Ces actes, de la même veine et de la même qualité que ceux d’un précédent colloque tenu à Caen[1], présentent onze communications et en annexe la traduction de la contribution de K. Kotsanas. L’ouvrage est assorti d’Indices et d’une bibliographie commune recensant très utilement les études de cas et les acquis de la recherche : l’état des lieux historiographique permet des synthèses ou légitime de nouvelles questions en jetant les bases des recherches à venir. Les contributions, selon une méthodologie interdisciplinaire éprouvée, croisent les sources textuelles, iconographiques, archéologiques, souvent dans une dimension diachronique allant de l’Antiquité égyptienne à la période contemporaine (début du XXe s.), et fournissent, à deux exceptions près, des reconstitutions par dessin ou image virtuelle indispensables pour comprendre les options techniques adoptées, le fonctionnement d’une machine, l’organisation d’un chantier ou cerner les difficultés d’interprétation et leur résolution. Les descriptions de machines au livre X du De architectura de Vitruve sont la pierre angulaire des analyses (histoire des machines, manœuvre, perfectionnement, réception et postériorité) : les machines de guerre (tortues, catapultes), de levage et de traction, le moulin à eau, l’horloge hydraulique et les automates, les échafaudages sont contextualisés le plus souvent.
L’accent est mis, dans plusieurs communications, sur la nécessité de se défaire d’idées fausses et de préjugés tenaces, transmis par des représentations datées ou des remaniements textuels inutiles, de ne pas tirer de sources partielles, lacunaires ou silencieuses des conclusions qui effacent la dimension temporelle et les apports successifs. T. Rihll (« La créativité grecque et le pragmatisme romain : mythes et réalités », p. 19-30) ne prête pas aux Romains plus de pragmatisme qu’aux Grecs et fait de l’histoire même de la machine la ligne directrice de ses investigations : invention, âge d’or d’utilisation, déclin et nouveaux usages ; elle donne l’exemple du tendeur des machines à torsion et de l’usage probable par les Romains d’un canon acoustique pour effectuer le réglage, bien que le texte de Vitruve ne le stipule pas ; dès lors il est inutile de modifier le texte qui préconise des ressorts plus petits que ceux de la machine de Philon (p. 26-27). De même l’apparition de témoins textuels à une période donnée peut induire une perspective historique erronée : les textes arabes ont permis de faire remonter l’invention des moulins à eau au IIIe siècle av. J.-C. à Alexandrie ; adoptés au Ier siècle av. J.-C. (d’où les descriptions de Vitruve, Strabon, Antipater dans l’Anthologie Palatine), ils ont été largement diffusés dans l’Empire romain (Ph. Fleury, « L’invention du moulin à eau », p. 97-111) : là encore il faut conserver le texte de Vitruve qui, en mentionnant une roue dentée verticale plus petite que la roue horizontale sur laquelle elle engrène, décrit un moulin à rotation lente (p. 110-111).
La reprise des traductions, figurant dans les éditions anciennes ou les dictionnaires, des textes techniques et littéraires, une fois qu’ils ont été rigoureusement établis, autorise de revenir sur des impropriétés ou des hésitations, d’avancer des sens nouveaux, d’identifier des caractéristiques de dénomination propres aux langues spéciales. Ainsi ballista et catapulta dans le théâtre de Plaute désignent-ils tantôt la machine tantôt le projectile et une analyse fine des contextes permet-elle de restaurer des sens rares et la saveur des propos (J.-Y. Guillaumin, « À propos de la “baliste” et de la “catapulte” chez Plaute », p. 51-63). La nomenclature des machines chez Vitruve fait apparaître des processus variés de dénomination (L. Callebat, « La terminologie des machines vitruviennes », p. 11-17) : signes simples, unités complexes, périphrases, dénominations analogiques et métaphores, hapax translittérés du grec, noms multiples d’une même réalité avec ses variantes, sur une période déterminée ou évoluant dans le temps et selon les auteurs ; entre création et créativité, appellations spécifiques ou génériques, le traducteur doit chercher les motivations de l’auteur. Pour identifier quel engin complexe recouvre le terme générique machina chez Cicéron (Verr. 2, 1, 55, 145), il faut reconstituer les phases nombreuses d’un chantier, soutien des structures, retrait des tambours de colonne, dépôt, taille et remise en place (P. Ducret, « Une machine au service d’un chantier de restauration : le restucage des colonnes du temple des Castors à la fin de la République », p. 161-172). La machina est un système, un ensemble d’engins, à la fois échafaudage, étai, machine de traction, de levage, que l’on déplace au fur et à mesure des travaux et qui a un coût, insoutenable pour l’entrepreneur.
Des textes, qui ne disent pas tout, entrainent des interprétations diverses dès lors qu’on cherche à en restituer la teneur : c’est le cas de la tortue des terrassiers. Trois propositions sont faites : celle de la tortue de Diadès avec ses roues pivotantes (K. Kotsanas, « Musée des technologies des Grecs de l’Antiquité », p. 197‑210, part. fig. 14 p. 209), celle de la tortue de Vitruve et d’Athénée (K. Sammour, « Apport de la restitution et de la contextualisation des machines de siège de Vitruve et d’Apollodore de Damas », p. 31-49, part. fig. 1 p. 33, proposition de K. Sammour, et fig. 13 p. 46, proposition de Ph. Fleury et de S. Madeleine). Nous avons montré au cours de la soutenance de thèse de K. Sammour qu’il fallait faire une traduction très précise des textes, puisqu’elle conditionne la restitution virtuelle : ainsi il n’y a pas chez Apollodore de Damas (Polior. 165-166) de « serre-joints » en fer, tels qu’ils sont représentés (fig. 9 et 10 p. 41), mais des poutres assemblées à tenons et mortaises et solidement chevillées. Le dossier reste ouvert sur la représentation de ces machines de guerre ; mais l’estimation de leur poids et de leur dimension, la prise en compte des pièces préfabriquées avant la campagne, les difficultés d’acheminement sur le théâtre des opérations donnent une idée de la logistique déployée par les armées romaines.
Les machines ont permis aux Romains des chantiers hors norme dont le gigantisme est à la mesure du défi lancé par les commanditaires et de l’audace de leurs ingénieurs : on retiendra la description par Ammien Marcellin (Histoires, 17) de la mise en place de l’obélisque du Circus Maximus en 357, dont la lecture est facilitée par la comparaison avec la machine de Fontana pour dresser l’obélisque du Vatican en 1586 (J.-Cl. Golvin, « Érection de l’obélisque unique de Karnak au Circus Maximus. Essai de restitution du chantier », p. 83-96, part. la restitution du coffrage fig. 8 p. 95). La mise en place de la coupole monolithe du mausolée de Théodoric à Ravenne, placée à l’intérieur du futur bâtiment avant la construction des murs et hissée progressivement au fur et à mesure de l’élévation des murs par douze engins de levage à roues élévatrices installés en périphérie (J.-P. Adam, « Maius tympanum, de Vitruve à Clamart », p. 113-146, et restitution fig. 5-7 p. 126), seule hypothèse plausible, témoigne de la prouesse technique de la mise en œuvre.
De nouvelles questions sont posées concernant l’adaptation des machines aux lieux, édifices de spectacle, zones d’activités économiques, auxquelles les enquêtes de terrain et l’archéologie peuvent apporter des réponses. La typologie des vélums tendus au-dessus des spectateurs pour les protéger du soleil, est renseignée par les textes : mâts dressés au milieu des gradins mais gênants pour les spectateurs, vergues fixées à des mâts périphériques mais de peu d’amplitude, demi‑anneau de corde central auquel sont reliées des cordes tendues à partir de mâts périphériques mais d’un système complexe (S. Madeleine, « Essai de typologie du vélum sur les théâtres romains », p. 65‑82). Les édiles avaient-ils le choix ? L’enquête doit être généralisée à tous les édifices de spectacles (théâtre, amphithéâtre, cirque, stade) pour déterminer quelle solution pertinente a été décidée in situ. De même l’organisation systémique des ports antiques, avec leurs engins de levage pour charger et décharger les navires à quai, avec les balances pour peser les marchandises les plus lourdes, pose de nouvelles questions (St. Mailleur, « Les machines employées dans les activités portuaires : une approche épigraphique et iconographique », p. 147-159). Les espaces publics et privés étaient ornés d’automates, particulièrement d’horloges à eau animées de figures animales et humaines (V. Deluz, « De la clepsydre animée à l’horloge mécanique à automates, entre Antiquité et Moyen Âge », p. 173-194), juste évoquées par Vitruve au livre 9. La fabrication des automates à eau s’est perpétuée mais les témoins antiques (Cassiodore) sont rares (il faudrait ajouter Procope de Gaza, op. VIII, « Description de l’horloge »). C’est tout un univers sonore qui mériterait d’être restitué.
Plusieurs contributions ont associé à l’étude de l’ingénierie romaine les aspects financiers, la réception en terme d’image et de propagande, les liens entre les commanditaires, les ingénieurs, le public, la qualification de la main d’œuvre, bref l’arrière-plan économique, politique, professionnel, sociétal et culturel. Le soin apporté à l’ouvrage (très rares sont les coquilles, p. 20 l. 7 lire « permettre » ; p. 37, 3 lignes avant la fin, lire « dû »), la coïncidence
entre les figures et les explications sur une même page rendent la lecture aisée. Et comme on l’a vu, l’ouvrage est loin d’avoir épuisé la matière.
Marie-Thérèse Cam, Université de Brest
[1]. Ph. Fleury, C. Jacquemard, S. Madeleine dir., La technologie gréco-romaine. Transmission, restitution et médiation, actes du colloque organisé par l’ERSAM à Caen (10‑12 mars 2010), Caen 2015.