Dans cet ouvrage tiré d’un PhD, Paul Belonick (PB) se propose d’étudier le rôle des normes et des valeurs de retenue, de modération et de contrôle de soi dans le fonctionnement de la République romaine et dans la crise qui affecta ce régime à partir de 133 av. J.-C. Ces termes sont autant de traductions possibles d’un seul mot anglais, restraint, dont l’étude constitue le fil conducteur de cette relecture de l’histoire tardo-républicaine. Par commodité, nous conserverons celui de retenue, au sens de capacité à se retenir, à se modérer, en sachant qu’il n’épuise pas les acceptions du concept de restraint. Ce dernier recouvre d’ailleurs toute une série de notions latines : temperantia, modus, moderatio, modestia, existimatio, associées à des émotions telles que le pudor et la uerecundia, que l’auteur traque dans les sources. Selon PB, ces différentes valeurs morales formaient un système cohérent, qui s’actualisait dans des normes de comportement susceptibles de produire des émotions. Ces valeurs se transmettaient par mimétisme, sous la forme d’exempla, et étaient intériorisées par les différents membres de l’aristocratie. L’ambition de l’auteur est, à partir de l’étude de ces normes de comportement, de faire progresser notre connaissance des mécanismes qui ont conduit à la stabilité puis à la crise de la République. Selon lui, l’histoire de la République a reposé sur la tension nécessaire entre ces valeurs et l’ambition des aristocrates.
La première partie (« Values, terms, and patterns ») montre comment ces valeurs et ces normes constituaient un système cohérent, un schéma régulateur, et évalue leur rôle stabilisateur dans la vie politique romaine jusqu’aux Gracques. Le premier chapitre (« Shame, respect, and deference ») montre comment le respect de la hiérarchie et la déférence à l’égard des pairs, associés à des émotions inhibantes comme le pudor et la uerecundia ont contribué à réguler la compétition aristocratique. Il analyse avec subtilité le rôle de la uerecundia dans le fonctionnement concret de la collégialité. Le deuxième chapitre (« Moderatio, modestia, and temperantia ») montre comment ces valeurs régulent les relations entre pairs, mais également le rapport aux richesses et, plus fondamentalement, le fonctionnement de la distribution des honneurs sous la République. Le troisième chapitre (« Setting norms ») étudie des sources contemporaines pour montrer que ce système axiologique et comportemental n’est pas une fabrication des sources tardives et était actif lorsque la République était à son apogée. PB en trouve ainsi des occurrences dans le théâtre de Plaute et de Térence, ainsi que dans les fragments des discours de Caton l’Ancien. Un passage de Festus relatif à la loi Ovinia lui permet de remonter d’un siècle encore. Il en conclut que ce système est étroitement lié à la formation et à la consolidation de la noblesse patricio-plébéienne. De façon plus hypothétique, il remonte jusqu’au début de la République, puisqu’il voit dans la collégialité des magistratures un indice de l’existence précoce de ce système. Après avoir dressé une liste de théories modernes sur le fonctionnement de la République romaine, il insiste sur le caractère novateur et nécessaire de sa propre théorie : ce sont les valeurs de retenue qui expliquent l’acceptation des règles relatives à la compétition aristocratique.
La deuxième partie de l’ouvrage (« Restraint, conflict, and collapse ») propose une étude diachronique de la période allant du tribunat de Tiberius Gracchus au franchissement du Rubicon. Le chapitre 4, sur Tiberius Gracchus, est d’une précision exemplaire et propose une analyse très fine du mécanisme de la crise du système de valeurs et, partant, de la République. Il montre bien comment Tiberius a d’abord fait montre de modération, afin de ne pas blesser l’aristocratie sénatoriale et comment son collègue Octavius était mû par des valeurs similaires. Or pour la première fois, ces valeurs échouent à résoudre le conflit. L’impossibilité d’obtenir l’adhésion de ses pairs conduit Tiberius à se tourner vers le peuple, désormais considéré comme seul juge légitime des valeurs de retenue. Dans le chapitre suivant (« Uncertainty »), PB étudie la période allant de la mort de Tiberius à la fin du IIe siècle. Il montre bien en quoi l’épisode gracquien a constitué une rupture décisive. Si tout le monde continue à se réclamer de ces valeurs, cela n’aboutit plus à un consensus, en raison des appréciations différenciées dont elles font l’objet. Le recours à la violence a en outre créé un précédent. Les aristocrates perdent confiance dans la capacité de leurs pairs à orienter leur action en fonction de ces valeurs et commencent à en éprouver de la peur. Le chapitre 6 (« Cataclysm ») analyse les causes et les conséquences de la première guerre civile. Il montre comment ces valeurs ont structuré la conduite de Marius et de Sylla, exacerbant les tensions, du fait du manque de consensus dont elles étaient désormais l’objet, au lieu de les résorber. Le chapitre suivant (« The lost generation of the Republic ») se focalise sur quelques hommes politiques, Pompée, Catilina, Crassus, Caton et César, pour comprendre comment le premier triumvirat a pu se mettre en place. À nouveau, les protagonistes de la vie politique se réclament de valeurs partagées, mais en font un usage différencié, qui rend impossible la production du consensus. Enfin, le dernier chapitre (« Restraint as accelerator ») se focalise sur les derniers mois avant le franchissement du Rubicon. Il s’appesantit notamment sur toutes les tentatives de négociation, afin de restituer les causes de leurs échecs successifs, et souligne le rôle des émotions dans la réaction des protagonistes : ainsi de la peur croissante d’un Cicéron ou d’un Pompée, face à l’absence de retenue de César, dont ils craignent la tyrannie et de nouvelles proscriptions. Par goût du paradoxe, il soutient que non seulement les valeurs ne freinent plus la dynamique conflictuelle mais l’accélèrent. Il insiste sur le fait que l’habitus était tellement ancré qu’il était impossible pour ces hommes politiques d’agir sans prendre en considération ces normes, devenues désormais un enjeu de lutte et un instrument de l’exclusion des adversaires politiques, favorisant le déploiement d’une violence sans limites. La crise était bien « sans alternative », pour reprendre la célèbre interprétation de Christian Meier, dont l’auteur s’inspire. Dans l’épilogue, PB s’appuie sur les Res Gestae Diui Augusti pour montrer que ce système de valeurs continue à fonctionner comme un principe de légitimation, dans le cadre de la res publica restituta, mais pour cautionner désormais un pouvoir personnel.
Cet ouvrage présente de nombreuses qualités : bien écrit, au style vif, il s’appuie sur des sources latines et grecques, qu’il analyse parfois avec beaucoup de précision, ainsi que sur une bonne connaissance de l’historiographie anglo-saxonne et, le fait est assez rare pour être souligné, allemande, y compris la plus récente. Les 23 pages de bibliographie en témoignent. Surtout, il s’inscrit pleinement dans la tradition de l’histoire-problème et est ouvert aux apports des sciences sociales, dont il reprend des concepts, notamment celui d’habitus, tel qu’il a été utilisé et popularisé par Bourdieu. PB a su constituer en objet historique des caractérisations morales, généralement négligées par les historiens modernes, alors même que les sources en abondent, en raison de leur caractère stéréotypé. En montrant que ces valeurs produisent des effets sur les conduites et ne sont pas de simples instruments de légitimation ou de disqualification, il contribue à enrichir l’analyse du fonctionnement de la République romaine et les dynamiques à l’œuvre dans la crise de ce système politique. Sa lecture invite à penser à nouveaux frais certains épisodes que l’on croyait bien connus, qu’il s’agisse du tribunat de la plèbe de Tiberius Gracchus et de ses effets ou des événements conduisant à la guerre civile entre César et Pompée. Enfin, la prise en considération des émotions constitue une voie novatrice et féconde pour mieux comprendre ce siècle de crises. On trouve ainsi des passages très stimulants sur le rôle de la peur lors des dernières années de la République. L’intégration des émotions dans l’étude historique permet non seulement d’analyser la perception des différentes conjectures critiques par leurs contemporains mais aussi de comprendre certaines des réactions et des décisions de ces derniers.
Ce travail suscite quelques réserves et, surtout, des discussions, qui ne remettent pas en cause les grandes qualités que nous venons d’évoquer. C’est au contraire parce qu’il est stimulant qu’il invite au débat et mérite d’être discuté, sans que ce compte rendu prétende en épuiser la richesse ni résoudre les questions qu’il pose. Le parti pris de la concision, qui contribue à donner à cet essai sa vivacité et son unité, a une première contrepartie fâcheuse, qui tend d’ailleurs à devenir une mauvaise habitude dans le champ scientifique : des notes de bas de page en forme de name‑dropping, qui constituent un catalogue hétérogène de références au lieu d’une présentation en bonne et due forme de l’état de l’art ou d’un exposé précis des débats historiographiques. Ajoutons que les historiographies française et italienne sont pour une large part ignorées. Pour ne parler que de la première, on regrettera l’absence de référence aux travaux de Cyril Courrier, de Mathieu Jacotot ou de Claudia Moatti. De l’œuvre de Jean-Michel David, pourtant centrale sur cette question, il n’est guère mention que de son manuel sur les deux derniers siècles de la République. L’ouvrage pose plus fondamentalement le problème de la définition de son objet, peut-être à nouveau par manque de place : restraint, employé tantôt au singulier, tantôt au pluriel, auquel sont associées plusieurs notions latines. Or le choix de ces notions n’est jamais justifié et l’on ne comprend pas pourquoi d’autres n’ont pas été ajoutées, comme celles, par exemple, de disciplina, dont Tite-Live dénonce le relâchement dans la préface de son Histoire romaine, et de fides, surtout, mais aussi d’honestas ou d’humanitas. L’étude systématique de leurs antonymes aurait également pu se révéler opératoire. On aurait souhaité des indications sur le nombre d’occurrences, sur la fréquence de leur association, ainsi que sur les évolutions affectant leur usage. Se pose enfin la question du contexte d’apparition dans des sources souvent tardives. De ce point de vue, la thèse de Mathieu Jacotot met en œuvre une méthode autrement plus convaincante. Sans ce travail de justification, la catégorisation offre prise au soupçon de l’arbitraire et de l’artefact historiographique. Il arrive en effet que les passages discutés ne contiennent aucun des termes retenus ; certes on ne confondra pas le mot et la chose, mais cette dernière apparaissant comme une réalité malléable et fluctuante dans cet ouvrage, on peut craindre qu’il s’agisse parfois d’une projection de l’objet de l’historien dans les sources antiques. Plusieurs lacunes sont en outre à déplorer, qui tendent à rendre ces analyses artificielles, car dissociées d’éléments qui auraient permis de mieux en saisir la spécificité et d’enrichir leur compréhension. L’armée n’est ainsi guère prise en considération, ce qui est regrettable, tant le domaine militaire est inséparable de la vie politique. Une réflexion plus substantielle sur le rôle de la discipline militaire et sur les relations entre commandants et soldats n’aurait pas manqué d’être instructive. Puisque le peuple est l’un des juges des valeurs de retenue, il aurait été utile d’évaluer le rôle de l’armée dans leur inculcation puis dans leur mise en crise. Autre absence de taille : la religion. Les travaux de John Scheid et de Yann Berthelet ont pourtant montré son rôle fondamental dans le maintien de l’équilibre aristocratique et de la République, aussi bien par ses rituels, dont celui de la prise d’auspices, que par ses collèges de prêtres. Enfin, la période antérieure à 133 av. J.‑C. est traitée comme un bloc homogène, sous‑estimant les prémices de la crise.
La focalisation sur les valeurs de contrôle offre une perspective novatrice mais également réductrice. Que ces valeurs aient donné lieu à des conduites spécifiques et aient été à l’origine d’émotions particulières n’est pas niable et, de ce point de vue, la thèse de PB est convaincante. Qu’elles rendent compte des évolutions de la vie politique appelle des nuances, ce dont l’auteur est d’ailleurs conscient en introduction, même s’il s’affranchit de cette prudence à mesure qu’il développe sa démonstration, tendant à faire de ces valeurs et de leur crise une cause déterminante de l’évolution de la République. Or ce schéma explicatif, qui met l’accent sur la force agissante des valeurs morales, nous paraît incomplet, et ce pour au moins deux raisons. Les distinctions sociales ne sont pas assez prises en considération dans une étude qui prend pourtant pour objet des relations interpersonnelles. Il est ainsi difficile de penser les relations de déférence entre pairs sous la République sans utiliser la notion d’auctoritas, qui est totalement absente de cet ouvrage, au point de ne pas figurer dans l’index. Or l’auctoritas est étroitement liée au rang social et permet de comprendre les processus d’acceptation des décisions et des hiérarchies. Car, finalement, se soumet-on à des valeurs ou à un rapport de force ? Les valeurs étudiées par PB sont aussi et peut-être d’abord la traduction morale de rapports sociaux et politiques. Les interactions pourraient être analysées avec davantage de complexité et de justesse, si elles ne se limitent pas à des conflits de normes et incluent des jugements sur la position sociale des acteurs. La dimension politique des conflits est volontairement sous‑estimée par PB. Il aurait été fécond, à la lumière des travaux de Claudia Moatti, de montrer que ces conflits sont aussi liés à des définitions contradictoires de la res publica. Les réflexions sur l’essentialisation des adversaires politiques et sur la radicalisation des dynamiques d’exclusion auraient gagné en complexité. Dans le sillage des études de Bertrand Augier, il serait également pertinent d’utiliser la sociologie des conventions pour mieux comprendre les mécanismes de remise en question et de réélaboration du consensus. Cette sous-évaluation des motifs politiques s’explique aussi par une occultation du rôle politique du peuple, qui n’apparaît ici que comme une instance d’évaluation de la compétition aristocratique.
Cette incomplétude, qui s’explique évidemment par le choix de l’objet, rend certaines interprétations peu convaincantes. L’exemple le plus patent est celui de la dictature de Sylla, dont le but principal de l’action législative ne nous paraît pas avoir été de rétablir le fonctionnement des normes de retenue.
Ces réserves sont inévitables, au sujet d’un ouvrage qui brasse large et porte sur une période bien connue. Elles ne doivent surtout pas inciter le lecteur à se détourner d’un livre riche, intelligent et stimulant.
Robinson Baudry, Université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn–ESPRI
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 633-637.