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Paru en novembre 2023, Ruines méditerranéennes et photographies anciennes est un ouvrage collectif co-dirigé par Delphine Acolat et Yvan Maligorne regroupant les contributions à deux journées d’études soutenues par la MSH de Bretagne dans le cadre d’un programme de recherche sur le sujet, implanté à l’université de Bretagne occidentale et enrichi de quelques articles supplémentaires. Les propos sont centrés autour de sites archéologiques du pourtour méditerranéen, avec un accent mis sur les cités antiques ensevelies de la baie de Naples. Le volume rassemble 22 contributions précédées d’une introduction rédigée par les deux co-directeurs et conclues brièvement par D. Acolat.

Articulé autour de sept thématiques, le fil conducteur du volume est la question de l’apport, à partir du milieu du XIXe siècle, de la photographie comme médium nouveau, à côté du dessin, de l’estampe et de la peinture, dans la pratique de la discipline archéologique et de celle de l’histoire de l’art antique.

La première thématique s’intitule « Enregistrer et transmettre par la photographie ». Florent Miane y passe d’abord en revue de manière très didactique l’invention des techniques photographiques et leurs apports et inconvénients depuis la mise au point du daguerréotype dans les années 1830, en passant par l’emploi du papier albuminé et son remplacement par des plaques de verre, jusqu’à l’invention du film souple en nitrate de cellulose qui permit une démocratisation de la photographie. En hommage à Francis Croissant qui avait une prédilection pour celle-ci dans sa pratique archéologique, Jean-Yves Marc retrace de manière générale l’utilisation de la photographie comme médium nouveau lors de l’émergence de l’archéologie scientifique au XIXe siècle, en soulignant le rôle qu’a joué dès 1871/1872 Adolf Michaelis, le premier titulaire de la chaire d’archéologie classique de l’université de Strasbourg, dans la constitution de la collection universitaire et dans l’enseignement de sa chaire en créant selon le modèle allemand, à côté d’un antiquarium et d’une gypsothèque, également une vaste photothèque. Marion Lagrange s’intéresse à la constitution d’une plus modeste collection de photographies archéologiques à la faculté des lettres de l’université de Bordeaux sous Pierre Paris, nommé en 1886 à la chaire d’archéologie et institutions grecques ; elle aussi devait compléter les fonds didactiques consistant en une collection des moulages. En remarquant la pluralité des clichés de ce fonds qui, pour la plupart, ne répondent pas à un strict besoin scientifique, l’auteure propose de désigner ce type de collection « imagerie archéologique ».

La deuxième partie thématique du volume, « Voyageurs et photographie sur les sites de Méditerranée », est amorcée par la présentation de deux fonds inédits de la bibliothèque de l’INHA. Hélène Boccard s’y concentre sur des photographies qu’avait prises Charles Diehl lors des célèbres croisières en Méditerranée de la Revue générale des sciences qu’il accompagna en 1897 et 1898. Spécialiste d’art byzantin et professeur à l’université de Nancy (et plus tard à la Sorbonne), il était parmi les premiers photographes enthousiastes à documenter ces croisières et les visites sur les sites et il utilisa par la suite ces clichés documentaires comme support de ses enseignements. Les albums de Perse de Jane Dieulafoy qui suivit son mari Marcel, ingénieur des Ponts et Chaussées devenu archéologue, lors d’un long voyage en Orient et d’une mission officielle des fouilles à Suse, sont étudiés par Ambre d’Harcourt qui leur restitue la valeur de témoins et d’instruments documentaires de l’archéologie. Le très bref résumé d’Anissa Yelles a uniquement pour but de renvoyer à sa thèse de doctorat publié en 2020 dans laquelle elle analyse notamment les clichés produits au XIXe siècle sur les sites archéologiques romains d’Algérie. Y. Maligorne examine les prises de vues effectuées à Pompéi par l’architecte Alfred-Nicolas Normand entre 1846, l’année de son grand-prix de Rome, et son dernier retour à Rome dans les années 1880. Elles qui témoignent d’une évolution dans ses intérêts, allant d’une photographie-servant de relevé à des cadrages plus spécifiques des détails avec des arrière-plans bien choisis. Gaia Savatori complète cette partie avec une contribution sur les photographies stéréoscopiques prises avec l’objectif binoculaire, notamment à Pompéi, par le médecin et photographe amateur Pier Luigi Pretti ; il s’agit d’une traduction française d’une contribution italienne parue dans un autre volume collaboratif.

Dans la partie « La place croissante des studios professionnels », Hatem Drissi retrace la genèse et le développement des fonds photographiques comme supports privilégiés des missions archéologiques dans la régence de Tunis, tandis que D. Acolat s’intéresse aux premières photographies des sites archéologiques de la région vésuvienne et plus particulièrement à la naissance des premiers studios professionnels à Naples, encouragée par le nombre croissant des visiteurs se rendant sur les sites archéologiques – leurs clichés servent aujourd’hui de témoignages archéologiques et patrimoniaux inestimables.

Dans « De l’observation à la publication savante », après avoir dressé leur inventaire et procédé à leur identification dans les fonds de l’INHA, Sandra Zanella s’interroge sur la valeur archéologique et patrimoniale des négatifs (sur verre ou film) et des tirages photographiques ayant pour objet Pompéi du graveur devenu historien d’art Pierre Gusman. Ils lui servirent de documents préparatoires au tout début du XXe siècle pour ses travaux scientifiques. Marc Comelongue, Sébastien Dubois et Sandra Péré-Nogués étudient ensuite l’exploitation des clichés personnels du préhistorien Émile Cartailhac pris aux Baléares dans ses propres publications, tandis que Néjat Brahmi montre l’utilisation des photographies à partir de la fin du XIXe siècle dans le cadre des explorations et des études sur le site marocain de Volubilis.

La partie « Le rôle des institutions dans les photographies de fouilles » éclaire notamment la position de l’École française d’Athènes vis à vis de ce médium nouveau. Hervé Duchêne retrace tout d’abord l’attrait précoce de Salomon Reinach pour la photographie et le réveil de son intérêt pour les clichés archéologiques engendré par ses recherches et publications sur les terres cuites de Myrina. Anne Sarosy prolonge la réflexion en interrogeant le rôle que joua la photographie dans la Grande Fouille de Delphes dirigée par Théophile Homolle au tournant du siècle et dont les 1614 plaques de verre sont toujours conservées à l’ÉfA. Enfin, Samuel Provost retrace la naissance de l’archéologie aérienne en Grèce pour laquelle les fouilles françaises de Philippes  dans l’entre-deux-guerres jouèrent un rôle central.

Dans la section « Archives documentaires et histoire du patrimoine urbain » on s’intéresse tout d’abord à deux sites de l’Urbs sur les clichés du XIXe siècle : Jean-Philippe Garric y discute les nombreuses variations photographiques commerciales du temple rond d’Hercule Olivarius (considéré alors comme celui de Vesta) et Hélène Moreau s’y concentre sur l’île Tibérine ; ces clichés documentent très bien la transformation urbanistique des zones concernées. Émilie Trébuchet a quant à elle dépouillé les archives toulousaines en quête des photographies des vestiges antiques de la ville enveloppés jadis dans le tissu urbain moderne et qui ont été par la suite réenfouis ou détruits. Les témoignages des photographies prises après la redécouverte du temple de Louxor et pendant sa transformation en musée en plein air sont étudiés par Sylvie Weiss, qui souligne leur valeur dans la conservation de la mémoire visuelle du site avant les destructions d’un patrimoine essentiellement médiéval présent sur celui-ci afin de faire place à ce vaste projet.

Dans la dernière thématique, « Médium visuel et reconstitution de l’Antiquité », est surtout présenté par Hélène Dessales, Florence Monier, Alban-Brice Pimpaud et Agnès Tricoche un volet du beau projet sur la villa de Diomède à Pompéi qui concerne plus particulièrement l’intégration de la documentation photographique ancienne de cette villa suburbaine dans le modèle 3D du bâtiment. Les clichés montrent l’état de conservation de celui-ci depuis l’invention du calotype et témoignent en même temps du regard sur ce site à travers l’objectif des premiers photographes. Audrey Norcia conclut cette dernière partie en s’interrogeant sur la façon dont certains photographes et réalisateurs contemporains (principalement Basilico, Fellini, Pasolini, Pino Musi) se positionnent dans leur production vis à vis des ruines dans le paysage urbain de la ville éternelle et quel imaginaire ils y créent pour leurs spectateurs.

L’ouvrage montre bien comment la photographie était présente, même si elle n’était pas complétement intégrée, surtout dans les débuts, dans le développement de l’archéologie comme discipline scientifique dans la seconde moitié du XIXe siècle. À côté de sa valeur patrimoniale indéniable pour immortaliser les sites archéologiques lors de leurs découvertes et excavations successives, comme témoin des vestiges aujourd’hui détruits, des décors peints fanés, et des objets tout juste découverts et encore dans leur contexte, la photo se fit progressivement sa place dans l’inventorisation des découvertes, dans la documentation scientifique des fouilles et servit de support pour l’écriture et illustration des ouvrages archéologiques. Dans les chaires universitaires établies elle fut assez vite aussi utilisée comme support aux enseignements. L’aperçu donné des contributions singulières et des parties thématiques dans l’ouvrage témoigne de la richesse des regards posés sur le sujet et de la diversité des questions abordés, en donnant bien à voir que la frontière entre les thématiques abordées n’est évidemment pas étanche. Le volume, une belle contribution sur le lien étroit qu’a tissés la photographie avec l’archéologie, témoigne par ailleurs non seulement de l’importance pour l’archéologie mais aussi de la dissémination des clichés des photographes et ateliers célèbres comme Fratelli Allinari ou Sébah dans les cercles des élites européennes et au-delà.

 

Karolina Kaderka, École Pratique des Hautes Études – INHA

Publié en ligne le 8 juillet 2024.