L’œuvre poétique d’Ausone continue d’être éditée, traduite et commentée, pièce par pièce. Ainsi, après des éditions en majorité italiennes, parmi lesquelles on compte celles de la Correspondance d’Ausone par Luca Mondin en 1995[1], de la Commémoration des professeurs bordelais par Maria Grazia Bajoni en 1996[2], du Technopaegnion par Carlo di Giovine en 1996[3], des Parentalia par Massimo Lolli parue en 1997[4], des Épigrammes par Nigel M. Kay en 2001[5], du Cupidon mis en croix par Alessandro Franzoi en 2002[6], celle de la Moselle par Joachim Gruber en 2013[7] ou encore celle des Epitaphia heroum qui bello Troico interfuerunt par Tiziana Privitera en 2019[8], c’est au tour des Épigrammes, de la Bissula et du Spectacle des sept sages de paraître aux Presses universitaires de Saint-Étienne grâce aux soins de Giampiero Scafoglio et d’Étienne Wolff.
Les deux éditeurs sont déjà à l’origine de nombreuses publications dans le domaine des études ausoniennes. Giampiero Scafoglio a notamment publié « Le christianisme et le paganisme dans la poésie de l’Antiquité tardive : le cas d’Ausone »[9],« Ausone et Bissula dans le roman “Danube” de Claudio Magris », ou encore « La poesia come colloquio: il caso di Ausonio », dans La poesia come colloquio, Naples 2016. Quant à Étienne Wolff, on lui doit notamment la direction de deux ouvrages d’un grand intérêt pour ceux qui portent une certaine attention à la poésie d’Ausone. Il s’agit des actes de deux journées d’études sur le poète : Ausone en 2015 : Bilan et nouvelles perspectives, actes du colloque international, Paris, Université Paris Nanterre, 8-9 octobre 2015, Paris 2018 et La réception d’Ausone dans les littératures européennes, Bordeaux 2019.
Le présent ouvrage présente la traduction et les commentaires de trois recueils poétiques d’Ausone : les Épigrammes, la Bissula et le Spectacle des sept sages. G. Scafoglio a établi et révisé les trois textes et a traduit la Bissula tandis qu’É. Wolff a traduit et commenté les Épigrammes et le Spectacle de sept sages. Les auteurs expliquent leur choix de publier ces trois recueils dans un même volume en évoquant leur genre épigrammatique commun : la présence du Ludus est également motivée du fait qu’il « développe un thème (la figure du savant et les maximes de la sagesse grecque) qui est typique de la tradition épigrammatique » (p. 50). Toutefois la frontière pourrait parfois aussi paraître ténue entre les médaillons du Spectacle des sept sages et, par exemple, ce qui existe dans Les Douze Césars d’après Suétone ou le Classement des villes célèbres. Mais il faut faire un choix et l’on ne peut pas présenter en un volume tous les poèmes épigrammatiques du poète bordelais.
Une introduction générale (p. 9-15) rappelle les faits biographiques et bibliographiques d’Ausone. Les données biographiques nous sont particulièrement riches grâce aux écrits d’Ausone lui-même et aux études de Robert Étienne[10], Hagith Sivan[11] et Altay Coşkun[12], et elles mettent l’accent sur le vaste réseau familial et amical du professeur-poète et homme politique gaulois. L’œuvre du poète est quant à elle présentée sous le prisme de sa datation difficilement assurée et ses caractéristiques majeures sont synthétiquement réunies sous douze critères (p. 14-15), qui mettent en évidence le détachement d’Ausone vis‑à‑vis des problématiques qui traversaient son siècle : peu d’allusions politiques, religieuses ou historiques émaillent ses écrits. En effet, la poésie d’Ausone parle surtout du poète lui-même. L’introduction se poursuit par une présentation de chacun des recueils étudiés (p. 15-54), tant sur le plan du contexte que sur celui du contenu, étudiant la forme métrique et lexicale, ainsi que la finalité, la langue et le style de chaque recueil poétique. Un soin particulier est apporté à l’étude du titre, des modèles, de l’interprétation et de la postérité des œuvres. Même si l’analyse de la réception et de la postérité des œuvres n’est peut-être pas exhaustive dans la mesure où elle nécessiterait une étude particulière, elle a le mérite d’être claire et synthétique, et cet aperçu de la réception des recueils dans les siècles ultérieurs constitue un réel intérêt dans un domaine de la recherche qui suscite aujourd’hui un regain d’intérêt[13].
Après cette introduction qui présente les données les plus récentes sur les textes étudiés, chaque recueil est présenté selon une disposition similaire : le texte latin est imprimé avec sa traduction française en regard. C’est dans un esprit global de synthèse que les auteurs ont choisi de ne pas faire figurer d’apparat critique. Toutefois, c’est ensuite, dans une section de « notes textuelles » sur chaque poème, que sont indiqués les choix des éditeurs et les différentes leçons retenues par les éditeurs précédents. L’analyse se poursuit dans une partie de « commentaires » littéraires, contextualisant le poème, précisant sa versification, et explicitant certains termes et expressions, ou simplement contextualisant des vers plus difficiles. Du fait de sa taille, le recueil des Épigrammes (on compte cent‑vingt-et-une pièces) est davantage développé que les deux autres. Les auteurs soulignent les références intertextuelles et rapprochent de nombreux vers ou expressions employés par Ausone d’auteurs plus classiques : procédé conventionnel, mais particulièrement pertinent lorsqu’il est employé à commenter la poésie ausonienne, dans la mesure où il est un parfait exemple de poète utilisant la contaminatio et où il est en outre reconnu comme une figure de passeur, de « médiateur culturel »[14] entre monde classique et Antiquité tardive, Moyen Âge puis Renaissance. En général, G. Scafoglio et É. Wolff ont présenté une révision textuelle qui fait une plus large place aux différentes branches de la tradition manuscrite, en s’appuyant sur une fine connaissance de l’auteur, de son style et de ses usages linguistiques. Par exemple, un tableau synoptique mettant en lumière les différents choix d’édition entre le présent ouvrage et ses prédécesseurs a été avantageusement produit dans les notes textuelles sur le Ludus (p. 210-211) et, le plus souvent, les auteurs embrassent l’ensemble de la bibliographie et reprennent ou contestent les leçons jusqu’alors éditées, depuis le XVIe siècle. Enfin, une bibliographie vient clore l’ouvrage (p. 225‑233). Celle-ci ne se veut pas exhaustive mais souhaite rendre compte de l’état de l’art le plus récent. Un index (p. 235-240) et une table des matières (p. 241) traditionnels terminent cette édition.
La première page de l’ouvrage, qui rassemble les « Principales éditions complètes d’Ausone depuis l’apparition de l’imprimerie » (p. 8), est particulièrement intéressante, quoique celle de B. Combeaud n’y apparaisse pas. Pourtant, l’ouvrage de G. Scafoglio et É. Wolff est l’un des premiers à prendre en considération la plus récente des éditions françaises des œuvres d’Ausone[15], tout en montrant ses limites. Cette liste mérite d’autant plus notre attention qu’elle présente une forme de mise en perspective des études ausoniennes en mettant en évidence les principales phases de l’intérêt qu’a suscité ce poète latin en Europe. L’attention portée à ses textes a en effet commencé, pour l’époque moderne, à la fin du XVe siècle avec son édition princeps en 1472, pour s’estomper à la fin du XVIe siècle, marquée par la grande édition commentée d’Élie Vinet imprimée à Bordeaux en 1580. Mais ce catalogue fait ressortir en particulier les hiatus dans l’histoire de la réception ausonienne : de l’édition de l’abbé Souchay en 1730 à celle de Schenckl en 1883 puis de celle d’Evelyn White en 1921 à celle de Pastorino en 1971. Il met également en exergue que ce sont surtout les Français (peut-être pour des raisons « patriotiques ») qui se sont intéressés à Ausone, un des rares auteurs latins d’origine gauloise, jusqu’au début du XVIIIe siècle pour ensuite laisser aux sphères anglo-saxonne et italienne le soin d’étudier et d’analyser les poèmes du poète bordelais. Aussi est-ce avec un grand intérêt que l’on voit revenir, grâce aux quelques ouvrages parus ces dernières années, notamment ceux dus à É. Wolff dont cette nouvelle édition des Épigrammes fait partie, les études ausoniennes dans le giron des chercheurs en France.
La raison de cette nouvelle édition traduite et commentée est clairement affichée : il s’agit de proposer une nouvelle édition des textes en s’appuyant sur un manuscrit jusqu’alors ignoré. Cette nouvelle disposition du texte impliquait donc une traduction mise à jour et actualisée. En effet, jusqu’alors, les éditions et les traductions reposaient principalement sur l’étude de quatre familles de manuscrits : la famille Z (qui repose sur quatre principaux témoins datant de la fin du XIVe siècle à la fin du XVe siècle), la V (dont le principal représentant est le manuscrit du IXe siècle Leidensis Vossianus Latinus 111), la P (dont l’un des principaux représentants est le manuscrit du XIe siècle Parisinus 8500) et les Excerpta, issus de deux codices des Xe et XIIe siècles et qui sont aussi l’unique famille à transmettre la Moselle. Toutes les éditions jusqu’alors avaient négligé le Vindobonensis 3261 (Wien ÖNB 3261), dont nous devons la découverte au savant italien Iacopo Sannazaro (1448-1530), lors de son voyage en France au début du XVIe siècle. La copie de l’Italien avait été mise en lumière par A.M. Turcan-Verkerk en 2002[16]. Sannazaro l’aurait recopié d’un manuscrit aujourd’hui perdu, appelé @. Cette copie a été utilisée ensuite sous l’appellation v par Dräger[17] et reçoit maintenant communément le nom W[18]. Il s’agit donc d’un manuscrit, à ce jour perdu, mais dont nous avons des traces dans la description qu’en fit Sannazaro après sa découverte à Lyon vers l’année 1505, dans la collation qu’en fit ensuite Girolamo Aleandro (1480-1542) et enfin dans les corrections de Mariangelo Accursio (1489-1546)[19]. Ce manuscrit, différent de V et antérieur à lui, apporte à l’étude du texte ausonien un certain nombre de variantes et permet d’affiner notre connaissance philologique du poète bordelais. Aussi les éditeurs choisissent-ils parfois une leçon de W qui n’avait été utilisée ni par Green ni par Dräger, le premier car il considérait W comme une variante de V, le second donnant plusieurs possibilités dans son commentaire. Par exemple, c’est le cas de l’épigramme 79, v. 7 où nos auteurs éditent ut, qui lorsque les autres éditions ont unanimement ut, quia. En outre, les traductions françaises existantes étaient soit vieillies (celle de Max Janinski aux éditions Classiques Garnier date des années 1930) soit trop éloignées du latin (Bernard Combeaud a en effet tenté de produire une traduction versifiée mais qui, pour cette raison, s’écarte parfois du sens du texte).
Cet ouvrage vient ainsi combler des lacunes dans les recherches ausoniennes et compléter la bibliographie récente sur Ausone, même si cette dernière ne prend souvent en considération qu’une partie de l’œuvre ausonienne. C’est le cas notamment de l’ouvrage de M. G. Bajoni[20], ou bien de celui de F. Garambois-Vasquez[21], ou encore de l’édition des Épitaphes aux héros qui prirent part à la guerre de Troie, déjà mentionnée. Petit à petit les œuvres poétiques d’Ausone retrouvent un certain intérêt et retiennent l’attention dans le paysage philologique et littéraire francophone grâce à ces quelques ouvrages récents mais épars et touchant seulement à certains aspects de son œuvre.
Les mérites de cette édition sont multiples : elle se signale notamment par une approche avantageuse et efficace du versant épigrammatique de l’œuvre ausonienne en ce qu’elle n’inonde pas le lecteur d’un flot de remarques philologiques et néanmoins met entre nos mains une analyse précise des poèmes, pour une fois en français. Elle permet aussi de découvrir ou de redécouvrir un large pan de la production poétique d’Ausone, surtout connu pour la Moselle, à partir des découvertes les plus récentes, en particulier grâce à son attention portée au manuscrit de Iacopo Sannazaro. Les éditeurs s’éloignent à plusieurs reprises des grandes éditions de Green et de Dräger à la fois sur des points strictement éditoriaux mais également au sujet de l’interprétation de plusieurs passages, par exemple sur l’interprétation sexuelle des poèmes de la Bissula, que G. Scafoglio et É. Wolff rejettent bien souvent. Certains aspects métriques sont également corrigés dans cette édition nouvelle. Le présent ouvrage participe aussi d’un mouvement de réhabilitation d’Ausone, qui a certes commencé il y a quelques décennies, grâce à une vision positive du poète, en mettant en évidence son intelligence et la subtilité de sa poésie plutôt qu’en choisissant d’y voir un imitateur mauvais et un peu fruste (jugement qui était encore sensible dans la grande édition de référence de Green). Nous attendons avec impatience une édition traduite des opera omnia du poète bordelais aux Belles Lettres pour parachever le renouveau des études ausoniennes en France.
Hannelore Pierre, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 623-627.
[1]. L. Mondin, Decimo Magno Ausonio. Epistole, Venise 1995.
[2]. M. G. Bajoni, D. Magno Ausonio. Professori a Bordeaux (Commemoratio professorum Burdigalensium), Florence 1996.
[3]. C. di Giovine, Decimus Magnus Ausonius. Technopaegnion, Bologne 1996.
[4]. M. Lolli, D. M. Ausonius. Parentalia, Bruxelles 1997.
[5]. N. M. Kay, Ausonius. Epigrams. Text with Introduction and Commentary, Londres 2001.
[6]. A. Franzoi, Decimo Magno Ausonio. Cupido messo in croce, Naples 2002.
[7]. J. Gruber, D. Magnus Ausonius. Mosella. Kritische Ausgabe, Übersetzung, Kommentar, Berlin/Boston 2013.
[8]. T. Privitera, Decimo Magno Ausonio. Epitaphia heroum, Pise 2019.
[9]. Dans les actes du colloque La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne (Ière séance), Nice 2017.
[10]. Par exemple R. Étienne, Ausone ou les Ambitions d’un notable aquitain, Bordeaux 1986.
[11]. H. Sivan, Ausonius of Bordeaux. Genesis of a Gallic Aristocracy, Londres-New York 1993.
[12]. A. Coşkun, Die gens Ausonia an der Macht: Untersuchungen zu Decimus Magnus Ausonius und seiner Familie, Oxford 2002.
[13]. F. Dolveck notamment a présenté plusieurs études sur la transmission des manuscrits d’Ausone. Par exemple : « L’Ausone de Placentin », Scriptorium 72, 2018, p. 51-75.
[14]. Je reprends l’expression de J.L. Charlet, L’Influence d’Ausone sur la poésie de Prudence, Aix-en-Provence 1980, p. 13.
[15]. B. Combeaud, D. M. Ausonii Burdigalensis opuscula omnia. Œuvres complètes, Bordeaux 2010.
[16]. Voir A.M. Turcan-Verkerk, « L’Ausone de Iacopo Sannazaro : un ancien témoin passé inaperçu », IMU 43, 2002, p. 231-312 et pl. VI-VII. On pourra aussi se reporter à la présentation qu’en a faite M. C. Marino, « Il Vindobonensis 3261 e la tradizione manoscritta di Nemesiano », Polygraphia 2, 2020, p. 137-151. Ce manuscrit est décrit par A. Russo dans deux articles : « Testi non ausoniani da un manoscritto di Ausonio (WIEN, ÖNB, 3261) », Latinitas 5, 2017, p. 47-63 en particulier aux pages 47-51 et « L’Ausonio di Île-Barbe e la filologia umanistica su Ausonio prima della scoperta del Voss. Lat. F 111 », IMU 58, 2017, p. 189-245.
[17]. P. Dräger (éd. et trad.), Decimus Magnus Ausonius : Sämtliche Werke. Band I : (Auto-)biographische Werke, Trèves 2012, p. 258.
[18]. Tandis que R. P. H. Green dans son édition de1991 notait W le manuscrit parisien Latinus 4887 du XIIe siècle.
[19]. Voir les descriptions qu’en font A.M. Turcan-Verkerk et M. C. Marino, déjà citées.
[20]. Les Grammairiens lascifs. La grammaire à la fin de l’Empire romain, Paris 2008.
[21]. Natura delectat : Ars et Natura dans la création poétique d’Ausone, Saint-Étienne 2018.