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Cet ouvrage est issu d’une journée d’étude doctorale « Réemploi, réutilisation, référence dans les sociétés anciennes » de l’UMR 8164 – HALMA. Y sont regroupées huit contributions ainsi qu’une conclusion, qui s’apparente plutôt à une neuvième contribution, et une ouverture, issues de différents horizons chronologiques (du VIe s. av. J.-C. à l’Antiquité tardive) et géographiques (du Proche-Orient à la Gaule, en passant par la Grèce et la Dacie). Le parti pris est d’examiner conjointement différentes pratiques humaines qui consistent à utiliser dans une nouvelle production, quelle qu’elle soit, une matière préexistante, qu’elle vienne d’une époque antérieure ou d’une autre culture. Disons d’emblée que, pour féconde que puisse être cette démarche, elle aurait sans doute mérité d’être davantage explicitée, afin de mieux faire ressortir les points communs et les différences entre les pratiques présentées, qui sont de natures très diverses – de phénomènes intertextuels dans la poésie grecque à la réutilisation de mobilier amphorique détruit en Égypte, en passant par différentes pratiques de remploi architectural ou par des jeux de références dans la céramique grecque.

Comme cela est très bien formulé dans la conclusion de P.-A. Lamy, c’est la question du rapport au passé, « qu’il soit positif, conflictuel ou encore nul », qui nous semble relier ces différentes contributions et qui nous servira de fil rouge pour les présenter.

Mais avant d’y arriver, un point de vocabulaire s’impose. Les auteur.rices de l’introduction définissent les différents termes utilisés comme suit, en se référant notamment au Code de l’environnement.

Le réemploi est désigné comme « toute opération par laquelle des substances, des matières ou produits qui n’ont pas fini leur cycle de vie et qui ne sont donc pas considérés comme des déchets, sont utilisés à nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus ». Les auteur.rices préfèrent ne pas utiliser le terme de « remploi » limité au seul contexte architectural d’après le CNRTL.

La réutilisation est entendue comme « toute opération par laquelle des substances, des matières ou produits qui sont devenus des déchets sont utilisés de nouveau ».

La référence « consiste à se rapporter à une œuvre matérielle – qu’elle soit littéraire ou artistique –, ou à un individu – qu’il soit artiste, écrivain ou homme politique ».

Cet effort de définition apparaît nécessaire pour un domaine où des usages différents se côtoient dans la littérature archéologique et l’on regrette que les différentes contributions ne se tiennent pas aux choix effectués. Ainsi, C. Damay prend le contre-pied en proposant de se fonder sur les travaux de J.-M. Huygen qui distingue « la réutilisation, qui consiste à se resservir de l’objet dans son usage premier ; le remploi, d’un objet ou de parties d’objet, pour un autre usage ; le recyclage qui réintroduit les matières de l’objet dans un nouveau cycle », tandis qu’en conclusion, P.-A. Lamy semble utiliser de manière indifférenciée, pour les mêmes opérations, les termes de recyclage et de réemploi.

On peut également regretter que, dans le cadre de la mise au point historiographique réalisée en introduction, la bibliographie, abondante, sur le remploi architectural soit peu, voire pas, citée. Certes, l’objectif du volume est de dépasser ce seul contexte pour montrer la variété des pratiques de réemploi/réutilisation dans les sociétés anciennes. Néanmoins, les travaux sur l’architecture, notamment pour les époques antiques et médiévales, restent un socle de référence important.

Pour en venir aux contributions rassemblées, plusieurs présentent donc tout d’abord des actions de réemploi ou de réutilisation d’objets manufacturés qui semblent répondre à des considérations relevant essentiellement de la gestion des matières premières et ne témoignant pas de volonté de faire explicitement référence au passé. Citons tout d’abord l’étude d’A. Banaszak sur la céramique domestique de Tell el-Herr, un site fortifié de la péninsule sinaïtique érigé sous la domination perse, vers le milieu du Ve s. av. J.-C. Elle montre notamment les multiples réutilisations/réemplois dont font l’objet les amphores, présentes en nombre sur le site : réemployées, une fois vidées, pour stocker de nouveaux ingrédients ; réutilisées, après destruction, pour créer des outils (notamment des polissoirs avec les anses) ou des jetons céramiques. Concernant la céramique domestique, et en particulier les bols, eux aussi très nombreux sur le site, les réemplois ou réutilisations sont plus difficiles à mettre en évidence en raison du caractère foncièrement multifonctionnel de ces objets. C’est d’ailleurs l’intérêt de cette contribution que de montrer la difficulté, pour l’archéologue qui ne dispose que des objets pour restituer les usages, à placer le curseur entre multifonctionnalité, continuité d’utilisation et véritable réemploi ou réutilisation. On touche là pleinement à l’intelligence du quotidien qui fait feu de tout bois, en particulier sur un site éloigné des grands centres urbains et pour lequel l’approvisionnement pouvait être difficile.

La référence au passé ne semble pas non plus avoir revêtu d’enjeux particuliers dans le réemploi des supports de textes administratifs identifiés par M. Shahryari en Perse achéménide. Qu’il s’agisse des ostraca d’Idumée, par définition objets d’une réutilisation, des tablettes en argile de Persépolis, des supports en cuir de Bactriane ou encore des papyrus araméens d’Égypte, les cas de palimpsestes étudiés par l’auteur seraient selon lui la conséquence d’une gestion économe de la matière première, répondant à la rareté ou à la difficulté d’acquisition de certains produits (comme le cuir) ou à la volonté d’éviter de susciter des déchets trop nombreux.

Citons enfin la réutilisation de sculptures romaines dans le fortin byzantin de Dougga, une des secondes vies de ce matériel parmi d’autres mises en évidence par C. Damay. Des stèles sculptées ou des bases ont été utilisées pour la construction, parfois pour le remplissage interne, montrant que ce matériau n’avait guère de valeur mémorielle et que sa réutilisation répondait surtout à des considérations pratiques et économiques.

D’autres contributions font apparaître des actions qui visent explicitement à faire référence à d’autres productions et où l’élément qui fait l’objet de réutilisation, réemploi ou référence doit être identifié comme tel.

Le cas le plus net est sans doute l’exemple d’intertextualité mis en évidence par V. Kleitsika chez Philoxène de Cythère. Il examine en effet comment ce poète du V-IVe s. av. J.-C. reprend la figure du Cyclope homérique en lui ôtant son caractère sauvage et dangereux pour le transformer en berger amoureux. Pour savourer pleinement cette transformation, le lecteur doit reconnaître la référence au chant IX de l’Odyssée, qui est repris jusque dans le vocabulaire.

La notion de référence est aussi au cœur de l’article d’A. Attout sur les coupes de Droop de l’atelier d’Amasis découvertes dans le sanctuaire de Zeytintepe, près de Milet. L’auteur identifie notamment une catégorie de motifs (des frises de volute) tout à fait marginale parmi les coupes de Droop et, plus généralement, en Attique (zone de production de ces coupes), mais en revanche bien documentée dans le répertoire milésien. Il interprète ainsi la présence de ce motif comme la volonté de l’atelier d’Amasis de cibler une clientèle qui fréquentait ce sanctuaire milésien. Une autre hypothèse est toutefois formulée, celle qu’il s’agisse du résultat d’une commande formulée directement par le client. L’auteur analyse également la forme de ces coupes qui reproduirait celle de productions laconiennes. Il met cela en relation avec la chute des importations de coupes laconiennes, jusqu’ici très prisées, observée en Ionie du Sud à partir du milieu du VIe s. Là aussi, la référence à des coupes bien connues des populations d’Ionie du Sud pourrait être le résultat d’une « stratégie de ciblage de marché » ou d’une commande spécifique auprès de l’atelier d’Amasis. La référence prendrait donc ici une valeur économique, qui la distingue nettement de l’exemple précédent.

Enfin, l’article de C. Damay sur la sculpture de Dougga déjà cité fait apparaître des formes de réemploi qui laissent volontairement voir ou deviner l’œuvre ou l’inscription précédente. Elle présente ainsi des bases inscrites de monuments statuaires qui, au IIIe s. ap. J.-C., ont été récupérées pour graver de nouvelles inscriptions sur les zones vierges, sans endommager le texte primitif. Pour l’autrice, cette réutilisation « génère de nouvelles associations qui amplifieraient l’honneur dévolu ». Il s’agit là clairement d’inscrire dans l’histoire et dans une lignée de « grands hommes » l’hommage rendu à un individu. Le même processus serait à l’œuvre dans les cas de retaille de portraits impériaux ou de ceux de notables pour de nouveaux bénéficiaires.

Enfin, plusieurs contributions s’intéressent à des actions de réemploi / réutilisation dont l’intention est plus complexe à démêler.

A. Paillard présente ainsi le cas du sanctuaire d’Arès, sur l’agora d’Athènes, qui aurait été construit au tournant du Iers. av. – Ier s. ap. J.C. en réemployant le temple et l’autel d’un (ou de plusieurs ?) sanctuaire(s) de l’époque classique. Si les données archéologiques, réexaminées par l’autrice, semblent bien soutenir l’hypothèse qu’un temple d’époque classique a été intégralement démonté et déplacé sur l’Agora, celles-ci nous donnent peu d’informations sur les motivations de ce déplacement. Il pourrait s’agir d’un sanctuaire à l’abandon réemployé pour des raisons essentiellement économiques ou d’un transfert revêtant un véritable enjeu mémoriel, une manière de légitimer, en faisant référence au passé, l’insertion d’un nouveau culte dans un lieu emblématique de l’asty. La question se pose aussi de savoir si ce déplacement s’est accompagné d’un transfert cultuel, le dieu déménageant pour ainsi dire avec son temple. Tout en démontrant de manière convaincante que l’archéologie est relativement impuissante pour éclairer cette question, l’autrice tend malgré tout en conclusion à réfuter l’hypothèse d’un transfert cultuel et à privilégier une explication économique : une monumentalisation rapide de l’Agora, en faisant des économies de main-d’œuvre et de matériaux. Il nous semble sur ce point que l’archéologie aurait encore des choses à dire, en particulier l’archéologie de la construction, car il n’est pas certain que le démontage, le déplacement et la reconstruction d’un temple soit plus économiques en termes de main d’œuvre et de logistique qu’une construction ex nihilo.

Si le réemploi et la réutilisation peuvent revêtir des enjeux mémoriels positifs, ils peuvent également résulter de la volonté de faire disparaître un passé qu’on rejette, autrement dit d’une damnatio memoriae. Faire la preuve de telles intentions n’est cependant pas aisé et deux contributions présentent des cas où l’hypothèse de la damnatio memoriae entre en concurrence avec des interprétations plus pragmatiques. Le premier est la réutilisation de deux stèles princières des Ier et IIe s. ap. J.-C. pour la construction d’une tombe dans la nécropole d’Armazisxevi en Ibérie du Caucase. Les faces inscrites étant tournées vers l’intérieur de la tombe, N. J. Preud’homme envisage qu’il puisse s’agir d’une forme de damnatio memoriae de ces princes du Ier et IIe s. dans un contexte de christianisation. L’absence de martelage impose néanmoins la prudence et un « réemploi improvisé, inspiré par la nécessité des considérations pratiques de l’inhumation » doit selon l’auteur aussi être envisagé.

Dans le même ordre d’idée, I. Gargano se propose de réviser la manière dont ont été comprises les nombreuses réutilisations de fragments de sculptures et de blocs inscrits provenant du sanctuaire d’Apollon pour la construction des murailles de soutènement de la basilique chrétienne de Montana, en Dacie Ripuaire. L’hypothèse qu’il s’agisse là du résultat d’une « campagne féroce de répression religieuse des chrétiens contre les païens » durant le règne de Constantin apparaît comme une surinterprétation, soigneusement démontée par l’auteur. Il privilégie une hypothèse plus pragmatique, insistant sur le fait que la construction de la basilique a dû représenter un chantier important, au cours duquel la réutilisation de monuments abandonnés a pu constituer une alternative intéressante en termes de matériaux.

On touche dans ces deux cas à des processus pointés par P.-A. Lamy en conclusion : des changements chrono‑culturels peuvent induire l’oubli. La signification, la valeur originale de certaines productions se trouvent perdues, les transformant en simples déchets, plus ou moins esthétiques, à valoriser.

En conclusion, et en dépit des réserves formulées, la variété et la qualité des contributions présentées ont le mérite de montrer que la complexité de ces pratiques de réemploi / réutilisation / référence, n’a d’égale que celle de leur interprétation. À cet égard, la dimension méthodologique d’un certain nombre de contributions est tout à fait éclairante. L’ouvrage nous fait également mesurer le caractère très disruptif de nos modes de consommation à l’ère du « jetable » et de l’obsolescence programmée. Les réflexions très actuelles (comme le montre l’ouverture qui donne la parole à une graphiste UX Designer) sur les notions de réemploi, récupération, recyclage, ne font en réalité que réactualiser des pratiques séculaires, partagées dans de nombreux lieux et périodes.

 

Mathilde Carrive , Université de Poitiers, HeRMA – UR 15071

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 621-625