Alison Keith (AK), professeur à l’Université de Toronto, a voulu, avec ce livre, faire connaître Virgile à des étudiants débutant dans les disciplines classiques et à des amateurs éclairés. C’est pourquoi, elle propose un volume court, au plan d’une grande clarté, écrit dans une langue simple, où tous les termes techniques ou spécialisés sont expliqués et où toutes les citations sont en anglais. Cependant, il ne s’agit pas d’un ouvrage de vulgarisation léger et simpliste, car le lecteur se rend vite compte qu’il est le fruit d’une grande érudition, qu’il repose sur de nombreuses lectures, comme le laissent deviner la riche bibliographie et les multiples notes qui fournissent des renvois et des pistes pour approfondir, et qu’il recèle maintes réflexions personnelles de la part de AK.
Le premier chapitre, intitulé « Life and Times », est une présentation générale. Après avoir indiqué les sources susceptibles de fournir des renseignements biographiques et avoir évalué leur fiabilité, AK esquisse l’arrière-plan historique afin de montrer plus clairement dans les pages suivantes comment les événements de la vie du poète s’insèrent dans les événements politiques. Elle accorde également une grande attention à l’entourage de l’écrivain et aux personnes qu’il a approchées, faisant remarquer leur fréquent apparentement aux idées épicuriennes. Au cours de ce récit de la vie du Mantouan, elle aborde la composition de ses œuvres, consacrant seulement cinq à six lignes à l’Appendix Vergiliana, mais s’appesantissant au contraire sur les Bucoliques, les Géorgiques et l’Énéide et montrant comment Virgile s’inscrit dans une période d’expérimentation et d’innovation pour la littérature latine. Elle dégage ainsi peu à peu trois grands pôles d’intérêt, le point de vue politique, le point de vue philosophique et le point de vue poétique, qui se retrouveront en tant que « fils rouges » dans les chapitres suivants, c’est-à-dire les chapitres 2, 3 et 4 qui s’intéressent respectivement aux Bucoliques, aux Géorgiques et à l’Énéide.
La première section du deuxième chapitre commence par évoquer les Idylles de Théocrite, puis relève ce qu’il peut y avoir comme réminiscences du Sicilien et de ses successeurs, Bion et Moschus, dans les B. virgiliennes en un jeu allusif et sophistiqué. La deuxième section s’occupe des allusions à l’histoire et aux événements politiques, offrant un examen approfondi en particulier de B. 1, de B. 4, de B. 5. La troisième section « Epicurean Music and Leisure » montre comment en B. 1 par exemple, on reconnaît des souvenirs de paroles, de préconisations ou de pratiques épicuriennes. Cette enquête est étendue à B. 2, à B. 5, à B. 6. Enfin, la quatrième section met en lumière l’extraordinaire travail poétique du Mantouan combinant à tout ce qui a déjà été noté par AK des réminiscences de la poésie alexandrine et néotérique (et d’autres encore), le soin avec lequel le poète a artistiquement fabriqué chaque poème s’alliant à celui avec lequel il les a disposés dans le recueil.
Le chapitre 3, « Georgica », commence par montrer le lien entre les B. et les G. avant de dédier sa première partie à la tradition didactique antérieure, chez les Grecs comme chez les Latins, surtout en poésie, mais aussi en prose. La deuxième partie traite de « The Philosophical Tradition » en prenant comme point de départ l’Économique de Xénophon. Tout en rappelant que certains érudits ont vu une influence stoïcienne dans les G. (p. 63), AK insiste surtout sur les traits épicuriens qu’on peut y reconnaître et sur les multiples réminiscences de Lucrèce. Enfin, après la tradition didactique et la tradition philosophique, c’est sur la tradition alexandrine que se penche l’universitaire canadienne, au cours d’une troisième partie qui présente une étude aussi fine que minutieuse (voire pointilliste) des motifs et des procédés utilisés par Virgile dans cette œuvre et fait ressortir son « intertextual artistry » (p. 88).
Cette expression revient comme un leitmotiv dans ce livre de AK qui s’en sert à plusieurs reprises au chapitre 4 à propos de l’Énéide. La première partie de celui-ci, en effet, étudie d’une façon très détaillée, chant par chant, les rappels d’Homère, des hymnes homériques, de l’Ilioupersis, de l’Éthiopide, d’Ennius, des Alexandrins, des tragédies grecques et latines, de l’élégie romaine, sans oublier les renvois aux B. et aux G., leurs variations par rapport à l’original, leurs combinaisons. La deuxième partie, « History and Politics », par l’analyse approfondie de certains passages, comme la prophétie de Jupiter au ch. 1, le discours d’Anchise au ch. 6, la visite à Évandre, la description du bouclier d’Énée au ch. 8, et d’autres, montre que le récit révèle un intérêt soutenu non seulement pour les détails du mythe troyen et ses résonances, mais également pour l’histoire romaine. Elle met en lumière les allusions aux guerres puniques, à la guerre sociale, aux guerres civiles. Dans la dernière partie, « Philosophy and Religion », AK illustre l’idée que tout au long de son épopée, le poète pose des questions de nature philosophique et religieuse et teste des réponses ; c’est ainsi que les critiques ont reconnu une influence stoïcienne dans ses peintures de Jupiter ou d’Énée, un profil épicurien pour sa Didon, positif au début, mais devenant à la fin « a negative exemplum of the sect’s principles » (p. 128). La chercheuse termine en analysant longuement le récit orphico-pythagorico-platonicien de la purification et de la migration des âmes dans de nouveaux corps, ainsi que la cosmologie et l’anthropologie du ch. 6 formées d’éléments stoïciens, orphiques et platoniciens, exposés dans un vocabulaire emprunté à l’épicurien Lucrèce.
Le cinquième et dernier chapitre traite de la réception des poèmes de Virgile, par ses contemporains, puis par les générations successives jusqu’à nos jours. L’exposé est très détaillé, agrémenté d’anecdotes et note aussi bien les réactions positives que négatives. Sont mentionnées les œuvres d’art antiques (monuments, statues, bas-reliefs, fresques, etc.). Malheureusement, pour les époques suivantes, l’étude ne prend plus en compte que la littérature, et, à partir du XVe siècle environ, ne sont plus évoqués que les ouvrages en langue anglo-saxonne.
Le livre se termine par un index locorum et un index général. Sa présentation est très soignée. Les fautes typographiques sont extrêmement rares ( il y en a quelques-unes, cependant, par exemple dans les titres d’ouvrages, ainsi p. 195, l’œuvre de Quintilien nommée Institutio Oratoriae au lieu de Institutio Oratoria).
AK soulève au passage quelques problèmes qu’elle n’a pas la place ici de traiter à fond, comme celui du genre (gender) à propos de Camille ou encore de l’incipit : arma uirumque cano. Cela donnera à ses lecteurs l’envie de s’informer sur ces sujets et, (pourquoi pas ?), sur ce thème précis dont elle est spécialiste[1], de lire son Engendering Rome : Women in Latin Epic (Cambridge 2000).
La collection dans laquelle paraît cette étude s’appelle Understanding Classics et cet ouvrage s’y inscrit à bon droit, car il donnera des clefs afin de comprendre les poèmes de Virgile à tout profane intéressé par le monde classique pour une raison ou pour une autre, (du moins en ce qui concerne les traits virgiliens que AK a personnellement considérés comme les plus importants, car d’autres aspects des œuvres du Mantouan , tels que son empathie pour tous les êtres et la nature, la finesse de ses descriptions psychologiques, les caractéristiques de son imaginaire, la musicalité de ses vers, en un mot tout ce qui relève de la sensibilité, sont plus ou moins laissés de côté).
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié en ligne le 29 janvier 2021
[1] À l’Université de Toronto, elle est « Professor of Classics and Women’s Studies ».