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Né vers 318 dans une famille de philosophes, d’origine paphlagonienne, Thémistios aurait été élevé à Constantinople, ville à laquelle sa vie et sa carrière furent étroitement liées. À sa mort, sous le règne de Théodose Ier (terminus post quem : 388), la ville, fondée par Constantin comme une base d’opérations et une résidence impériale occasionnelle, est en passe de devenir la résidence habituelle des empereurs dans la partie orientale de l’Empire. La carrière et les discours de Thémistios accompagnent donc l’affirmation de Constantinople au rang de capitale. Orateur et philosophe, Thémistios n’avait pas avec l’empereur Julien, ni avec les cercles et réseaux néo‑platoniciens, la même proximité que son collègue antiochien Libanios. Attaché à la culture classique et aux cultes traditionnels, Thémistios ne s’est jamais converti au christianisme, mais n’a pas versé dans le militantisme païen, plaidant plutôt pour la liberté et la modération en matière religieuse, et pour le pacifisme en matière politique. De fait, Thémistios a occupé une position et joué un rôle politique de premier plan dans la deuxième moitié du IVe siècle, en intégrant le sénat de Constantinople sous Constance II, en exerçant les fonctions de préfet de la ville de Constantinople sous Théodose Ier, et en prononçant de nombreux discours politiques, devant les empereurs successifs, de Constance II à Théodose Ier.

Dans les trois dernières décennies, les discours politiques de Thémistios ont fait l’objet de traductions dans plusieurs langues modernes. Dès 1995, R. Maisano les avait édités et traduits en italien[1]. En 1998, H. Leppin et W. Portmann ont traduit en allemand les discours politiques de l’orateur (1 à 11 et 13 à 19[2]). En 2000, J. Ritoré Ponce a publié en espagnol une traduction des Discours 1 à 19 et de la Démégorie[3]. En 2001, P. Heather et D. Moncur ont proposé un recueil regroupant les traductions anglaises des Discours 1, 3, 5-6, 14-17, 34 et de la Démégorie[4]. Tout récemment, en 2021, S. Swain a livré la traduction en anglais des discours politiques prononcés par Thémistios sous le règne de Valens[5]. L’ouvrage de Swain complète opportunément, pour la langue anglaise, l’anthologie de Heather et Moncur, mais il n’existe à ce jour aucune traduction anglaise complète des discours politiques de Thémistios. En outre, tous ces ouvrages sont peu présents dans les bibliothèques universitaires françaises, à l’exception peut-être du recueil de Heather et Moncur, accessible en format numérique. La parution dans la Collection des Universités de France de ce premier volume de Thémistios est donc bienvenue, d’autant que deux autres devraient le suivre, regroupant les discours politiques prononcés sous les règnes de Jovien et de Valens (363-378, discours 5-13 ; volume II) et sous celui de Théodose Ier (discours 14-19 ; volume III).

Avant d’aller plus loin, on regrettera que ce volume n’ait pas bénéficié d’une relecture et d’une réalisation matérielle à la hauteur de son prix (89 euros) et des standards attendus dans la Collection des Universités de France. La relecture a laissé subsister des coquilles suffisamment nombreuses pour accrocher désagréablement l’œil au fil de la lecture. L’impression du livre n’est pas de la meilleure qualité, et régulièrement des mots apparaissent à moitié imprimés. L’ampleur du travail accompli par Schamp et Ballériaux méritait un accompagnement éditorial d’une autre qualité.

J. Schamp, professeur émérite à l’université de Fribourg, a pourvu ce premier volume d’une introduction générale très détaillée, aux proportions monumentales. S’étendant sur 8 chapitres et plus de 500 pages (auxquelles il faut ajouter les notes complémentaires regroupées en fin de volume, p.153-198), elle comporte une ample bibliographie et constitue d’une certaine manière un livre à elle seule, inaugurant les 3 volumes de la série. Le premier chapitre, intitulé « Rhétorique et philosophie à Byzance » (p. XV-CXLIV), décrit la situation de ces disciplines et de leurs praticiens non seulement à Byzance‑Constantinople, mais aussi en Grèce et en Syrie. La présentation embrasse une vaste période, sans doute un peu trop vaste, puisque qu’elle s’étend des premiers maîtres de Byzance, au IVe s. avant notre ère, jusqu’à l’époque tétrarchique et au IVe s. de Thémistios. Plusieurs questions disputées sont abordées, comme par exemple l’identité de l’Anonyme de Lactance, un philosophe que certains ont pu être tentés de relier à la famille de Thémistios (mais les indices sont trop ténus pour aboutir à des conclusions solides). Schamp traite ensuite des relations que ces philosophes ou rhéteurs entretenaient les uns avec les autres, ou bien avec le pouvoir impérial, de manière à éclairer l’histoire familiale ainsi que l’univers politique, social, religieux et culturel dans lequel s’inscrivent Thémistios et ses discours, sans reculer devant des exposés prosopographiques pointus. Il retrace ainsi différentes affaires judiciaires, politico-religieuses, dans lesquelles ces hommes ont été impliqués, comme les procès antiochiens du règne de Valens.

Le deuxième chapitre, « Constance II, Julien et les autres » (p. CXLV-CCXXXVI), présente les empereurs contemporains de Thémistios, de Constantin (évoqué en tant que fondateur de Constantinople et père de Constance II, pour lequel il constitue une référence et un modèle) jusqu’à Julien, ce qui correspond à la période durant laquelle ont été prononcés les discours de ce premier volume. Les règnes de Valens et de Théodose Ier sont en revanche laissés de côté (alors que ces règnes sont abordés dans d’autres chapitres de l’introduction). De manière logique, l’accent est mis sur la partie orientale de l’Empire. Schamp évoque d’abord la formation des princes et retrace à grands traits l’histoire intellectuelle de leur règne. Il consacre quelques pages à Constantinople, qui n’était pas alors la capitale qu’elle devint sous les Théodosiens, aux relations avec la Perse, aux successions et usurpations, aux querelles théologiques et religieuses, en orientant toutefois le récit de manière à éclairer la vie et les discours de l’orateur. Pour tirer pleinement parti de cette présentation, une bonne connaissance de l’histoire de ces règnes est nécessaire, et le lecteur ne trouvera pas dans ces pages un résumé systématique des événements ou de l’histoire politique de ces années.

Ces deux premiers chapitres forment une présentation érudite, dont l’intérêt dépasse de loin le seul Thémistios, et tout lecteur s’intéressant à l’histoire sociale, culturelle, religieuse ou politique de l’Orient romain, ou encore au rhéteur Libanios, lira avec profit ces pages foisonnantes. Schamp a réalisé un remarquable travail prosopographique appuyé en particulier sur l’œuvre de Libanios et sur sa correspondance, qui constitue l’un des points originaux de son introduction. Cependant, s’agissant d’une introduction aux discours politiques de Thémistios, ces chapitres auraient gagné à être structurés plus nettement, et à davantage guider le lecteur, qui pourra se trouver dérouté par une érudition entretenant parfois un lien distant avec Thémistios et son œuvre (ainsi, l’évocation des premiers maîtres de Byzance, au IVe s. avant notre ère, ou les longues pages consacrées à Julien). Les frontières des chapitres 1 et 2 ne sont pas toujours bien délimitées et certaines discussions érudites auraient été plus à leur place dans les notes ou dans les notices de présentation des discours. Les développements sont appuyés sur de longues citations des sources anciennes, notamment de Julien, d’Ammien Marcellin ou de Zosime, mais aussi de Libanios, de Cedrenos ou de Zonaras par exemple. Les traductions sont empruntées aux collections classiques (CUF, Sources chrétiennes), mais aussi réalisées par les auteurs, ou, plus rarement, issues d’ouvrages plus anciens, comme par exemple la traduction Bareille de Chrysostome. Toutes ces citations ne sont pas d’un égal intérêt (soit parce que les extraits sont connus et facilement accessibles, soit parce qu’ils redondent l’exposé de Schamp, ce qui alourdit parfois inutilement ces pages introductives) ; on regrettera aussi que l’exposé intègre au récit sans recul critique des sources très engagées, qui nécessiteraient une prise de distance et des éclaircissements historiques (par exemple, le passage de Zosime faisant allusion à la prétendue dénonciation de Valentinien par Maxime, sous le règne de Julien : une invention de l’hagiographie chrétienne, selon toute probabilité[6]). Néanmoins, elles mettent en lumière et à la disposition du lecteur (en langue originale et en français) des textes anciens parfois peu accessibles.

De manière générale, le volume s’appuie sur une bibliographie nourrie. Cependant les deux premiers chapitres font trop souvent appel à des références anciennes, classiques mais désormais dépassées sur bien des points, tels que l’Empire chrétien de Piganiol, ou les volumes de l’Histoire de l’Église de Fliche et Martin. Ces ouvrages ne sont peut-être pas étrangers à la perception assez sombre de Constance II et de son règne, à la tonalité quelque peu nicéenne de certains passages ou expressions (« les suppôts de l’homéisme », les « massacres » d’homéousiens par Constance, le fait de qualifier indistinctement tout non-nicéen d’arien). À cet égard, le tableau des positions théologiques emprunté à Lenski, p. CCX, n’est guère exploité et n’est pas antérieur à la fin de la décennie 350 : pour le début du règne de Constance, Marc d’Aréthuse ne peut donc être qualifié d’homéen (p. CLXXXII). On y relève parfois aussi des erreurs factuelles. Par exemple, lors des événements suivant la mort d’Athanase d’Alexandrie, la Théonas qualifiée d’église arienne envahie par les nicéens (p. CCCXVII) : c’est l’inverse. Aucune source à ma connaissance ne permet d’affirmer que Constant a été baptisé du vivant de son père (p. CLXXXVI). La présentation donnée des lois du Code Théodosien méconnaît parfois l’autonomie législative des Augustes, par exemple p. CLXXXVI (l’adresse collective ne signifie pas que la mesure a été prise en commun, chaque Auguste légiférant pour son domaine). De même, p. CCCXXVIII, le préfet Cynegius ne peut s’illustrer par des lois anti-juives dont il n’est pas l’auteur, mais seulement le destinataire.

Conformément aux usages de la collection, le volume comporte une présentation de l’auteur, de la tradition manuscrite et des éditions successives. Le chapitre trois, « La vie de Thémistios » (CCXXXVI- CCCXXVIII), retrace la vie de ce dernier, en l’inscrivant dans le cours des événements de son temps (déjà abordés dans les deux chapitres précédents, ce qui occasionne des répétitions). Thémistios, dont la correspondance n’a pas été conservée, nous est beaucoup moins bien connu que son contemporain Libanios. Schamp s’efforce de retracer sa vie et sa carrière et d’opérer le tri entre les hypothèses hasardeuses et les faits mieux établis, en s’appuyant constamment sur les textes anciens (notamment les lettres de Libanios), et en réalisant un important travail prosopographique. Ce troisième chapitre articule de manière efficace travail prosopographique, appui sur les sources et citations nombreuses.

En annexe, intercalé entre les chapitres 3 et 4, viennent des Testimonia, rassemblant les sources sur la vie et l’œuvre de Thémistios. Ce dossier organisé en deux rubriques (« Thémistios et les hommes de son temps » ; « La vie et les enseignements de Thémistios ») rassemble commodément des documents connus, comme des lettres de Grégoire de Nazianze ou de Julien, mais aussi plus difficiles d’accès, notamment des lettres de Libanios dont certaines traduites pour la première fois en langue française, les témoignages d’auteurs chrétiens ou byzantins, des extraits du Code Théodosien.

Le chapitre quatre aborde l’œuvre de Thémistios, les Discours (replacés dans le cours de sa vie et des différents règnes), les Paraphrases (dont l’essentiel n’a pas été conservé), les écrits perdus ou contestés (par exemple, le discours 12, généralement considéré comme un faux). Le chapitre cinq présente la tradition manuscrite, et justifie les choix opérés pour l’établissement du texte. En 1995, l’ouvrage de R. Maisano marquait déjà une avancée importante par rapport à l’édition critiquée de Downey et Norman. O. Ballériaux, décédé en 1998, avait de son côté collationné de nombreux manuscrits, et mené lui aussi un important travail d’édition. C’est à lui que l’on doit l’essentiel de la traduction des discours regroupés dans ce volume, et une bonne part aussi de l’établissement du texte grec.

Viennent ensuite les traductions des discours de Thémistios (1-4) et de la Démégorie, qui vient s’intercaler entre les discours 1 et 2. Chacun de ces textes est précédé d’une notice assez courte, l’auteur ayant fait le choix de donner beaucoup d’informations contextuelles dans l’introduction générale. L’essentiel des notes est positionné en fin d’ouvrage, p. 198-294.

Le premier discours, « De la Philanthropie ou Constance », est une œuvre de début de carrière, prononcée par Thémistios à Ancyre, devant Constance II, peut-être vers 346. Dans ce discours politique, Thémistios critique les procédés classiques des panégyristes qui s’attachent aux aspects les plus extérieurs du pouvoir, alors que le pouvoir du prince réside d’abord dans son intelligence et les ressources de son âme. Il fait ensuite l’éloge de la philanthropie de Constance, et loue l’empereur, ami du genre humain, bon pasteur, aimé de Dieu, qui gouverne par la récompense plutôt que par le châtiment.

Entre le Discours 1 et le Discours 2, s’intercale la Démégorie, une harangue de Constance II en faveur de Thémistios, figurant dans une lettre impériale lue devant le Sénat de Constantinople en septembre 355. Après avoir salué l’assemblée des Pères, Constance fait l’éloge de Thémistios, philosophe ayant emprunté le chemin de la vertu, formateur des jeunes gens et interprète des Anciens. Soucieux de favoriser l’essor de la philosophie, l’empereur loue Thémistios qui en assure le succès à Constantinople, et présente son admission au Sénat comme un bienfait pour l’assemblée, conforme à ce qu’aurait souhaité Constantin.

Le Discours 2, « Que l’empereur est plus que tout autre philosophe », est un discours de remerciement à Constance II, daté de la fin de l’année 355, soit quelques mois après la Démégorie. Thémistios n’a pas prononcé ce discours devant le prince, qui séjournait alors à Milan. Il s’y acquitte de la dette contractée envers l’empereur, pour le bienfait et les éloges reçus. Rendant au prince discours pour discours, il le décrit comme un authentique philosophe, triomphant de l’usurpateur sans verser de sang, et nommant un philosophe, Julien, comme associé à l’Empire, avant de conclure qu’avec Constance, la royauté et la philosophie marchent de pair, dans l’intérêt commun du genre humain.

Le Discours 3 fut prononcé au printemps 357, en présence de Constance, à l’occasion d’une ambassade de la ville de Constantinople pour offrir l’or coronaire, conduite à Rome par Thémistios, lors du séjour bien connu de l’empereur dans la Ville. Ce discours offre un contrepoint contemporain aux récits classiques d’Ammien Marcellin et de Symmaque sur la visite de Constance dans la Ville.

Le Discours 4, enfin, fut probablement prononcé le 1er janvier 357 (quelques mois avant le Discours 3). Thémistios y fait allusion aux événements récents, les usurpations de Magnence et de Vétranion, les relations avec la Perse, l’association de Julien à l’Empire, avant d’évoquer la construction d’un scriptorium à Constantinople, et les qualités platoniciennes du prince.

L’impressionnant travail accompli par Schamp met à la disposition des chercheurs et des étudiants, historiens et hellénistes, des textes importants et relativement méconnus, dans l’élégante traduction de Ballériaux. Malgré les quelques réserves exprimées, l’introduction générale et les Testimonia, ainsi que les données prosopographiques rassemblées et mises en oeuvre, font de ce volume une somme et un outil dont se saisiront avec profit tous ceux qui s’intéressent non seulement à Thémistios (ou Libanios), mais aussi au gouvernement et aux affaires de l’Empire et de la pars orientalis dans la 2e moitié du IVe siècle. À cet égard, on attend avec impatience les volumes suivants.

 

Laurent Guichard, UFR LLSH – Laboratoire LLSETI

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 606-611.

 

[1]. Discorsi di Temistio, Turin 1995.

[2]. Staatsreden, Stuttgart 2001.

[3]. Temistios. Discursos politicos, Madrid 2000.

[4]. Politics, Philosophy and Empire in the Fourth Century. Select Orations of Themistius, Liverpool 2001.

[5]. Themistius and Valens. Orations 6–13. Liverpool 2021.

[6]. N. Lenski, « Were Valentinian, Valens and Jovian confessors before Julian the Apostate ? », Zeitschrift für antikes Christentum 6, 2002, p.253‑276.