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Dans cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2020, Claude Gontran (CG) cherche à ouvrir de nouvelles perspectives interprétatives sur la philosophie d’Épicure. Pour ce faire, il se propose de relire le fondateur du Jardin en faisant abstraction des témoignages ultérieurs (notamment ceux de Lucrèce, Philodème et Cicéron) et des problématiques héritées de l’épicurisme romain (en particulier des polémiques contre les stoïciens). Ce retour aux sources du matérialisme épicurien est opéré au moyen de rapprochements partiels entre, d’une part, les Lettres, Maximes et Sentences, et en particulier la Lettre à Hérodote (Hérod.), et, d’autre part, le traité Sur la Nature (Πεϱὶ φύσεως), dont on a retrouvé de nombreux fragments sur les papyri d’Herculanum (PHerc.). L’étude se focalise sur le Livre XXV (Nat. XXV), dont certains développements relatifs à la psychologie et à la critique du déterminisme, ont été transmis sous forme fragmentaire dans trois copies indépendantes (PHerc. 419/1634/697/459 ; PHerc. 1420/454/1056 et PHerc. 1191). Le choix de Nat. XXV est fondé sur des considérations structurelles et méthodologiques, CG proposant de relire Hérod. à l’aune de la distinction, explicitement posée à la fin de Nat. XXV, entre deux types d’exposé : le mode affectif (παϑολογιϰὸς τϱόπος) et le mode causal (αἰτιολογιϰὸς τϱόπος). Il s’agit de défendre l’hypothèse selon laquelle l’articulation de ces deux modes complémentaires permet d’ancrer le matérialisme épicurien dans l’expérience pratique, déterminée par le besoin d’ataraxie.

La première partie, consacrée au παϑολογιϰὸς τϱόπος, est constituée de cinq chapitres. Les deux premiers donnent lieu à de précieuses mises au point terminologiques sur des notions clés de l’épistémologie épicurienne : en réponse à notre besoin permanent de sécurité, le « parcours circulaire », évoqué au début et à la fin de la lettre (Hérod. 36 et 83), renvoie à la continuité de la remémoration, qui permet le passage d’une appréhension globale, exprimée en termes de densité physique (πύϰνωμα), à une perception de détail. Dans cette perspective, CG attire à juste titre l’attention sur la notion de τϱόπος, entendue comme méthode d’appréhension du réel, et propose de comprendre les syntagmes παϑολογιϰὸς τϱόπος et αἰτιολογιϰὸς τϱόπος comme modes relatifs « aux affects » et « à la causalité ». Appliquée à Nat. XXV et en particulier au fragment 1.5.1 du PHerc. 1420[1], cette interprétation conduit à envisager l’articulation entre les deux modes sous la forme d’une succession ordonnée associant deux approches méthodologiquement complémentaires. La prolepse, qui, par sa dimension pratique et collective, joue un rôle déterminant dans le matérialisme d’Épicure, est étudiée dans le deuxième chapitre d’après Hérod. 37-38. CG considère que la prolepse est ancrée dans l’évidence d’un besoin vital, l’absence de trouble étant conditionnée à une appréhension globale du tout. Dans cette perspective, il s’agit d’une opération de l’esprit qui consiste à identifier le contenu des sons fixés au sein d’une communauté linguistique. Mais, à la différence de Démocrite, pour qui le langage est pure convention, Épicure insiste sur l’origine naturelle des mots, qui correspondent à l’expression d’un besoin partagé avant de donner lieu à une convention d’ordre culturel. Dans le troisième chapitre, intitulé « L’être et le tout », CG envisage la prolepse épicurienne dans la perspective générale du rapport entre parole, pensée et être : si le matérialisme antique trouve son origine dans l’ontologie éléatique, Épicure introduit une rupture par rapport à la théorie de Parménide, qui récusait le témoignage des sens et postulait l’identité entre être et penser. Par l’affirmation proleptique de l’existence du tout, le fondateur du Jardin ancre la pensée dans l’évidence matérielle, qui se substitue à la certitude logique du « il est ». Après cet excursus, le quatrième chapitre est consacré aux mouvements atomiques et plus spécifiquement à la question de la déclinaison. Pour rappel, bien que ne figurant pas dans les écrits conservés du maître, cette théorie, exposée par Lucrèce (clinamen), est nommément attribuée à Épicure par Cicéron et Diogène d’Oenoanda[2]. Elle postule une déviation, à la fois légère, spontanée et imprévisible par rapport à la trajectoire verticale des atomes emportés dans le vide. Reprenant à nouveaux frais un sujet à la fois complexe et très controversé depuis l’Antiquité, CG cherche à démontrer que le clinamen ne remonte pas à Épicure car il n’a pas sa place dans l’exposé du système physique. Pour ce faire, il propose de distinguer deux aspects du mouvement, celui des atomes, associé au tout et à l’aiôn, et celui des simulacres, associé au temps et aux perceptions sensibles. Il faut bien avouer que le raisonnement devient ici très difficile à suivre. Même si on peut admettre que, dans l’économie de la Lettre à Hérodote, la déclinaison ne soit pas requise pour rendre compte de la formation des agrégats puisque les atomes ont été de tout temps sujets à des collisions et des rebonds, le rapport avec la conception épicurienne du temps et avec la distinction entre temps logique et temps sensible reste assez obscur. En revanche, il est étonnant que CG ne fasse pas référence à la dimension éthique du clinamen, qui, comme le soulignaient déjà les Anciens[3], permet de garantir la liberté de mouvement au plan atomique et de préserver une forme d’autodétermination face au règne de la nécessité. Dans ces conditions, on ne peut éliminer l’hypothèse selon laquelle la doctrine de la déclinaison aurait été tardivement élaborée par Épicure pour répondre à une exigence d’ordre éthique et rendre compte, au plan matériel, de la responsabilité humaine[4]. Il est vrai que l’absence de référence à la déclinaison dans les fragments conservés de Nat. XXV, où la théorie aurait pourtant pu trouver sa place, est étonnante. Cependant, compte tenu du caractère fragmentaire et incomplet du livre et du traité dans son ensemble, l’argument a silentio n’est pas probant[5]. Le chapitre suivant est consacré à la théorie de l’âme, étudiée à partir de rapprochements entre Hérod. 63-68 et plusieurs extraits de Nat. XXV (notamment PHerc. 419, 4 et 7 ; 459) : CG se fonde sur les liens établis, de part et d’autre, entre sensations, âme corporelle et accident sensible pour identifier un même processus méthodologique dans les deux textes, à savoir le passage du mode affectif au mode étiologique, qui met en œuvre le raisonnement pour distinguer les accidents passagers des propriétés durablement conjointes aux choses.

Cette relation entre méthode d’exposition et matière enseignée assure la transition avec la seconde partie, qui porte sur l’αἰτιολογιϰὸς τϱόπος. Suivant l’ordre de la Lettre, CG aborde la notion de temps : « les propriétés et les accidents nous font entrer progressivement dans la dimension concrète des corps, et donc également par paliers successifs, dans la temporalité. Cet ordre de succession est évidemment logique, et non pas temporel » (p. 121). Dans ce contexte, la conscience du temps correspond à une saisie, opérée a posteriori, de nos impressions sensibles. La notion d’accident propre (Hérod. 72‑73 et PHerc. 419, 3) renvoie à l’unité d’un phénomène perceptible à travers les alternances d’états et les variations de durée. Cette analyse conduit l’auteur à soutenir que, sans être à proprement parler une prolepse, la notion de temps s’apparente à une prolepse évolutive, qui « s’actualise progressivement dans les applications causales » (p. 128). Suivant la structure de la lettre, le deuxième chapitre s’attache à la formation des mondes et au développement de la raison humaine et du langage. Si l’idée selon laquelle la nature épicurienne, qui est un produit de la réalité matérielle, subit les contraintes de ses éléments constitutifs, emporte l’adhésion, l’analyse du paragraphe 76, qui porte sur l’institution des conventions linguistiques, est plus absconse : la phase de prescriptions lexicales repose certes sur l’usage du raisonnement et sur une analyse des causes. Mais on ne comprend pas bien pourquoi « les réalités qui ne sont pas embrassées par le regard » renverraient non aux notions abstraites et aux réalités invisibles mais à « l’appréhension rassemblée du tout » (p. 143). Suivant l’hypothèse d’un fil conducteur commun entre la lettre et le livre, CG explore dans le chapitre suivant les emplois du participe neutre ἀπογεγεννημένον (du verbe ἀπογεννάω), qui, selon l’auteur, ne renvoie pas seulement aux propriétés de l’âme, mais aux produits vivants de l’engendrement. La récurrence de cet hapax suggère que Nat. XXV est consacré à la constitution du vivant, envisagé en termes de causalité et de mouvement. L’analyse des PHerc. 419, 1 ; 1634, 1 et 454, 3-7 met en évidence l’attention portée à l’unité du composé âme-corps, présentée comme une réalité en mouvement, dans laquelle tous les atomes (et pas seulement ceux de l’âme) contribuent à la sensation. L’étape suivante concerne la communauté humaine et le développement de la pensée discursive (διάνοια), qui selon l’auteur ne correspond pas à une propriété de l’âme individuelle, mais à une capacité collective développée à travers le langage. Cette interprétation est confirmée par les PHerc. 1191, 1-4 et 1056, 3, 1-3, qui insistent sur le lien entre subjectivité et socialisation : c’est à partir des autres que le sujet doit penser sa propre identité. Le quatrième chapitre souligne la convergence entre les deux textes, qui visent l’un et l’autre à la libération des craintes suscitées par l’ignorance des causes. Nat. XXV semble en effet, d’une part, évoquer les troubles susceptibles d’affecter le vivant et les erreurs de méthode qui lui sont imputables et, d’autre part, déterminer les conditions de possibilités d’une admonestation mutuelle à travers un dialogue portant sur le contenu des opinions. Dans cette perspective, la fin de la Lettre à Hérodote est consacrée à la correction de deux erreurs fondamentales concernant la crainte des dieux et des phénomènes célestes, qui constitue un obstacle rédhibitoire à l’absence de trouble (Hérod. 77-82). Dans les deux cas, la démonstration s’achève sur une distinction entre les deux modes : c’est la maîtrise des principes fondamentaux, déterminés par le παϑολογιϰὸς τϱόπος, qui permet l’étude approfondie des cas particuliers, propre à l’αἰτιολογιϰὸς τϱόπος (Hérod. 82-83). De même, dans Nat. XXV, l’affect relatif à la fin de notre nature constitue un point de départ vers la recherche des causes, qui en cas de doute revient au critère du παϑολογιϰὸς τϱόπος (PHerc. 1191, 9, 1, 3). Centrés sur l’éthique, les deux derniers chapitres, qui ne sont pas en lien direct avec ce qui précède, délaissent le parallèle entre Hérod. et Nat. XXV pour étudier la Lettre à Ménécée (Mén.) et les Maximes capitales (M.C.). Partant de M.C. I, CG interprète la notion d’indestructibilité, clé de voûte de la sérénité, en termes d’innocuité réciproque, la pratique de l’amitié permettant aux hommes d’atteindre collectivement l’immortalité et de vivre comme des dieux (M.C. XL). Selon cette lecture controversée de la théologie épicurienne, contredite par les témoignages de Lucrèce, Philodème et Cicéron, les dieux sont réduits au statut de créations mentales, la prolepse du divin correspondant à une « projection de l’activité pratique qui ne s’accomplit que dans l’élargissement des liens de l’amitié comme facteur de sécurité dans et par les hommes » (p. 213). L’ouvrage se termine sur la question du plaisir, traitée dans le sixième et dernier chapitre. Grâce à une analyse attentive de Mén. 127-129, CG précise le rapport entre fin, plaisir et vie bienheureuse : c’est à l’aune de la vie bienheureuse, en tant que prolepse guidant notre action, que le plaisir, défini comme pathos de la non destruction et de la constitution du vivant, peut être posé comme principe et fin.

CG propose donc de la doctrine d’Épicure une lecture à la fois personnelle et originale, qui va souvent à l’encontre des thèses communément admises, notamment concernant la prolepse (p. 30-38), la déclinaison (p. 76-92), la conception du temps (p. 120-129), la nature des dieux (p. 190-216) ou le plaisir (p. 217-227). Il s’agit d’un ouvrage ambitieux, riche de propositions stimulantes, qui apporte un nouvel éclairage sur plusieurs points théoriques délicats. L’attention accordée aux questions méthodologiques et à l’articulation entre les modes – affectif et causal – permet de souligner les fondements pratiques du matérialisme épicurien, qui est ancré dans notre besoin de sécurité. Les démonstrations sont fondées sur des discussions serrées et documentées qui prennent en compte les travaux critiques les plus récents dans d’abondantes notes de bas de page (par exemple, p. 106 ; 133-134 ; 202‑203). Les développements s’appuient sur des analyses philologiques approfondies, notamment en ce qui concerne la restitution des fragments de Nat. XXV[6], et sur des études lexicales fouillées. De ce point de vue, la distinction entre indestructibilité (ἀφϑαρσία), immortalité et éternité est tout à fait pertinente (p. 192-208) en ce qu’elle permet de mieux saisir l’articulation entre la prolepse du divin et la félicité : nous pouvons nous prétendre bienheureux et indestructibles à la manière des dieux lorsque, grâce aux liens d’amitié et à la sécurité qu’ils procurent, nous dépassons collectivement la mort individuelle (M.C. I, XXXVIII et XL). Le parti pris de faire abstraction des témoignages postérieurs est parfaitement défendable, dans la mesure où cette approche contribue à restituer la doctrine originelle, à la situer dans l’histoire de la philosophie et à en dégager l’originalité. Cependant, même si la justification en est reportée à une recherche ultérieure, la portée de l’ouvrage est affaiblie par cette posture exclusive : il faudrait pouvoir expliquer au cas par cas en quoi les changements de contexte (historique, culturel, linguistique etc.) rendent compte des écarts entre certaines hypothèses de lecture et les témoignages postérieurs. On notera en outre que cette approche se situe à l’opposé de celle adoptée par David Sedley, qui, dans son ouvrage Lucretius and the Transformation of Greek Wisdom, voyait en Lucrèce un épicurien « fondamentaliste » et considérait les 15 premiers livres du Πεϱὶ φύσεως comme la source principale du De rerum natura[7]. Les arguments avancés par David Sedley dans cet ouvrage à la fois important et controversé auraient pu être pris en compte, notamment dans les cas où l’enseignement de Lucrèce contredit l’interprétation de l’auteur, à savoir sur les questions délicates de la déclinaison ou de l’existence des dieux. Par ailleurs, on peut ajouter que le syntagme lucrétien naturae species ratioque, récurrent dans le De rerum natura, (I, 146-148 ; II, 61 ; II, 91-83 ; VI, 39-41), renvoie également à la complémentarité entre deux modes, l’absence de trouble résultant à la fois de la saisie d’ensemble de la nature (species) et de l’explication causale des phénomènes (ratio).

Pour finir, il faut insister sur la complexité de cette étude, dont la lecture paraît souvent très ardue. Cette impression, qui renvoie en premier lieu aux limites propres à la rédactrice de la présente recension, est en partie imputable aux problèmes d’interprétation posés par les fragments du Πεϱὶ φύσεως et à la technicité que requiert leur élucidation. Il n’en demeure pas moins que certains développements sont difficiles à suivre et que le projet d’ensemble ne se laisse pas aisément saisir. L’ouvrage porte‑t-il sur l’épistémologie épicurienne et sur l’articulation des deux modes ? Sur le rôle de la prolepse ? Sur un parallèle entre le Livre XXV et la Lettre à Hérodote ? Mais, alors, pourquoi intégrer aussi la Lettre à Ménécée et les Maximes Capitales ? Sur l’ensemble du système épicurien ? Mais, dans ce cas, pourquoi se concentrer sur le Livre XXV ? Compte tenu de son ambition, de sa densité et des difficultés qui viennent d’être signalées, il est évident que cet ouvrage novateur s’adresse prioritairement aux spécialistes du Jardin.

 

Sabine Luciani, Aix Marseille Univ, CNRS, TDMAM

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 247-252.

 

[1]. S. Laursen, « The later parts of Epicurus, On Nature, 25th Book », Cronache Ercolanesi 27, 1997, p. 88 = [35.7] Arrighetti.

[2]. Voir Lucrèce, De rerum natura, II, 216-292 ; Cicéron, De finibus, I, 18 ; De fato, 22-23 ; De natura deorum, I, 69 ; Diogène d’Oenoanda, frag. 54, col. 2-3 (Smith).

[3]. Cicéron, De fato, 23 ; Plutarque, De sollert. Anim., 7, 964 ; Diogène d’Oenoanda, frag. 54.

[4]. Voir D. N. Sedley, « Epicurus’Refutation of Determinism » dans Suzètèsis. Studi sull’epicureismo Greco e Romano offerti a M. Gigante, t. I, Naples 1983, p. 11-51.

[5]. Voir D.N. Sedley, Lucretius and the Transformation of Greek Wisdom, Cambridge 1999, p. 127.

[6]. Voir, par exemple, l’étude des fragments sur le temps (p. 123-129) et la pensée discursive (p. 145‑165).

[7]. D. N. Sedley, Lucretius and the Transformation of Greek Wisdom, Cambridge 1999, p. 134-165.