Les textes réunis dans cet élégant volume sont issus de la Xe journée d’études nord‑africaines organisée par la Société d’Études sur le Maghreb préhistorique, antique et médiéval (SEMPAM) à l’Académie des Inscriptions et Belles‑Lettres et à l’Institut national d’Histoire et de l’Art, les jeudi 24 et vendredi 25 mars 2022. Il s’agissait du deuxième colloque portant sur le fonds Poinssot, à la suite des premières journées qui avaient eu lieu les 28 et 29 mars 2014 à Paris et qui avaient marqué l’ouverture du fonds des archéologues Julien Poinssot (1844‑1900), Louis Poinssot (1879-1967) et Claude Poinssot (1928-2002) au public[1].
Derrière un titre général se dissimule onze contributions de tailles très diverses rédigées, en français (dix articles) et en italien (un seul papier), par des chercheurs européens et maghrébins. Toujours très richement illustrées, ces études sont consacrées aux aventuriers de l’archéologie nord-africaine de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Au fil du livre apparaît un intérêt particulier pour les archives de l’archéologie qui suscitent l’intérêt d’historiens et d’archéologues mais aussi d’archivistes et de conservateurs. L’exploitation de ces sources, qui ne se limitent pas aux seuls documents de terrain, s’est désormais imposée pour écrire l’histoire du début de l’archéologie au Maghreb, ses acteurs et ses multiples facettes socio-politiques[2]. En interrogeant plusieurs lots d’archives, notamment des archives diplomatiques de Nantes, des archives nationales d’outre-mer, des archives espagnoles du musée de Tétouan, ou encore du musée du Louvre, de la Bibliothèque nationale de France et de l’École française de Rome, les auteurs proposent des contributions d’excellente qualité tant du point de vue du texte que de la richesse de la documentation. L’examen des sources archivistiques en grande partie inédites et/ou encore peu exploitées a permis de reconstituer les contextes archéologiques de certaines découvertes. Les fonds de dessins, cartes et photographies anciennes ont constitué un corpus documentaire important qui a contribué à mieux comprendre la construction d’un certain savoir historique parfois pétri d’idéologie, dans un contexte marqué par la domination coloniale des puissances européennes sur les activités archéologiques dans l’ensemble des pays du Maghreb[3].
Dans leur introduction, John Scheid et Meriem Sebaï soulignent l’intérêt des auteurs participant à cet ouvrage collectif pour les questions historiographiques et l’apport des perspectives archivistiques à la recherche archéologique et historique (p. 7-9).
Rachel Guidoni, bibliothécaire à la BnF et responsable de la bibliothèque Gernet-Glotz de 2021 à 2023, rappelle dans un article méthodique les principales caractéristiques du fonds Poinssot, les divers moyens d’accès à cet ensemble de près d’un million de pièces, qui recouvre l’activité de trois générations d’archéologues français en Afrique du Nord (Algérie et Tunisie principalement), et analyse des pièces uniques qui le constituent, à savoir les recueils factices (p. 11-23).
Le deuxième article est de Thouraya Belkahia, professeure d’histoire romaine à l’université de Tunis. L’historienne étudie l’aventure archéologique du britannique Nathan Davis dans la Régence de Tunis (p. 25-37). Rapproché du pouvoir beylical, il s’installa dès le milieu des années 1850 à Tunis dans le but d’obtenir une autorisation pour entreprendre des fouilles archéologiques. Jugées très sévèrement par Salomon Reinach et Auguste Audollent, les activités de ce chapelain anglican, relatées dans deux livres qu’il a publiés à Londres au début de la deuxième moitié du XIXe siècle[4], laissent penser qu’il a entrepris, entre 1857 et 1859, des fouilles à Carthage avec l’objectif d’expédier les trouvailles au British Museum.
L’article suivant (p. 39-50) est signé par Sarah Rey, maîtresse de conférences en Histoire Ancienne à l’université de Valenciennes. Le papier prend pour sujet l’expérience archéologique de Pierre Cayrel, ancien attaché au cabinet du ministre de l’Éducation nationale et conseiller technique au Cabinet du Garde des Sceaux. Agrégé de lettres et membre de l’ÉFR (1932-1934), il avait été encouragé à traverser la Méditerranée pour découvrir l’enquête de terrain[5]. Placé, en 1933, seul à la tête d’un chantier archéologique à Ksar el-Kelb (l’antique Vegesela), il y mit au jour une inscription chrétienne du IVe siècle en l’honneur du martyr Marculus et y étudia les vestiges d’une basilique donatiste de l’époque romaine tardive[6].
Delphine Acolat, maîtresse de conférences en Histoire Romaine et histoire de l’Art antique à l’université de Bretagne Occidentale, tourne son attention vers les grottes labyrinthiques contenant des momies de crocodiles en Moyenne Égypte, non loin du site de Lycopolis (p. 51-81). Fortement illustré (15 figures en couleurs et en noir et blanc), ce travail interroge de très nombreuses archives qui montrent la « mummy mania » des explorateurs européens du XIXe siècle.
Dans l’article qui suit, l’historienne Antonella Mezzolani Andreose relève les causes des succès éphémères de l’archéologue amateur Byron Khun de Prorok. Rédigé en italien (p. 83-119), ce travail bien illustré (17 figures) met la réussite de l’aventurier américain dans son contexte historique. À la fin des années 1920 et au début des années 1930, Prorok entreprit une série d’expéditions en Afrique d’une valeur scientifique douteuse, à la recherche d’anciennes légendes et finit par croire qu’il avait trouvé des preuves démontrant que l’Atlantide se trouvait en Afrique du Nord. En plus de ces « découvertes » imaginées, il prétendait également être membre de l’Ordre du Saint-Sépulcre, du Royal Archaeological Institute of Great Britain and Ireland et de la Royal Geographical Society. Il était cependant avant tout un membre actif du Adventurers’ Club of New York. Ses aventures archéologiques ont été publiées dans un livre[7], et ont été par la suite détaillées de manière sensationnelle dans le Modern Mechanix Magazine de l’année 1936.
Dans la continuité de l’article précédent, Meriem Sebaï, maîtresse de conférences en Histoire Romaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, exploite la correspondance (14 lettres) de Byron Khun de Prorok avec Louis Poinssot (p. 122-154). Le papier traite des activités archéologiques de Byron Khun de Prorok à Carthage, principalement celles portant sur le sanctuaire de Tanit, dit le Tophet. Dans la recherche archéologique sur le monde phénicien et punique, ce sanctuaire a occupé dès cette époque une place de prédilection. Le lien de cette aire sacrée avec le rituel des sacrifices d’enfants, attesté dans la Bible et par les sources littéraires grecques et latines, a toujours suscité des débats. Curieusement, peu après la mise au jour de cette area sacra à Carthage à la veille du Noël 1921[8], Prorok participa à la récupération du temenos, caractérisé comme le lieu de sépulture de milliers d’enfants incinérés et déposés dans des urnes. Afin de réaliser des fouilles, il promeut la création d’un comité international réussissant ainsi à obtenir, entre mars 1922 et février 1925, des autorisations de fouilles. Grâce à ce comité, une équipe archéologique américaine se rend à Carthage et collabore avec un groupe d’érudits français, dont Louis Poinssot.
L’article suivant, collectif, est signé par Patrick Blanc, Véronique Blanc‑Bijon et Cécile Giroire. Il fournit une relecture détaillée, de près de trente pages (p. 155‑186), du dossier de la découverte, en 1842, de la mosaïque de Constantine par le Capitaine Adolphe Delamare, membre de la Commission d’exploration scientifique d’Algérie[9]. Les auteurs relèvent l’importance des documents d’archives analysés qui aident à mettre en lumière les choix dans le travail effectif réalisé pour sauver la première mosaïque déposée par l’armée française en Algérie[10].
L’étude de Zheira Kasdi, maîtresse de conférences en Histoire Romaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, aborde le rôle majeur de Jacques-Auguste Cherbonneau dans la création de la Société archéologique de Constantine (p. 187-202). Orientaliste, professeur d’arabe, directeur du collège impérial arabe français d’Alger et membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[11], il déploie une énergie remarquable en faveur de l’épigraphie latine et devint un des interlocuteurs privilégiés de Léon Renier.
Néjat Brahmi s’intéresse à la figure d’Henri Poisson de la Martinière (p. 203‑232). Blessé au bas-ventre par une ruade de cheval, il bénéficie d’un congé de convalescence de six mois à l’issue duquel, sur les conseils de son médecin, il se rend à Londres où il effectue des études de géographie, de topographie, d’archéologie et apprend la langue arabe. De 1884 à 1891, il entreprend des fouilles archéologiques à Volubilis et à Lixus. Son intérêt pour les monuments historiques du Maroc et son souci de documentation et d’exactitude font qu’il prolonge et poursuit les travaux de son illustre prédécesseur Charles‑Joseph Tissot[12].
L’étude de Monique Dondin-Payre, directrice de recherche au CNRS, se focalise sur les aventures archéologiques de Jules Chabassière dans le Constantinois (p. 233-258). Présenté comme aventurier et faussaire, il s’est trouvé impliqué dans plusieurs opérations de fouilles en Algérie, ce qui lui assure une place de choix dans le fonds Poinssot[13].
Le dernier article est une contribution de Mohcin Cheddad, professeur d’Histoire Ancienne à l’université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan, à l’exploitation des archives espagnoles du Musée archéologique de Tétouan (p. 259-279). Le dépouillement des documents conservés dans les archives du musée a permis à l’auteur de suivre l’évolution de l’archéologie espagnole au nord du Maroc depuis le début du XXe siècle jusqu’à la fin de la période franquiste[14].
Peut-être en raison du caractère composite de ce livre, qui réunit les compétences de nombreux chercheurs et associe plusieurs disciplines de terrain, les éditeurs ont renoncé à proposer une conclusion qui aurait eu le mérite d’offrir une synthèse pourtant nécessaire et de proposer des lignes directrices aux lecteurs et aux chercheurs. L’absence des indices est aussi regrettable puisqu’il s’agit d’un outil fort utile permettant de naviguer d’un article à l’autre en fonction des lieux étudiés ou des individus mentionnés. Néanmoins, il convient de rappeler combien cet ouvrage est original et stimulant. Sa lecture s’avère indispensable pour qui cherche à mieux comprendre les débuts de l’archéologie au Maghreb. Les éditeurs ont réussi leur pari et il est à souhaiter que cet ouvrage ouvre la voie à d’autres études analysant la pratique de l’archéologie en Afrique du Nord après les indépendances.
Mohamed-Arbi Nsiri, Université Paris-Nanterre
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 682-686
[1]. M. Dondin-Payre, H. Jaïdi, S. Saint‑Amans, M. Sebaï dir., Autour du fonds Poinssot. Lumières sur l’archéologie tunisienne (1870-1980), Paris 2017.
[2]. Les débuts de l’archéologie au Maghreb, souvent dus à des amateurs, ont attiré la curiosité de plusieurs historiens. Voir à titre d’illustration, M. Bacha, Patrimoine et monuments en Tunisie (1881-1920), Rennes 2013, p. 17-32.
[3]. Cf. È. Gran-Aymerich, Naissance de l’archéologie moderne (1798-1945), Paris 1998, p. 325-329; C. Gutron, L’archéologie en Tunisie (XIXe-XXe siècles). Jeux généalogiques sur l’Antiquité, Paris 2010, p. 24-33.
[4]. N. Davis, Carthage and her Remains, Londres 1861; Id., Ruined Cities within Numidian and Carthaginian Territories, Londres 1862.
[5]. Sur l’expérience africaine des membres de l’École française de Rome de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, voir S. Rey, Écrire l’histoire ancienne à l’École française de Rome (1873-1940), Rome 2012, p. 125-177.
[6]. P. Cayrel, « Une basilique donatiste de Numidie », MEFR 51, 1934, p. 114-142.
[7]. B. K. De Prorok, Dead Men Do Tell Tales: A 1933 Archeological Expedition into Abyssinia, New York 1933.
[8]. Pour une présentation sommaire de la découverte du Tophet de Carthage, on se reportera à S. Lancel, Carthage, Paris 1992, p. 248-249.
[9]. Un panorama complet des activités archéologiques du Capitaine Delamare en Algérie est dressé par M. Dondin-Payre, Le capitaine Delamare. La réussite de l’archéologie romaine au sein de la Commission d’exploration scientifique d’Algérie, Abbeville 1994.
[10]. Au sujet du rôle des officiers de l’armée française dans la progression des recherches archéologiques au Maghreb du XIXe siècle, on renvoie vers B. Effros, Incidental Archaeologists. French Officers and the Rediscovery of Roman North Africa, Ithaca 2018, p. 78-247.
[11]. Voir les éclaircissements d’A. Messaoudi, « Cherbonneau, Jacques-Auguste » dans Dictionnaire des orientalistes de langue française, F. Pouillon dir., Paris 2012, p. 210-211.
[12]. Ch.-J. Tissot, « Recherches sur la géographie comparée de la Mauritanie Tingitane », CRAI 9/1, 1878, p. 139-322.
[13]. Cette étude riche en pièces d’archives (8 documents) a déjà été publiée dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Cf. M. Dondin-Payre, « Jules Chabassière (1836-1908), aventurier, archéologue et faussaire (?) dans le Constantinois, seconde moitié du XIXe siècle », CRAI 166/1, 2022, p. 461-489.
[14]. Bien illustré (9 figures et photos rares), ce travail a été également édité en 2022. Cf. M. Cheddad, « Recherches dans les archives espagnoles du musée archéologique de Tétouan (Maroc) », CRAI 166/1, 2022, p. 491-512.