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Cet ouvrage élaboré sous la direction d’E. Gavoille s’inscrit dans le cadre des activités de l’unité de recherche sur “l’épistolaire antique et ses prolongements européens” de l’université de Tours. Il a été réalisé à l’issue du XIe colloque international “Liberté de ton et plaisanterie dans la lettre” organisé par ce collectif les 20, 21 et 22 novembre 2019. Ce thème entrait dans la problématique des “Libertés”, programme de recherche 2018-2023 du laboratoire Interactions Culturelles et Discursives (ICD EA 6297) auquel est rattachée l’équipe. Le onzième volume de la collection Epistulae Antiquae réunit ainsi les contributions des participants au colloque, augmentées d’articles complémentaires.

L’ouvrage rassemble, outre l’introduction, vingt-cinq études traversant un très large panorama littéraire, des philosophes cyniques grecs à Italo Svevo. Treize d’entre elles portent sur l’Antiquité gréco-romaine ; huit autres concernent des auteurs du Moyen-Age et de la Renaissance, et quatre des auteurs postérieurs. Tous les articles sont rédigés en français ; chacun présente ses références bibliographiques sous forme de notes en bas de pages. Deux index complètent l’ensemble : le premier répertorie les passages cités, uniquement pour les textes antiques ; le second présente les noms d’auteurs et les notions (termes français, latins et grecs) pour l’ensemble.

L’introduction rédigée par E. Gavoille constitue un très appréciable outil de travail, grâce à des mises au point claires et précises sur les diverses notions engagées, enrichies de copieux éléments de bibliographie. Dans la continuité des travaux de l’équipe, “l’épistolaire” est défini de manière souple, dégagée de la notion de “genre épistolaire”, et recouvre de multiples modalités de cette “conversation entre absents” (Cicéron, De Re Publica III, 3 et Philippiques II, 4, 7). On trouve ainsi des lettres réelles comme fictives, adressées aussi bien à des proches qu’à des pairs, des notables, des puissants, ou destinées à un public élargi, amateur de littérature, de philosophie ou de théologie. Tous les recoupements sont du reste possibles, comme en témoignent l’alliage d’humour et de rigueur qui s’exprime dans les lettres de Fronton aux princes à qui il enseigne, ou encore la portée politique de l’enjouement dans la correspondance de Mme de Choiseul.

La rencontre entre ces trois objets (lettre, liberté de ton, plaisanterie) pose quelques problèmes méthodologiques, surtout pour un domaine temporel aussi étendu. Certains outils d’analyse s’avèrent précieux, comme ceux que fournissent l’art rhétorique via la notion d’urbanitas, ou l’interprétation foucaldienne de la parrhêsia. Cependant, ils sont pensés par rapport à un contexte politique et social précis, qui n’est pas toujours transposable ; par ailleurs, comme le souligne E. Gavoille (p. 16), ils ne sont pas systématiquement applicables à l’épistolaire, lequel relève le plus souvent de “pratiques sans théorie”, pour reprendre la formule-titre d’un article de C. Lévy sur la conversation (Rhetorica II, 1993, p. 399-420).

Surtout, si l’on perçoit immédiatement ce qui peut les réunir, il n’est pas si facile d’identifier précisément le trait d’union entre “liberté de ton” et “plaisanterie”. La liberté de ton n’implique pas nécessairement le (sou)rire, et il arrive que la plaisanterie se développe dans un cadre formel, moral et/ou intellectuel excluant la “liberté de ton”. Ces deux éléments en tension peuvent même se contredire, comme le signale E. Gavoille (p. 19) : “la liberté de ton” peut entrer en conflit avec [le] bon ton, le franc-parler et la liberté d’esprit avec la finesse attendue de l’esprit.” La difficulté est ici résolue par l’organisation en cinq chapitres, illustrant chacun un “dosage” différent des deux ingrédients.

De manière plus générale, la complexité de définir ce qui touche au rire conduit nécessairement une telle réflexion à un jeu de regards croisés, pour ne pas dire un kaléidoscope. Le présent volume en offre un exemple passionnant.

Au chapitre I, “Plaisirs de la lettre familière”, F. Guillaumont relève les “Formes et fonctions de la plaisanterie dans les lettres de Cicéron à Trébatius”, un jeune ami juriste ; R. Poignault étudie le mélange à la fois savant et affectueux de “Gravitas et liberté de ton dans la correspondance de Fronton avec les princes” ; M. Scandola met en lumière la façon dont s’entrecroisent “La plaisanterie et la mélancolie dans les Rime milanesi de Carlo Maria Maggi” (1630-1699) dans un espace littéraire permettant de surmonter la séparation physique ; M. Charrier-Vozel montre l’importance du “ton” dans la “Correspondance de Mme du Deffand avec Mme de Choiseul et l’abbé Barthélémy”.

Au chapitre II, “Plaisanterie et rôle social”, N. Drelon analyse un auto-portrait en homo urbanus d’époque impériale dans “Rire de soi, faire rire de soi : l’autodérision dans les Lettres de Pline” ; E. Wolff montre que chez Sidoine Apollinaire, la plaisanterie, l’humour et la liberté de ton peuvent, par le biais de nombreux procédés de style, traverser le sérieux des lettres ; L. Bernard-Pradelle étudie les frontières entre sphère privée et persona sociale dans “Quelles plaisanteries pour quels destinataires ? Le sel de l’esprit dans les Lettres Familières de Leonardo Bruni Aretino (ca. 1370-1444)” ; C. Lignereux expose, dans “Civilité et enjouement dans les lettres de congratulation à l’âge classique”, les enjeux de “l’élégante gaieté” affichée par Mme de Sévigné et ses proches ; M. Štuhec recherche les raisons sociales, intellectuelles et culturelles de “L’absence d’humour dans les lettres de la noblesse carniolienne (XVIIème-début XIXème siècle)”.

Au chapitre III “Jeux littéraires et complicité culturelle”, Ovide est abordé sous les angles complémentaires de la plaisanterie et de la liberté de ton par C. Margelidon (“Jeux étymologiques et plaisanterie érudite dans la Vème Héroïde” d’Œnone à Pâris) et D. Roussel (“Liber : livre et liberté dans les Tristes et les Pontiques”) ; L. Mary décrit les jeux sur la connivence dans “Un plaisantin fort sérieux : Venance Fortunat en ses lettres-poèmes” ; J. Schneider analyse “L’humour dans les lettres de Jean Tzetzès”, par le biais des marqueurs textuels signalant la plaisanterie ; T. Valčić Bulić étudie les formes et les fonctions de “L’aimable désinvolture et [du] rire féroce dans les lettres-dédicaces des Novelle de Matteo Bandello”, recueil de nouvelles du XVIème siècle.

Au chapitre IV “Visées pédagogiques”, M. Cambron-Goulet montre les potentialités d’un procédé de style et exercice rhétorique : “Liberté de ton, rigidité de forme : les usages épistolaires des chries dans le corpus cynique” ; A. Setaioli (“De l’auto-ironie à la parodie dans les Lettres de Sénèque”) et E. Gavoille (“Philosopher et sourire par lettre : aspects plaisants et accents satiriques dans quelques lettres de Sénèque”) examinent plusieurs passages des Lettres à Lucilius (12, 15, 56, 83, 122 et 123), où le message stoïcien s’exprime à travers des procédés humoristiques ou satiriques ; P. Descotes met en lumière “l’ironie grave” d’un auteur sérieux : “Comment répondre à un fâcheux : l’ironie dans l’Epistula 118 d’Augustin d’Hippone”.

Au chapitre V “L’arme du rire”, I. G. Mastrorosa analyse dans “Liberté de ton et plaisanterie ambiguë dans les témoignages épistolaires d’Auguste” un exemple d’humour politique autour de la figure de Caton ; M. Kanaan s’attache à la qualité particulière de parrhêsia que peut se permettre un Père de l’Eglise dans “Franc-parler, moqueries et traits d’esprit dans une lettre de Grégoire de Nysse” (Lettre 1) ; A. Canellis analyse la riche palette de procédés humoristiques et satiriques qu’utilise “Saint-Jérôme épistolier : entre sagesse populaire et audace littéraire” ; A. Ricciardi s’intéresse à “l’exception” que représente la plaisanterie, à une époque où l’usage du rire est sévèrement restreint : “La plaisanterie chez les épistoliers du haut Moyen-Age : droit ou privilège ?” ; J. De Keyser, dans “Verum hac de re satis iocati simus vel serio”. Liberté de ton et plaisanterie dans les lettres de Francesco Filelfo”, montre les oscillations de l’humaniste entre sourire et invective ; S. Rothé étudie dans “Les rires libérateurs de Sade incarcéré : consolation, revanche et agressivité de l’épistolier” le caractère à la fois thérapeutique et politique de ce “rire non-plaisant” ; M. C. Morighi, enfin, analyse dans “Ironie et sarcasme dans l’épistolaire d’Italo Svevo : entre plaisanterie et polémique”, comment l’auteur, en feignant le détachement, cherche à affirmer la valeur de son œuvre.

Cette mosaïque laisse apparaître un réseau d’idées, d’images et de références, où s’entrecroisent des questions essentielles à la fois pour “l’épistolaire”, pour la plaisanterie, et pour la “liberté de ton” : frontières de l’intime, présentation de soi, prise en compte de l’autre, références partagées, techniques de persuasion, rapport aux codes sociaux, enjeux de pouvoir, notion d’élégance morale et littéraire, prégnance des modèles, distance à la tradition… Cette libre conversation entre des époques, des styles et des auteurs “séparés”, donne à voir la permanence de la liberté de ton et de la plaisanterie dans l’épistolaire.

 

Marie Humeau, Université Paris Nanterre.

Publié en ligne le 8 juillet 2024.