L’édition des fragments d’Eudoxe aux Belles Lettres est l’aboutissement d’un travail de thèse, par Victor Gysembergh actuellement chercheur au centre Léon Robin. Il est notamment connu pour son identification du Catalogue des étoiles d’Hipparque et du Météoroscope de Ptolémée dans des palympsestes étudiés par imagerie multispectrale.
L’ouvrage se présente sous la forme d’un recueil, qui réunit 58 témoignages sur la vie de l’astronome Eudoxe de Cnide, notés T, suivis de 190 fragments indirects de son œuvre, notés F. Ces passages, systématiquement traduits et annotés, excèdent rarement la taille d’un simple paragraphe, et sont pour la plupart en langue grecque, mais parfois en latin voire en hébreu – ou bien de nature iconographique. Les auteurs se répartissent de manière assez uniforme tout au long des périodes hellénistique et romaine, allant du -IVe au +VIe siècles ; et s’y ajoutent quelques auteurs largement postérieurs (XIIe et XVIe siècles).
La présentation des témoignages suit une logique chronologique puis thématique ; et, concernant les fragments, les chapitres renvoyant à ses œuvres principales apparaissent à travers une progression thématique, ce qui donne les entrées suivantes :
- Mathématiques 21 fragments
- Phénomènes et Miroir 46 fragments
- Astronomie planétaire 11 fragments
- Questions de calendrier 25 fragments
- Astrologie 3 fragments
- Philosophie 11 fragments
- Circuit de la Terre 73 fragments
Suivant l’usage, une notice précédant le corps de texte donne des explications qui suivent la même progression. Des notes complémentaires plus spécifiques viennent aussi, en fin d’ouvrage, compléter ces éclaircissements.
Etant donné la nature du texte concerné, à savoir un recueil d’auteurs très variés dont le rapprochement est loin d’être le fait d’une tradition textuelle unifiée, il n’y a pas d’étude codicologique de détail expliquant l’établissement du texte. Une présentation stemmatique pour chaque extrait aurait en effet donné lieu à des développements infinis. Il s’agit donc d’une restitution, pour chaque passage, des éditions antérieures, avec des variations signalées dans l’apparat. Ledit apparat critique confronte aussi bien, et même plus fréquemment, les éditions antérieures que les témoins manuscrits. Au chapitre des Sigla qui, selon l’usage, précède immédiatement le corps de texte (pp. cclv sq.), seuls les témoins principaux pour chaque œuvre sont nommés.
Témoignages sur la vie et l’œuvre
Dans ce chapitre sont rassemblées les informations de type biographique, d’abord générales puis par épisodes de la vie itinérante d’Eudoxe : Sicile, Egypte, Cnide. S’ensuivent les descriptions panoramiques de son œuvre, selon un ordre thématique qui trace déjà les grandes lignes de la seconde partie : mathématiques, astronomie, divination, philosophie, géographie.
En croisant les diverses sources anciennes et études modernes sur le sujet (Apollodore, Suda, Sotion ; Thibodeau), lesquelles fonctionnent par principe de simultanéité avec d’autres évènements datés, nous arrivons à la conclusion qu’Eudoxe doit être né en -401 ou -400. La tradition veut qu’il ait vécu 53 ans.
Les témoignages concernant différentes étapes de sa vie permettent d’établir une formation pythagoricienne certaine lors de premières pérégrinations en Sicile ; puis un contact vraisemblablement perdurant avec le milieu platonicien ; un séjour d’au moins un an en Egypte auprès du prêtre Chonouphis ; et l’établissement de son école à Cyzique : le tout sans renier son attachement à sa cité natale de Cnide. Une inscription astronomique dédiée au sanctuaire de Délos peut aussi lui être attribuée avec assez de vraisemblance, selon une tradition dont témoigne par exemple l’inscription de Canope par Ptolémée.
Le témoignage T48 est particulièrement remarquable : issu d’un papyrus conservé au Louvre, il s’agit d’un poème acrostiche au verso duquel on lit l’enseignement céleste d’un certain Leptinès (F80), lequel serait issu d’un poème didactique en iambes d’Eudoxe. La composition de ce poème est très savante : il compte 12 vers iambiques de chacun 30 syllabe, figurant ainsi un cycle d’un an ; et ses initiales donnent le titre du texte au verso : Εὐδόξου τέχνη, Art d’Eudoxe.
Mathématiques
Son apport dans ce domaine est considérable, et même fondateur : mais il est difficile de cerner le détail de ses travaux. Le contenu du livre XII des Eléments d’Euclide est de son fait, ainsi qu’un apport considérable dans la théorie des proportions, ayant développé entre autres la méthode dite de l’exhaustion. Lui est aussi attribuée la solution par des courbes au problème délien, c’est-à-dire à la duplication du cube.
Phénomènes et Miroir
Ἀναφέρεται δὲ εἰς τὸν Εὔδοξον δύο βιβλία περὶ τῶν φαινομένων, σύμφωνα κατὰ πάντα ἀλλήλοις πλὴν ὀλίγων σφόδρα. Τὸ μὲν οὖν αὐτῶν ἓν ἐπιγράφεται Ἔνοπτρον, τὸ δὲ ἕτερον Φαινόμενα.
On attribue à Eudoxe deux livres sur les phénomènes, qui s’accordent presque entièrement l’un avec l’autre, à très peu d’exceptions près. L’un d’eux s’intitule Miroir, l’autre Phénomènes.
F23 (Hipparque)
En comparant sa mise en vers par Aratos et le commentaire très critique d’Hipparque, ainsi que d’autres sources (Vettius Valens et Vitruve), on trouve des éléments de connaissance du traité perdu d’Eudoxe intitulé Phénomènes. Cet écrit scientifique a subi des variations à but esthétique pour aboutir au poème d’Aratos, et semble avoir été particulièrement fondateur. Il serait à l’origine de la description géographique par cercles parallèles de latitude : la Grèce y était décrite comme le lieu où le tropique du Cancer (jour le plus long) est coupé par l’horizon selon le rapport de 5 pour 3. Cette donnée correspond mal à Athènes, comme le relève Hipparque, mais fonctionne tout à fait pour Cyzique ou la Macédoine ; et la description d’un lieu par la durée du jour le plus long, héritée en fait des Mésopotamiens, se retrouve ensuite jusque chez Ptolémée (Almageste livre II : liste des parallèles). Le traité commençait par un exposé des constellations, puis, après une présentation des différents cercles, traitait des levers et couchers simultanés.
Le Miroir est quant à lui d’écriture postérieure. Eudoxe y corrige certaines valeurs, en particulier le parallèle de la Grèce : il donne un nouveau rapport de 12 pour 7, apparemment faux mais dont V. Gysembergh révèle la clef. Cela correspond en effet à 42° de latitude, soit sept soixantièmes de cercle. C’est une division pratique dont le parallèle de Rhodes, 36°, est la continuité logique.
Les noms des constellations sont en partie hérités de l’astronomie babylonienne. Les positions des astres sont données en coordonnées équatoriales, Eudoxe ignorant encore le phénomène de précession que mettra en évidence Hipparque : il en résulte que les valeurs qu’il n’a pas vérifiées à son époque, mais retranscrites de catalogues antérieures, sont devenues fausses au -IVe siècle. L’étude précise de ces valeurs à l’aide du logiciel Stellarium montre qu’elles datent du IIIe millénaire, c’est-à-dire de l’Ancien Royaume égyptien. Il est clair qu’Eudoxe travaillait à l’aide d’un globe céleste représentant les astres, et ne vérifiait pas systématiquement ses données par l’observation. Il est enfin à noter, du point de vue de l’astrologie, que des divinités sont associées à chaque signe du zodiaque.
Astronomie planétaire
C’est pour son élaboration du système des sphères concentriques qu’Eudoxe est le plus couramment connu. La reconstitution de Yavetz, plus récente que celle de Schiaparelli, suppose un second paramètre variable qui permet de rendre compte au plus près des réalités célestes : les mouvements combinés de cercles inclinés créent, pour les planètes, une forme non seulement issue de la courbe hippopède, mais qui rend aussi compte des boucles de rétrogradations. Ce modèle est fondateur dans la démarche d’interprétation des variations apparentes par des mouvements circulaires uniformes, et « contient en germe les concepts d’épicycles et déférents » que l’on retrouve chez Ptolémée. Le contenu du traité en question Sur les vitesses est notamment renseigné par le témoignage de Simplicius (F73, commentaire au Traité du Ciel d’Aristote), mais c’est une restitution de seconde main issue de Sosigène puis Eudème de Rhodes, qui contient des erreurs évidentes. Le rapport à l’influence pythagoricienne et au contexte d’écriture platonicien est ensuite discuté. Enfin, est présenté un témoignage assez douteux, de Thémistius transmis en hébreu, qui suggère qu’Eudoxe aurait eu une intuition de la précession des équinoxes.
Les questions de calendrier
L’opuscule intitulé Détermination des mois selon Eudoxe (Διάγνωσις τῶν μηνῶν κατ΄ Εὔδοξον) est édité ici pour la première fois. Transmis en calendrier Julien, il indique les dates de chaque mois où la durée du jour compte un nombre entier de demi-heures. Il contenait aussi en germe une étude de la variation solaire, puisqu’y était exprimée la durée supposée où le Soleil séjourne dans chaque signe du zodiaque.
La question de la durée de l’année, et par conséquent de l’ajustement de l’année, a manifestement reçu une contribution d’Eudoxe : d’après une scholie à Almageste éditée récemment par A. Jones, il s’inscrivait dans la continuité du cycle de 19 ans de Méton et Euctémon, mais faisait commencer l’année au lever héliaque d’Orion, le 14 juin.
Un parapegme d’Eudoxe nous est aussi transmis partiellement : il s’agit d’une description des levers et couchers des astres, au matin ou au soir, pour chaque jour de l’année. Le plus complet que nous ayons est celui de Ptolémée dans les Apparitions des astres fixes (Φάσεις τῶν ἀπλανῶν, communément désigné par le nom étrange de Phases). L’étude de détail par Tannery montre que certaines données obéissent à une loi préétablies, alors que d’autres semblent le fait d’observations empiriques.
Divination universelle
Les présages dits brontoscopiques et le Sélénodrome attribués à Eudoxe se distinguent de traités astrologiques plus courants comme la Tétrabible. La méthode n’y est pas celle de l’horoscope personnalisé, mais consiste à observer la date d’un orage dans un cas, la position zodiacale de la Lune au lever d’Orion ou de Sirius dans l’autre. Les conséquences tirées de ces signes se rapportent à des considération notamment agricoles, en lien évident avec le corpus des Géoponiques. De façon remarquable, V. Gysembergh relève que le choix des deux dates de lever dans le Sélénodrome est décisif pour authentifier l’attribution de ces études à Eudoxe.
Philosophie
En matière de philosophie, Eudoxe adopte une position hédoniste, donc en dissonance avec le milieu platonicien. On appelle critère d’Eudoxe la définition du Bien comme « ce vers quoi tendent toutes choses », en lien direct avec le principe de premier moteur des astres. La définition mathématique d’Euclide du λόγος, raison, est très certainement d’Eudoxe à l’origine : « un rapport selon la quantité qui a telle ou telle qualité ».
Circuit de la Terre
Le Γῆς περίοδος s’inscrit quant à lui dans la tradition des traités géographique, et tiendrait à la fois de la compilation de données antérieures et de l’apport personnel. Les trois premiers de ses huit livres traitaient de l’Asie en faisant le tour de la mer Rouge, les trois suivants de l’Europe et de l’Afrique autour de la Méditerranée, et les derniers des îles. Il est à supposer que le Miroir complétait ce traité en y apportant des explications d’ordre astronomique, expliquant notamment comment déterminer une latitude.
Camille Demouchy, Université Côte d’Azur, CEPAM UMR 7264