Qu’est-ce qu’un grammairien ? Telle est l’une des questions auxquelles la toute récente publication de Jean-Luc Vix apporte des éléments de réponse. À travers l’exemple d’Alexandros de Cotiaeon, grammairien du IIe s. ap. J.-C., il dresse un tableau instructif et captivant des nombreuses activités que recouvre, à l’époque du Haut-Empire, le terme générique de grammaire.
L’ouvrage a pour ambition première, comme son titre l’indique, de publier, traduire et commenter les fragments da’Alexandros de Cotiaeon parvenus jusqu’à nous ; mais il propose également une perspective plus large en opérant la mise en contexte indispensable pour comprendre dans quel milieu intellectuel évoluait Alexandros, quelles étaient ses fonctions précises, et sur quelles matières portaient ses études.
Le livre comprend trois parties : une importante introduction de plus de 120 pages, l’édition des fragments proprement dite, et une courte synthèse.
L’introduction, qui pourrait presque constituer un ouvrage autonome, rassemble non seulement les données biographiques disponibles sur Alexandros, mais surtout, fait un point bienvenu sur le métier de grammairien. Jean-Luc Vix offre à son lecteur des passages très éclairants, en affinant la définition de termes apparemment proches les uns des autres — à en juger à leur utilisation dans les textes et dans les inscriptions — tels que γραμματικός et φιλόλογος (parfois également associés à κριτικός), ou encore σοφιστής et ῥήτωρ. Vient ensuite une partie consacrée aux activités du grammairien de l’époque d’Alexandros qui peut, selon les cas, être une sorte d’enseignant-chercheur partageant son temps entre ses cours et ses travaux scientifiques, ou au contraire ne faire que l’un ou l’autre.
Alexandros était un personnage suffisamment connu en son temps pour être une figure d’autorité tant pour de ses contemporains que pour la postérité immédiate. Il eut au moins deux élèves célèbres : Aelius Aristide, qui lui consacra un éloge funèbre, et le jeune Marc Aurèle, qui livre un témoignage sur son maître dans ses Écrits pour lui-même.
La deuxième partie est consacrée à l’édition des fragments, ou plus exactement, comme le précise l’auteur, des fragments et témoignages, qu’on ne sait pas toujours à quelle œuvre rattacher. Selon toute vraisemblance, Alexandros n’a pas rédigé d’ouvrage technique tel qu’un traité de stylistique ou un lexique ; on le connaît comme auteur de Commentaires (Ἐξηγητικά, comprenant notamment un commentaire de l’Iliade) et de vingt-quatre volumes de Miscellanées (Παντοδαπἀ), qui devaient traiter de problèmes lexicaux et morphologiques, abordés dans l’optique du commentaire de texte.
Chaque fragment fait l’objet d’une mise en contexte précise qui permet d’en dégager tout l’intérêt ; en effet, les questions qu’ils abordent sont parfois très pointues ou bien le texte conservé ne restitue qu’une toute petite partie d’une discussion ou d’un raisonnement. Le travail d’éclairage proposé est à la fois indispensable et remarquable.
La synthèse, quant à elle, tente de préciser, autant que faire se peut, auxquelles des activités possibles pour un grammairien Alexandros s’est effectivement livré : des deux pôles (« linguistique » et « philologique ») de la grammaire antique, Alexandros s’est consacré plus largement au second qu’au premier, dans la mesure où son travail avait manifestement pour objectif prioritaire le commentaire des textes et où les études lexicales qu’il a pu mener étaient destinées à nourrir celui-ci.
L’ouvrage de Jean-Luc Vix offre un double intérêt : faire revivre la figure d’Alexandros de Cotiaeon, et surtout dresser un tableau à la fois synthétique et exhaustif des nombreuses activités ordinairement rangées sous la dénomination, somme toute assez peu précise, de « grammaire ». Il permet également de se faire une idée circonstanciée des relations — souvent conflictuelles, autant qu’on puisse en juger — entre grammairiens, ainsi que de la place qu’ils pouvaient occuper dans la société de l’époque, certains étant d’obscurs enseignants inconnus du grand public, d’autres, des notables respectés, ou encore des savants dont la pédanterie semblait être le corollaire de l’extrême spécialisation de leur domaine de recherche. Le tableau ainsi dressé est parfois haut en couleurs, à la fois parfaitement informé et vivant, érudit et agréable à lire.
Nous nous permettrons néanmoins de signaler quelques erreurs typographiques, tant en grec (p. XVII : γραμμτική τέχνη; p. XXXVII, κριτικόι; p. 19, fragment 6a : αντι, προδῳς ; p. 33, fragment 10 : Ἆμμωνος) qu’en français (p. XXIV : grammaririen ; p. LXXIII : « il est possible qu’elle faisait partie ») ou en anglais (p. XXV : wich) : elles n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage.
Isabelle Gassino, Université de Rouen Normandie-ERIAC
Publié en ligne le 12 juillet 2018