Le cent-unième volume de la collection « La Roue à Livres » est une réédition révisée de l’ouvrage de Christian Jacob paru chez Albin Michel en 1990 sous le titre La Description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie ou la leçon de géographie. Il en conserve en tous points la structure, à savoir une préface de Marcel Detienne suivie d’une substantielle introduction et de deux traductions françaises du poème de Denys le Périégète – la première est due à l’auteur ; la seconde fut publiée par Bénigne Saumaise à la fin du XVIe siècle. L’ouvrage se conclut sur une présentation en français de « morceaux choisis » de la traduction anglaise de la Périégèse par Edward Wells (six éditions de 1704 à 1761), un texte imprégné d’interpolations visant à réactualiser la matière géographique du poème de Denys.
L’« Introduction générale » (p. 9-72) est la partie de l’ouvrage qui est le plus susceptible d’intéresser les spécialistes de l’Antiquité. Au début de celle-ci, C. Jacob rappelle que les seules informations biographiques à nous être parvenues au sujet de Denys sont celles que délivrent les deux premiers acrostiches dénichés dans la Périégèse à la fin du XIXe siècle, et qui font du poète un contemporain d’Hadrien lié par sa naissance ou par sa carrière à la ville d’Alexandrie. L’auteur fait également état d’une nouvelle hypothèse – une note mentionne un échange avec P. Counillon daté de 2023 – quant à l’ascendance du poète : celui-ci pourrait être le fils d’un grammairien du même nom, qui fut notamment directeur du Musée d’Alexandrie et haut fonctionnaire romain entre les règnes de Néron et de Trajan. Une telle filiation s’accorde bien avec le milieu social et intellectuel que l’on admet être celui de Denys et qu’il est possible d’appréhender à travers son œuvre littéraire.
La suite de l’introduction s’attache à présenter l’œuvre en question, que C. Jacob connaît bien pour y avoir consacré sa thèse de doctorat[1]. D’emblée, le projet poétique de Denys est clairement défini : il s’agit de rédiger un « traité de géographie sous la forme d’un poème didactique », qui permettrait « la maîtrise intellectuelle de l’espace terrestre », rendu « dicible et mémorisable » par la succession des hexamètres dactyliques (p. 10-11). La fortune que le poème rencontra de l’Antiquité à la Renaissance s’explique en partie par le fait qu’il fit l’objet d’une première traduction latine par Avienus au IVe siècle, puis, au vie siècle, d’une seconde par Priscien de Césarée ; au XIIe siècle, enfin, à la suite de nombreux glossateurs, l’archevêque Eustathe de Thessalonique proposa à son tour son interprétation du texte de Denys, dont l’un des objectifs est précisément celui d’appeler à l’exégèse.
Après avoir situé le poète dans la culture de son temps, C. Jacob propose un panorama à la fois dense et précis de la tradition géographique grecque, depuis Hécatée de Milet jusqu’à Claude Ptolémée (p. 17-22). Cette synthèse lui permet d’affirmer que la Périégèse n’est en rien comparable aux œuvres de ses prédécesseurs, bien qu’elle ait puisé chez eux la quasi-intégralité de sa matière. L’originalité de Denys est d’avoir proposé un tableau du monde qui partage « le point de vue des dieux et des oiseaux sur l’espace terrestre » (p. 27). Sans être une véritable carte, la description que le poème déroule possède toutefois une forte « efficacité visuelle » : à cet égard, l’œuvre du Périégète tient davantage de l’ekphrasis que de l’exposé géographique. Métaphores, analogies et énumérations permettent au poète de décrire la terre dans ce qu’elle offre au regard, comme un guide (περιηγητής) accompagnerait un voyageur à travers l’œkoumène en lui signalant les éléments importants. Par moments, du reste, Denys s’adresse à son lecteur/auditeur à la deuxième personne.
En s’interrogeant sur la nature du savoir géographique présent dans la Description de la terre habitée (p. 34‑42), l’auteur remarque que, loin d’être original, ce savoir n’est que le fruit de « l’harmonisation des données fournies par la littérature antérieure ». Il constitue donc un témoignage précieux sur la façon dont un citoyen lettré de l’empire romain pouvait se représenter le monde au IIe siècle de notre ère. Aux informations tirées de l’étude des géographes, le poème de Denys incorpore les données mythiques véhiculées par la poésie homérique et alexandrine, esquissant ainsi des paysages conventionnels dans lesquels il serait vain de chercher à déceler un souci de réalisme. Cette poétique de l’intertextualité transparaît dans des allusions constantes au monde des mythes (p. 42-49), à celui des hommes (p. 49-62) comme à celui des dieux (p. 62-70), références que C. Jacob éclaire successivement dans les trois dernières sections de l’introduction.
En 1990, l’auteur avait utilisé pour sa traduction le texte grec établi par K. Müller[2], sans mentionner les endroits où il s’en écartait pour adopter celui de G. Bernhardy[3], ni préciser l’utilisation qu’il avait faite du texte que lui avait communiqué P. Counillon[4]. La même année paraissait l’édition du poème par I. Tsavari[5], la seule édition stricto sensu (avec nouvelle collation des manuscrits) depuis celle de Müller, mais dont on a montré que les bases sur lesquelles elle reposait n’étaient pas plus solides que celles de son prédécesseur[6]. On ne saurait par conséquent reprocher à C. Jacob de ne pas avoir revu ses choix éditoriaux dans l’ouvrage de 2024. L’auteur précise d’ailleurs que son volume « ne prétend pas se substituer à une édition critique et savante » (p. 72), et les dernières éditions en date de la Périégèse figurent bien dans les repères bibliographiques (p. 73‑74) actualisés[7]. Les spécialistes pourront simplement regretter que, dans cette édition révisée, les principes d’établissement du texte servant de base à la traduction n’aient pas été davantage explicités.
Conformément à la volonté de l’auteur de ne pas chercher à reproduire en français le style archaïsant de Denys, la traduction de C. Jacob (p. 79-130) offre un texte fluide et vise à l’intelligibilité. Des notes réduites à l’essentiel éclairent le texte délibérément allusif du poème et permettent l’identification rapide de la plupart des figures mythologiques et des lieux évoqués. La traduction de Bénigne Saumaise (p. 131‑233), que l’auteur présente comme « une adaptation et une amplification », s’oppose donc radicalement à celle de C. Jacob : sous la plume de l’érudit humaniste, la Périégèse est en effet augmentée de plus de 1500 vers qui paraphrasent le texte de Denys plus qu’ils ne s’y superposent. Tombé dans l’oubli depuis sa première publication en 1597, ce témoignage de la vie érudite de la Renaissance intéressera au premier chef les seiziémistes, qui pourront ainsi l’apprécier à la lumière de son modèle antique. La version d’Edward Wells (p. 235-260), enfin, n’est pas intégralement reproduite par C. Jacob : celui-ci s’est limité à traduire de l’anglais au français certains des passages où le savant britannique a actualisé le texte de Denys. En plus de notations concernant les espaces américains entrés deux siècles auparavant dans l’horizon des Européens, le poème dans sa nouvelle mouture est parcouru de toponymes et gentilés modernes (Florence, les Parisiens, etc.), le tout participant d’un dispositif qui semble ne pas avoir d’équivalent dans l’histoire de la philologie.
L’audience qu’ont rencontrée les travaux de C. Jacob sur l’histoire de la géographie et de la cartographie antiques[8] sont un signe de l’autorité que cet auteur représente dans le domaine des sciences de l’espace. Aussi pouvons-nous nous réjouir qu’une seconde vie ait été accordée à cet ouvrage qui rend à la fois justice et hommage à l’œuvre du Périégète ainsi qu’à sa postérité. Son entrée dans « La Roue à Livres » devrait en effet permettre une plus large diffusion du texte de Denys, véritable tour de force poétique dont C. Jacob nous convainc qu’il est susceptible d’intéresser « au-delà du cercle des antiquisants ».
Paul Greco, Sorbonne Université
Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 266-268.
[1]. Géographie et culture en Grèce ancienne. Essai de lecture de la « description de la terre habitée » de Denys d’Alexandrie, EHESS, 1987.
[2]. K. Müller, Geographi Graeci minores, vol. 2, Paris 1861.
[3]. G. Bernhardy, Geographi Graeci minores, vol. 1, Leipzig 1828.
[4]. P. Counillon, Édition critique, commentaire et traduction de la Périégèse de Denys, Thèse de Doctorat, Université de Grenoble-III, 1984.
[5]. I. Tsavari éd., Διονυσίου Αλεξανδρέως Οἰκουμένης Περιήγησις. Κριτική Έκδοση, Ioannina 1990.
[6]. Voir notamment P. Counillon, « À propos de l’Histoire du texte de Denys le Périégète », REA 93, 1991, p. 365-371 et D. Marcotte, Géographes grecs. Tome I. Introduction Générale. Ps.-Scymnos : Circuit de la Terre, Paris 2000, p. LIV, n. 158.
[7]. Entre autres K. Brodersen éd., Dionysios von Alexandria. Das Lied von der Welt. Zweisprachige Ausgabe, Hildesheim-Zurich-New York 1994 ; J. L. Lightfoot éd., Dionysius Periegetes. Description of the Known World, Oxford 2014 ; D. Lodesani éd., Dionisio Periegeta. Descrizione dell’ecumene. Introduzione, testo critico, traduzione e commento, Rome 2022.
[8]. C. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris 1991 (2e édition revue et augmentée : 2017) ; Id., L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris 1992.