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Issu d’un Doctorat d’Habilitation, ce livre comble une lacune historiographique : entre 1933 et la fin des années 1980, le sujet n’avait guère été abordé et depuis, seuls des points particuliers avaient été traités. Le besoin d’une synthèse se faisait sentir et grâce à Nadine Bernard, c’est chose faite et particulièrement bien faite. L’ampleur de son travail est considérable. L’index des sources compte 33 pages et la bibliographie 52. Dans les deux cas il est clair que toutes les références citées ont été utilisées. L’importance du travail s’accorde avec la largeur du point de vue : la vieillesse est abordée du point de vue démographique, médical, juridique, sociologique, politique et militaire. Le projet est ambitieux mais il est réalisé avec méthode, prudence et modestie, car N. Bernard colle aux sources qui sont collectées d’une façon qui paraît exhaustive, classées logiquement et interprétées sans en forcer le sens.

L’ouvrage s’articule en quatre parties. La première (p. 33-80) examine les aspects physiques de la vieillesse. Si l’historien-démographe trouvera peu à glaner (ce n’était pas directement le propos) hormis, au chapitre 3, sur la longévité, le lecteur trouvera une information très à jour dans le domaine médical, les textes étant utilisés dans leurs éditions les plus récentes ainsi que leurs commentaires, notamment pour la Collection hippocratique et le Corpus galénique. L’étude de vocabulaire est poussée tant pour les textes techniques que pour les sources littéraires proprement dites. Les hésitations des auteurs antiques quant à la spécificité de la vieillesse sont bien mises en lumière, la diversité du corpus de sources n’étant pas seule en cause, tant nos auteurs ont du mal à sortir d’une vision standardisée des vieillards. La deuxième partie examine les enjeux sociaux de la longévité (p. 83-214). Le maintien au travail des gens âgés pose problème car non seulement les forces font défaut, mais renoncer, c’est perdre toute prise sur la réalité. Les cas sont analysés selon les situations sociales et selon les lieux, sachant que nous sommes beaucoup moins documentés sur la campagne que sur la ville. L’esclavage offre des moyens de repli pour les libres, mais quid pour les vieux esclaves ? Les sources esquivent le problème. De même, quelle que soit la condition, il est parfois difficile de distinguer selon les sexes. La vieillesse n’est en tout cas pas synonyme de retraite. D’autant que, N. Bernard le montre bien, les obligations légales ont leurs limites et l’aide publique est loin d’être générale (ch. 5) ! Hors travailler, que peut faire un vieillard ? Le mariage tardif et la sexualité des vieillards sont évoqués, du point de vue légal comme du point de vue des autres. On devine au travers des sources rassemblées aux chapitres 6 et 7 les réticences des adultes, sauf quand un patrimoine est en jeu. Le thème du vieillard libidineux et/ou impuissant est sujet de moqueries aussi en Grèce ancienne. Alors, comment vivre ses derniers jours en sa maison (ou chez ses enfants ou avec ses enfants : le problème de la cohabitation mériterait d’être davantage posé – mais les sources ne s’y prêtent guère) ? Exercer son corps pour vieillir moins vite est possible, mais on peut aussi se livrer aux joies de la famille, transmettre à ses petits-enfants, cultiver la sagesse. Mais, à côté du vieillard docte, il y a le vieillard insane, dont la loi permet de se protéger. En fait, si la loi et l’usage protègent les anciens, c’est en tant que parents, non en tant que vieillards.

La participation des vieillards aux affaires publiques est, curieusement, assez peu documentée, parce que c’est rarement en tant que vieillards qu’ils apparaissent. A la tribune, souligne N. Bernard, l’isègoria dissout la primeur à la tribune. On relèvera cependant les diétètes athéniens et l’existence du diagramma de Cyrène. Un point est fait chapitre 11 sur les cités gérontocratiques. Mais, de la Crète au Péloponnèse, que ce soit dans le monde classique ou dans le monde hellénistique, la réalité du pouvoir est rarement dans les mains des Conseils d’Anciens, Sparte faisant figure d’exception. Quant aux charges religieuses, c’est surtout les vieilles femmes qu’elles mettent à l’honneur (ch. 12), comme prêtresses en de nombreux lieux, ou comme pythies à Delphes comme à Dodone. En revanche, pour les fidèles, il n’y a pas de lien direct entre cultes et vieillissement. Nadine Bernard se penche ensuite sur le rapport à la guerre des vieillards, dans un monde où elle est endémique. Pour les chefs, ils commandent parfois à des âges avancés, soit qu’on leur fasse encore confiance, soit ès qualités comme les souverains hellénistiques. Les sources ne méconnaissent pas les conséquences de leur vieillissement physique (Nicias, Agésilas II), mais l’aptitude au commandement préoccupent peu les auteurs, sauf peut-être Polybe à propos de Philopœmen. Quant aux soldats, le paradoxe de très vieux combattants dans les armées à partir d’Alexandre n’est pas esquivé mais les sources ne permettent pas de préciser leur utilisation effective au combat.

On le voit, nous ne percevons en règle générale les vieillards qu’en pointillé et les spécificités de leur âge n’apparaissent pas toujours dans nos sources. Mais il y a une exception : le regard des autres, examiné dans la quatrième partie. Dans la balance entre regard positif et regard négatif, le regard négatif l’emporte nettement. Malgré la statuaire hellénistique qui tend à associer l’âge à la pensée, la vieillesse est triste à voir tant elle est représentée avec des parti-pris implacables. Et les scènes de genre sont rarement favorables, le vieillard libidineux ou ivrogne annihilant l’impression laissée par le vieux pêcheur, le vieux pédagogue ou la vieille nourrice. Ce parti pris est allé en s’accentuant au IVe siècle.

Ces quelques remarquent n’épuisent pas l’intérêt d’un ouvrage très riche et qui, malgré sa densité, se lit très agréablement. Le lecteur y trouvera, dans une grille de lecture logique et complète, commodément rassemblées, toutes les sources, qu’elles soient littéraires proprement dites, techniques, épigraphiques ou papyrologiques. Il y trouvera aussi une conceptualisation solide du sujet qui, évitant tout effet de mode, est appelée à durer. En un mot, une très belle réussite.

 

Jean-Nicolas Corvisier, professeur des universités, directeur du CRUSUDMA (cercle de recherches urbanisation, sociétés urbaines et démographies dans les mondes anciens).

Publié en ligne le 8 juillet 2024.