Dans ce dernier ouvrage, synthèse de ses travaux[1], J. Scheid, professeur émérite au Collège de France, revient sur la notion de rite, fondement de la religion romaine, en adoptant un questionnement critique et une approche pragmatique, d’une grande rigueur. Le titre à lui seul résume la démarche de l’auteur qui vise à démontrer l’importance fondamentale des rites romains. Parler de religion ritualiste pour la religion romaine ne suffit pas, encore faut-il définir cette notion de rite : l’auteur se propose de déterminer les modalités du rite romain en examinant en détail les témoignages qui nous sont parvenus et en privilégiant ceux qui sont assez précis et étendus pour construire son raisonnement.
D’emblée, l’auteur entre dans le vif du sujet en rappelant que l’étude des rites a été longtemps méprisée. Si cette étude s’est développée récemment, c’est en partie grâce aux données de l’anthropologie mais aussi aux nouvelles techniques archéologiques qui ont contribué à sa ‟revalorisation” et à l’émergence d’une archéologie du rituel. Les historiens, comme Theodor Mommsen, ont autrefois porté des jugements négatifs sur le ritualisme de la religion romaine au point de négliger l’étude des pratiques religieuses. Le rite a été ainsi mal interprété alors qu’il « constituait l’essence des systèmes religieux du monde gréco-romain » (p. 9). Le premier problème provient du sens du mot ritus et de l’évolution sémantique qui lui est, à tort, attribuée, cette évolution étant elle-même liée à celle que les historiens du XIXe siècle attribuaient à la religion romaine : la majorité d’entre eux se réfère, à la suite de Ludwig Deubner, William Warde Fowler, Georg Wissowa, Martin Persson Nilsson et, plus récemment, Kurt Latte, aux théories primitivistes qui situaient le système rituel à une époque primitive, pré-déiste. À l’époque historique, les rites auraient perdu toute signification, vidés de tout sens. Cette conception d’une religion ‟fossilisée” se retrouve en partie chez d’autres auteurs comme Georg Rohde et Ludwig Preller qui ont reproduit, consciemment ou non, les théories romantiques sur l’origine des religions : le ritualisme serait le résultat de la rupture du rapport originel immédiat à la divinité. Cette vision primitiviste, qui dispense de s’interroger sur le sens des rites dans leur contexte, a été combattue par Georges Dumézil mais aussi par Jean-Pierre Vernant ou Walter Burkert qui ont mis le rite au centre de leurs recherches.
J. Scheid s’attelle dans sa première partie à la redécouverte du rite en s’intéressant, en premier lieu, aux ‟attitudes rituelles des Romains”, sans oublier ‟les sens des rites”.
Il rappelle que la religion romaine est une religion de la cité, liée à une communauté, et non à un individu. La religion civique est donc une religion collective qui concerne l’ensemble des citoyens romains mais ils ne sont guère ‟actifs” dans le culte public. Ces derniers ne sont concernés qu’en tant que membres d’une communauté. Par conséquent, il n’y a pas une “religion romaine” mais des religions romaines, autant qu’il y a de groupes sociaux romains, les individus étant toujours insérés dans un ensemble de relations sociales. Il en est de même pour toutes les cités de l’empire romain. Comme il s’agit d’une religion civique, les devoirs religieux sont liés au statut juridique des individus, ce qui induit, qu’en principe, les étrangers n’ont aucun devoir à l’égard des dieux romains. La “religion romaine” n’est pas fondée sur une révélation, mais sur des règles cultuelles qui couvrent trois domaines : celui de la définition des espaces, comme le pomerium, et des choses, celui du sacrifice et des dons aux dieux, celui de la divination, l’autre pôle majeur de la religion publique et privée. L’auteur s’attarde sur les différentes étapes du sacrifice, de la procession au banquet, car « célébrer le culte (les sacra) signifie avant tout célébrer le sacrifice » (p. 44). La “religion romaine” est une religion polythéiste, ritualiste, sans livre révélé, sans initiation ni enseignement, ni chef religieux, dissociant croyance et pratique religieuse. Les citoyens étaient donc libres de penser les dieux comme ils l’entendaient, la religion n’exigeant pas d’acte de foi. La vie religieuse idéale, telle que la concevait Cicéron, consistait à éviter le courroux des dieux tout en évitant toute superstitio conduisant à l’asservissement des hommes aux dieux. Les réflexions menées par les Romains sur leur religion et les rites ne sont pas récentes et ont entraîné un grand nombre d’interprétations et de spéculations. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’il n’y a pas de dogme officiel ni une seule doctrine.
J. Scheid affirme qu’il est possible de s’interroger sur le sens du rite à partir du rituel du sacrifice qui montre que les humains énoncent ainsi l’immortalité et la supériorité des dieux, de même que leur participation, sur terre, à la gestion du monde aux côtés des Romains. Mais est-ce là le sens du rite ? Selon l’auteur, les discussions des auteurs anciens prouvent que le rite a une existence propre, autonome et que l’obligation rituelle est le seul élément certain de la religion romaine. C’est pourquoi ces rites pouvaient être reconstruits comme avec Sylla lors de la destruction des Livres Sibyllins en 80 av. J.-C. ou avec Auguste : « la vérité en l’occurrence, réside dans la volonté collective, et non dans le rite lui-même. Vu sous cet angle, le rite n’a pas de sens en lui‑même » (p. 67). Le rite n’est pas seulement une simple obligation : « pris dans leur sens littéral, certains grands rites produisent des énoncés religieux (…). L’obscurité des rites n’est pas structurelle, elle est conjoncturelle » (p. 68). L’auteur démontre, à partir des écrits de Varron et de Cicéron, qu’il faut différencier croyances propres à chaque individu et religion propre à la cité. L’attachement à la religion ancestrale, aux instituta maiorum, est un facteur d’unité et d’intégration.
La deuxième partie est consacrée au geste, notamment par l’intermédiaire de l’‟archéologie du rite” et du ‟ritus Graecus”.
Les sources écrites, littéraires et épigraphiques sont insuffisantes pour notre compréhension des rites, dans la mesure où ceux‑ci ne sont évoqués qu’exceptionnellement. Les avancées archéologiques avec l’archéozoologie, l’archéobotannique viennent aujourd’hui compléter nos connaissances, notamment avec les fouilles des sanctuaires et des nécropoles qui mettent au jour un certain nombre de traces des gestes rituels. Cette mise en évidence des traces des gestes des célébrants est essentielle pour la compréhension des rites. Néanmoins, les fouilles ne nous apportent des éléments essentiels que si nous comprenons ce que nous fouillons : il est nécessaire de bien connaître le contexte religieux et, par conséquent, de s’appuyer sur l’anthropologie et l’histoire des religions.
Le ritus Graecus fut longtemps considéré comme le ‟fruit” d’une influence étrangère, réservé aux cultes et dieux grecs, alors qu’il est loin de regrouper tous les cultes rendus aux divinités grecques. Il fut également perçu comme une construction intellectuelle des deux derniers siècles de la République alors qu’il n’a aucun rapport avec la recherche d’une relation approfondie avec les dieux. Rappelons que le rite doit être envisagé comme une « règle fondamentale régissant un culte donné » et non comme un ‟service religieux” (p. 98). À partir de trois exemples (le lectisterne de 399 av. J.‑C., la fréquentation par Scipion l’Africain de la cella du temple de Jupiter au Capitole, le prologue du Rudens de Plaute) étudiés par Jean Gagé, Albert Grenier et Jacqueline Champeaux, l’auteur démontre qu’il n’y a dans ces trois exemples aucune nouvelle religiosité, aucune nouvelle piété liée à l’hellénisation. Les trois s’inscrivent dans une tradition romaine que nous avons du mal à saisir.
La troisième partie aborde Le rite, reflet de la hiérarchie sociale, centré essentiellement sur le sacrifice, à travers cinq chapitres qui rappellent les fondements du fonctionnement de la religion romaine. Dans ‟le sacrifice de l’animal et le système des êtres à Rome”, après quelques rappels historiographiques, J. Scheid revient, à partir des protocoles des Frères Arvales, sur la signification du sacrifice, qui n’a pas toujours été bien perçue. Le sacrifice est le rite central de ce système religieux, et l’auteur en dégage, étape après étape, l’exemple type d’un sacrifice romain dont les modalités restent relativement stables du IIe siècle avant au IIIe siècle après J.‑C. Celui-ci a une double fonction : établir le contact entre les hommes et les dieux et réaffirmer la distance et la hiérarchie qui les séparent ; en effet, le sacrifice étant affaire de partage rituel, les dieux sont toujours servis en premier. De plus, il n’est jamais question d’un partage égalitaire. Par conséquent, il énonce que « les dieux étaient immortels et supérieurs à tous les autres êtres vivants alors que les mortels occupaient le deuxième rang parmi les êtres vivants, les animaux le troisième. Ainsi le même rituel établissait-il de manière performative une hiérarchie entre les participants immortels et mortels au banquet » (p. 118). Le sacrifice permettait de situer la place de l’homme dans l’univers, entre bêtes et dieux : ‟la mise à mort de la victime sacrificielle” trace « la frontière entre l’homme et la bête, entre le citoyen civilisé et l’être inférieur qui lui servait d’outil » (p. 150). J. Scheid s’intéresse également aux ‟offrandes végétales dans les rites sacrificiels des Romains” pour conclure qu’il n’existe pas de différence entre une offrande animale et une offrande de végétaux. Ces derniers sont cuits et transformés en aliment, de la même manière que la viande est cuite ou rôtie, et comme elle, les végétaux sont consommés.
L’étude des ‟espaces cultuels” révèle l’existence d’espaces hiérarchisés, la cella du temple étant réservée aux dieux et aux Diui, le pronaos aux personnages dotés de charges publiques, les simples citoyens se contentant de la place ou des portiques dépendant du sanctuaire. Le but de cette organisation est de représenter « l’ordre des choses » (p. 174), de matérialiser la distance entre les hommes et les dieux.
Dans ‟Épigraphie et rituel. De quelques formulations ambiguës relatives au culte impérial”, J. Scheid revient sur l’ambiguïté de certains textes antiques relevée par I. Gradel. Dès l’époque augustéenne, nous rencontrons des formules épigraphiques qui nous amènent à penser que les Romains sacrifiaient directement à Auguste ou lui consacraient des temples, ce qui est en contradiction avec l’opinion commune, fondée sur quelques textes, selon laquelle les Romains rendaient un culte au Génie d’Auguste durant son vivant. L’examen des protocoles des Frères Arvales prouve que cette contradiction provient de l’ambiguïté des formules : « les formules de dédicace ou les titres sont simplement laconiques et ne disent rien sur l’arrière-plan rituel qui est le seul qui compte dans ce cas » (p. 189). Ce sont donc les rites qui déterminent si l’on sacrifie ou dédie à l’empereur vivant, à son Génie ou au Diuus.
La quatrième partie, Les rites dans la famille des vivants, est dédiée à un aspect longtemps négligé : le culte dans le cadre privé. En effet, les études sur les pratiques privées ne se sont développées que depuis une vingtaine d’années. En quelques dizaines de pages, l’auteur résume les usages religieux familiaux, mentionnant les fêtes marquant les différentes étapes de la vie des individus dans le cadre du culte quotidien et les pratiques annexes (vœux, divination…), mais n’évoque que de manière trop rapide les différents participants, actifs ou passifs, du culte domestique. En revanche, il s’attarde plus longuement sur les funérailles, notamment sur ‟les renversements et déplacements dans les rites funéraires” en détaillant minutieusement toutes les étapes des funérailles, de la maison à la sépulture, en scrutant tous les symboles de distanciation à partir de différentes sources antiques. L’auteur réfute les analyses fondées sur une évolution des mentalités romaines en une croyance en l’immortalité de l’âme. Ce qui compte avant tout c’est de séparer définitivement le défunt de la société des vivants et notamment de ses proches, qui sont en quelque sorte mis à l’écart du monde durant la période de deuil, et d’associer ce défunt au monde de l’outre-tombe. En effet, la famille funesta (souillée, en deuil) est coupée de la société ‟pure” par un certain nombre de symboles et de comportements. L’ensemble des rites des funérailles a pour but la purification progressive de la famille. Après l’accomplissement de tous les rites funéraires imposés, la tombe peut enfin devenir la propriété du mort et par là même un locus religiosus. La mort seule ne suffit pas à ranger le défunt parmi les dieux mânes. Ce sont les funérailles rendues par la famille et la tombe qui permettent ce passage à un autre statut. Ces renversements et déplacements se retrouvent lors les Parentalia qui donnent lieu, en février, à des cérémonies sur les tombes impliquant toute la famille et lors des Lemuria en mai, qui ont lieu, quant à elles, dans la domus avec l’intervention du seul pater familias. Néanmoins, l’examen renouvelé des Lemuria atteste que ces deux fêtes des morts sont plus proches l’une de l’autre qu’il ne le paraît.
Malgré quelques répétitions et des chapitres s’appuyant sur des études antérieures, cet ouvrage reste homogène, animé par une pensée directrice : mieux comprendre une religion trop souvent incomprise, considérée comme fossilisée et vide de sens. Après Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romain[2], J. Scheid réhabilite le ritualisme religieux et nous aide à cerner le sens des rites ainsi que leur vitalité. Il part explicitement des rites, interroge également la manière dont il convient d’aborder les sources qui les décrivent et montre que la religion romaine est fondée sur le respect de la tradition et sur l’adhésion au fait que les dieux existent et que les hommes peuvent établir avec eux des relations. Les rites commentent ainsi cette relation : ils « ne sont pas forcément un simple encadrement esthétique de la parole et de la foi, mais aussi et surtout un mode d’énoncer des représentations sur les dieux et le système des choses » (p. 165). Cette approche met en avant le caractère performatif du culte des Romains. Leur piété n’engage aucune dévotion particulière, elle consiste simplement à effectuer correctement les sacrifices requis en telle circonstance et à donner aux dieux la part qui leur revient.
J. Scheid nous offre ainsi une excellente synthèse des réflexions, parfois renouvelées, qu’il mène depuis plus d’une vingtaine d’années, sur la religion romaine et les rites sacrificiels des Romains.
Marie-Odile Charles-Laforge, Université d’Artois – Laboratoire CREHS
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 618-621
[1]. Cet ouvrage réunit dix textes déjà parus dans diverses publications de 1984 à 2012.
[2]. Paris 2011