : I. Recherches sur le sanctuaire d’Athéna (36 p.), II. Le petit temple dans le sanctuaire d’Athéna (31 p.), III. Le temple d’Athéna (75 p.), IV. Le temple d’Athéna en contexte (56 p.), V. Devenir du temple d’Athéna (33 p.). Un catalogue de blocs comporte 146 numéros.
Le petit temple, dont les murs étaient faits d’un double cours de blocs irréguliers, était doté d’un large seuil de marbre. La restitution utilise deux bases sur lesquelles BAB restitue deux colonnes prostyles, avec un écartement exceptionnel de 4,48 m, pour une profondeur interne de 5,80 m qui oblige à supposer un épistyle de bois. Il en résulte un dessin de façade curieux qui est sans exemple et dont aucune restitution n’est donnée à bonne échelle,– la figure 42, p. 40, ne pouvant en tenir lieu, mais suffisant à en montrer la précarité. Ne faut-il pas restituer plutôt sur ces bases des colonnes votives, comme par exemple à Délos devant le Kératon et laisser au temple des dimensions plus canoniques pour une simple chapelle (5,80 x 3,95 m dans œuvre ; contre 9,25 x 3,95 m en prenant la distance du long côté depuis le centre des colonnes, un allongement me semble‑t-il exceptionnel pour l’époque) ?
Citons au passage quelques problèmes non résolus, comme la fonction d’une série de colonnes doriques (p. 46-51) qui devait former « supports for a Enclosure , Ikria or Baldacchino » que je restituerais volontiers autour de l’autel, disposition qui n’est pas sans exemples[1]. Quant à la base à l’intérieur du sékos on ne peut en tirer grand-chose car elle a été renversée et remployée.
Pour dater ce temple, BAB se sert du chapiteau dorique et du traitement des terres cuites architecturales qui lui sont attribuées et conclut qu’il fut érigé vers 500 av. J .-C. Quant à la divinité à laquelle il fut dédié, il s’agit vraisemblablement d’Athéna comme pour le Grand temple, mais les preuves font défaut. Pour BAB les modèles architecturaux renvoient d’un côté aux Cyclades (mur à double cours, façade élargie avec une large porte) tandis que le système de couverture est de type corinthien.
L’auteur conclut au même mélange des genres pour le Grand Temple d’Athéna et accumule les références d’un bout à l’autre de la Méditerranée grecque, avec, là aussi, une dette particulière aux Cyclades. Mais comparaison n’est pas raison et on se demande si cet éclectisme est bien réel et si on ne doit pas plutôt attribuer le singulier projet à un architecte local ‘inspiré’ et particulièrement original.
On ne trouve en effet nulle part un sékos aux proportions trapues (11,14 x 15,582) doté de deux portiques sur les côtés Sud et Est (façade), comportant 10 et 12 colonnes (Fig. 2) ; comme les murs de la cella sont alignés sur la troisième colonne latérale, on peut penser à une sorte de pseudo-diptère « réduit ». Cet arrangement parut si curieux à Stais-Orlandos qu’ils y virent deux états : un sékos auquel, dans un deuxième état, on aurait ajouté deux portiques. Mais BAB suit Dinsmoor-Thompson qui ont argumenté pour un projet pensé de façon unitaire.
Je n’ai pas les moyens de remettre en cause la restitution de l’élévation, car il faudrait revoir les blocs, mais le dispositif de la charpente dont le faîte reposerait sur les seules colonnes intérieure Sud du sékos me paraît inédit et sans justification[2] (Fig. 3-4).
J’aurais plutôt attendu un lanterneau, reposant sur les quatre colonnes intérieures, bien dans le goût du jour de l’architecture cycladique, comme G. Gruben l’a montré [3] (à Délos, Monument aux hexagones GD 43 ou GD 48 qui est bien l’hestiatorion de Kéos), le toit des portiques en auvent s’appuyant sur les murs (Fig. 5 A et B).
On s’interroge sans résultats probants sur les raisons d’un tel plan : économie par rapport à un périptère complet ? L’utilisation du marbre, la finesse des décors peints, notamment pour le plafond des portiques, suffisent à refuser une telle explication. S’agit-il de raisons fonctionnelles, – par exemple, faciliter le stockage d’objets profanes ou sacrés ? Mais les arguments manquent pour appuyer cette hypothèse. Le plan reste donc unique, sans prédécesseur et sans descendance.
Le design trouve bien entendu des parallèles, auxquels est consacré tout le quatrième chapitre : « la recherche des comparaisons démontre le rôle central tenu par l’architecte qui a intégré des idées provenant de différentes régions et de différents styles d’architecture » (p. 217). Mais n’est-ce pas ce que l’on pourrait dire plus ou moins de toute construction ? Il nous manque en fait la clé de cet atelier original. Se trouverait‑elle éventuellement du côté des îles ?
Il est vrai que les habitudes des architectes des îles se retrouvent assez nombreuses dans ce monument. Citons parmi les traits les plus significatifs : un seul degré pour la krépis, une colonne lisse avec une base en forme de disque sans tore, un chapiteau avec une échine en trois parties dont les détails sont peints et non gravés, un épistyle à deux fasces. Les murs étaient décorés de stries, quand à Délos les monuments pariens étaient recouverts de nids d’abeille (GD 44 et 53). La proximité du Sounion et des premières Cyclades, notamment Kéos, est sans doute un élément d’explication (la comparaison avec Kéos dont on connaît bien maintenant l’architecture mériterait d’être précisée[4]). BAB hésite pourtant à inscrire totalement le Grand Temple dans la série des constructions cycladiques car en 480, date attribuée au bâtiment, le style ionio-cycladique a été remplacé en Attique et dans les îles par le dorique, ce qui fait qu’il n’y avait plus de modèles vivants (je ne trouve pas cet argument pertinent car les bâtiments des îles n’avaient pas disparu et fournissaient toujours des modèles vivants). BAB cherche les modèles du côté des colonnes votives d’Athènes et conclut que l’architecture du temple relève d’un « cosmopolitisme » et s’insère « dans un nouveau style attico-ionique » qui caractérise le milieu du Ve s. av. J-C. (c’est la date retenue pour le chapiteau, p. 52).
Le temple se dressait encore au premier siècle de notre ère puisqu’il fut démonté et ses blocs transférés sur l’Agora d’Athènes. On s’accorde sur la proposition de Dinsmoor qui reconstruit le temple d’Athéna sur la fondation Sud-Est, mais sa forme fut modifiée puisqu’il réapparaît sous une forme réduite, prostyle. La date de ce transfert a donné lieu à plusieurs propositions. On considérait qu’il s’agissait d’une mesure augustéenne qui intéressait plusieurs temples, dont le temple d’Arès, dans le cadre du réaménagement du centre d’Athènes marqué par la construction de l’Odéon d’Agrippa. D’après BAB, tous ces transferts ne seraient pas augustéens et seraient à distribuer jusqu’au début du IIe s. de notre ère. D’après les marques d’assemblage, le transfert du temple du Sounion appartiendrait à la fin de la série. Quelle confiance peut-on faire à une chronologie reposant sur un style d’écriture ? En tout cas le rôle d’Auguste et d’Agrippa ne me semble pas devoir être diminué dans la transformation de la capitale et je renverrai à l’article de P. Gros, qui n’est pas utilisé, et qui présente une politique cohérente de ces transferts, bien reliée aux principes de la politique religieuse romaine[5].
On saluera donc cette publication si riche par le matériel de comparaison mis en jeu au point que l’on se perd un peu dans cette foison de références. Mais abondance de biens ne nuit pas et un tel livre nous enrichit et doit relancer les discussions sur un monument exceptionnel à plus d’un titre, témoin d’une forte originalité des créations du milieu du Ve s. av. J.-C.
Roland Étienne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[1]. Cf. A. Bammer, « Les sanctuaires archaïques de l’Artémision d’Éphèse » dans R. Étienne, M. Th. Le Dinahet, L’espace sacrificiel, Lyon 1991, p. 128.
[2]. Qui plus est, les colonnes intérieures et extérieures dans la restitution du plan (Fig. 2) ne sont pas sur le même axe, ce qui rend aléatoire la restitution de la charpente (Fig. 4).
[3]. Sur ces toit en lanterneau à Délos, cf. G. Gruben, « Naxos und Delos », ArchAnz 1997, p. 391-397. Notamment p. 397, G. Gruben restitue à Naxos une salle à lanterneau devant laquelle passe un portique dont la couverture s’appuie sur la façade.
[4]. Il faudrait reprendre le dossier de l’hestiatorion de Kéos (GD 48) qui comportait deux salles à lanterneau, l’une ionique et l’autre dorique et qui fut érigé dans la première moitié du Ve s.
[5]. P. Gros, « Nouveau paysage urbain et cultes dynastiques : remarques sur l’idéologie de la ville à partir des centres monumentaux d’Athènes, Thasos, Arles et Nîmes » dans Les villes augustéennes de Gaule, Autun 1991, p. 127-140 ; R. Étienne, Athènes, espaces urbains et histoire, des origines à la fin du IIIe. s., Paris 2004, p. 173-183.