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Si l’étude des rumores s’est développée depuis les années 1960 avec une place particulière faite à Tacite où elles jouent un rôle essentiel, force est de constater que les travaux prennent deux orientations différentes. Les littéraires s’intéressent surtout aux représentations de la Fama dans les textes poétiques et à l’usage des rumeurs comme procédés d’insinuation chez Tacite. Les historiens, qui en ont d’abord eu une lecture dépréciative en adoptant le point de vue des élites et en voyant en elles une circulation non contrôlée de l’information,  les ont considérées ensuite comme un objet d’étude à part entière dans une approche interactionniste en s’intéressant à leur fonctionnement comme processus d’échange de l’information dans les groupes infra-équestres, à travers des sociabilités et avec des effets de levier communicationnel permettant à ces groupes de faire entendre leurs revendications ou de coordonner leurs actions. Avec ce livre issu d’une thèse de doctorat (2019) élaborée en cotutelle entre l’Université Grenoble Alpes (Isabelle Cogitore) et l’Université d’Osnabrück (Christiane Kunst), c’est l’un des grands mérites de Louis Autin de mettre en évidence certaines lacunes de cette recherche qui ne prend pas assez en compte le rôle de la rumeur dans la causalité historique, le rôle des rumores dans l’armée et leur place dans la circulation de l’information. Plus profondément, l’objectif de l’auteur est de lier étroitement les approches littéraire et historique dans le but d’élaborer une définition sociale du phénomène et une lecture plus politique.

L’objectif est largement atteint, à en juger par les quatre apports donnés par les quatre chapitres du livre. Il s’agit d’abord de dépasser les sources qui adoptent le point de vue des élites pour rechercher à travers un corpus qui ne se limite pas aux historiens (Plaute, Ovide, Phèdre, les déclamateurs impériaux) les éléments d’une modalisation afin de comprendre avec précision la spécificité de la rumeur parmi les processus d’information et son fonctionnement : personne n’assume d’en être l’instance auctoriale à la différence  des formes de communication interpersonnelles pratiquées par l’aristocratie, mais, en particulier à travers la plèbe des métiers dans la ville et des soldats dans le camp, l’interconnaissance assure sa diffusion, lui assure du crédit en même temps que le message se transforme, ce qui donne des arguments de poids à l’existence d’une culture politique plébéienne et d’une continuité entre le début du Ier s. a.C. et la fin du Ier s. p.C. D’où l’intérêt d’une étude de son rôle proprement politique, conduite au chapitre 2. D’une manière générale, l’ampleur de la rumeur est proportionnelle aux enjeux de l’évènement et elle est inversement proportionnelle à la quantité d’informations diffusées par les élites. Elle véhicule les mécontentements et ne pouvait être ignorée des dirigeants, l’exemple le meilleur étant celui de Galba, presque contraint à l’adoption de Pison par les rumeurs populaires. Dans la redéfinition des pratiques au Ier s. p.C., la rumeur devient même un moyen par lequel, au-delà des corps constitués, la plèbe pouvait revendiquer un accès direct au sommet de la res publica. En outre, il s’établit une dialectique entre les rumeurs et l’information officielle. S’il est vrai que les rumeurs constituent des formes alternatives jugées peu fiables concurrençant les modes aristocratiques pourvus, eux, d’une autorité énonciative claire, il n’est cependant pas rare que les segments subalternes de la société romaine accèdent à des informations non encore officiellement divulguées par les élites lors de contacts durant les assemblées et les cérémonies ou du fait de la faible isolation acoustique de la curie, ou encore grâce à la domesticité des grandes familles. Bien loin d’être l’antithèse de la parole officielle, la rumeur peut prolonger celle-ci quand elle voit sa diffusion se heurter à des limites matérielles l’empêchant de toucher l’intégralité des citoyens ou même être entretenue par des figures politiques pour servir leurs intérêts et desservir leurs adversaires. La rumeur ne saurait être vue systématiquement comme une maladie qui ronge le corps social telle une passion dangereuse, car elle présente en fait un caractère politiquement multifonctionnel.

Cette analyse approfondie est indispensable pour comprendre vraiment les formes que prennent les bruits publics dans l’œuvre de Tacite et les rôles qu’il y ont. Il n’est pas indifférent qu’il soit celui qui en proportion présente le plus d’occurrences de rumores. L’originalité de l’auteur est de ne pas considérer les rumeurs comme de simples constructions rhétoriques, mais d’articuler les propriétés littéraires avec les caractéristiques historiques du phénomène, la rhétorique se mettant au service de l’idée que Tacite se fait de la vérité historique. Une solide maîtrise des outils narratologiques permet de distinguer plusieurs fonctions des rumeurs (chapitre 3). Les unes tiennent au media et aux modes de circulation : par rapport à la stricte annalistique, elles permettent des transitions ou des réaménagements dans l’ordre chronologique, ce qui crée une toile de fond avec entre autres des effets de dramatisation. Les autres fonctions dépendent davantage du contenu du message : selon un processus modalisateur, les rumeurs permettent tout à tour de mettre en doute en insinuant ou de donner du crédit à des éléments informatifs et, à travers une polyphonie, elles contribuent à dessiner des portraits, le plus souvent dépréciatifs. Les rumeurs et autres discours anonymes, collectifs et informels sont à replacer dans une analyse des représentations et des mentalités (chapitre 4). Si toute une tradition considère les propos collectifs comme une épidémie rongeant le corps social et y voit l’expression de passions et de réactions affectives et si Tacite partage souvent ces jugements dépréciatifs, cependant elles occupent une place essentielle dans le récit : outre qu’elles participent de l’écriture pathétique ou dramatique de l’histoire, elles deviennent, surtout quand on peut retrouver leurs origines, des sources du savoir historique et se trouvent promues au rang de garant du récit pour constituer un élément de la tradition historiographique, un phénomène nouveau car, alors que sous la République telle que se la représente Tacite,  les affaires publiques avaient un traitement collectif, ouvert et libre, l’accès à l’information est plus difficile sous l’Empire où les sphères publique et privée tendent à se confondre pour un contrôle plus fort exercé par le pouvoir du prince et de sa domus.

Toutes ces analyses reposent sur une compréhension en profondeur des textes et sur une maîtrise solide de la période, et c’est l’association des deux compétences de philologue et d’historien qui donne à cet ouvrage toute sa valeur. Les ressources de la lexicologie, de la stylistique et de la narratologie d’une part, les connaissances en sociologie, en communication et en information d’autre part contribuent à l’originalité de ce livre qui constitue une avancée majeure dans la connaissance de la culture de la plèbe, du fonctionnement de la société et de la vie politique ainsi que de l’œuvre de Tacite. La pensée, on l’aura compris, est fort riche, mais une composition rigoureuse tant pour l’architecture d’ensemble que pour l’organisation de chaque chapitre, des articulations soignées pour suivre la progression de la pensée, un utile tableau synoptique des différentes fonctions de la rumeur chez Tacite, un style limpide et assez souvent recherché rendent fort agréable la lecture de ce livre. Il intéressera beaucoup les latinistes, mais les spécialistes de politique et de communication aussi y trouveront bien des éléments de réflexion sur les mécanismes de la rumeur. Savoir dépasser par son audience le cercle d’origine est un indice qui ne trompe pas sur la réussite d’un ouvrage.

Jean-François Thomas, Université Paul Valéry Montpellier, UR CRISES