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Helen King (HK), longtemps professeure à « The Open University » dans la section « Classical Studies », connaît particulièrement bien « l’âge d’internet », qui a révolutionné les universités ouvertes avant et plus que les autres universités. Si la (riche) bibliographie finale (p. 231-253) n’enregistre que les articles et les ouvrages publiés de façon traditionnelle, les notes, elles, multiplient les références à des URL (Uniform Resource Locator) ou adresses électroniques (en précisant bien sûr à chaque fois la date de consultation). L’index final (p. 255‑262) comprend une entrée « Wikipedia », avec 40 renvois, et des subdivisions comme : « advertising on », « attemps to sabotage », « use for marketing », « use for teaching », « vandalism of », qui en disent long sur l’importance prise par cette encyclopédie collaborative. C’est donc, dans sa forme même, un ouvrage de l’âge d’internet et sur l’âge d’internet.

Cela n’interdit pas que ce soit souvent un ouvrage plus classique, qui offre des aperçus sur l’histoire de la réception et présente par ce biais Hippocrate et la Collection hippocratique à un large public. Dans l’introduction, par exemple, on lit avec intérêt une brève étude historique des portraits d’Hippocrate, chauve ou non (sur les thématiques associées dans la pensée antique à la calvitie, je renvoie à mon « Aristophane le chauve » disponible… sur internet : www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1996_num_109_2_4914).

Ensuite, la page 17 résume d’une phrase « What We Know About Hippocrates » : « Hippocrates lived in classical Greece and was associated with the island of Cos. He gained a reputation as a writer and a medical doctor ». Point final. HK récuse plus loin « our desire for a biography » (p. 36), d’où découle, selon elle, l’utilisation par Jacques Jouanna (explicitement visé p. 21) de sources tardives sur sa famille et, ce qu’elle ne mentionne pas, de sources épigraphiques anciennes sur les Asclépiades, pour tenter de reconstituer le contexte historique dans lequel a vécu le médecin (elle ne mentionne pas non plus les témoignages sur Démocédès de Crotone). Mais son résumé lui-même est discutable : d’où « savons-nous » (à qui réfère le « nous » ?) que sa réputation vient de ce qu’il était d’abord « a writer » ? Inversement, le fait qu’il était médecin, qu’il enseignait la médecine, qu’il n’était pas simplement « associé » à l’île de Cos, mais qu’il en venait, et enfin qu’il appartenait à la « famille des Asclépiades », cela du moins est certain, en tout cas pour Platon.

Une fois la sentence, très polémique, prononcée, vient « What We Thought We Knew » (p. 19-41), dont ferait donc partie le témoignage platonicien (tout de même cité p. 28 et aussi p. 30, d’une façon qui contredit la p. 17 : « one of the few things we know about Hippocrates, via Plato »). HK décrit alors très bien, avec une excellente connaissance de la bibliographie, le rôle majeur joué par Galien dans la construction de la figure de notre Hippocrate, l’impossibilité où nous sommes d’attribuer aucun traité médical à Hippocrate lui-même avec certitude, l’impossibilité même d’atteindre un « auteur » unique pour un certain nombre de traités conservés, et le caractère extrêmement fluctuant de la notion de « Collection hippocratique » au fil des siècles. D’où, selon elle, les récits biographiques « mythiques » tardifs sur Hippocrate, et, encore maintenant, « any number of rejuvenations that ultimately dehistoricise him » (p. 41, la formule est de Thomas Rütten). Il y a là, cependant, me semble-t-il, le risque d’un amalgame trop rapide entre des analyses qui ne sont pas du tout au même niveau philologique.

Le chapitre suivant (« Sabotaging the Story : What Hippocrates Didn’t Write », p. 44-66) donne quelques bons exemples des affabulations parfois durables (au-delà des interventions le plus souvent vite corrigées des « vandales » du Net) qu’on peut trouver de nos jours, notamment dans l’encyclopédie libre en ligne Wikipedia, dont HK rappelle quelle « key position » elle a désormais : il devrait être lu par tous, tant il montre bien les limites de ce beau projet, en particulier quand il s’agit de lemmes à portée idéologique, où chacun peut apporter ses lubies et ses partis pris. HK a suivi certaines des rédactions successives de l’article anglais « Hippocrates » (référencé comme « de grande qualité » par l’encyclopédie) et elle retrace en particulier la fortune pendulaire du soi-disant vinaigre de cidre « hippocratique » (avec des interventions commerciales déguisées). La formule « père de la médecine » a donné et donne toujours lieu à de nombreuses variations. « But (…) who is its mother ? », demande HK, dont on connaît les travaux sur le « genre » : « Mother Nature », probablement, pendant un temps, mais maintenant ? (p. 53). Elle a protesté en 2014 contre un « hoax » selon lequel Hippocrate aurait été emprisonné pendant 20 ans pendant lesquels il aurait écrit son célèbre livre « The Complicated Body » : un administrateur a retiré le passage, mais il subsistait cependant en 2019 dans « Wikipedia for schools » et surtout, l’information avait déjà essaimé dans plusieurs sites de « culture classique » et d’autres encore, qui renseignent même parfois sur le contenu de ce prétendu livre ! L’image d’Hippocrate en prison, surtout, a eu du succès, car elle en faisait un autre Socrate, et permettait de montrer qu’il résistait à la pression des autorités, pour défendre une médecine naturelle, modèle de tant de médecines « alternatives ».

Un chapitre est ensuite consacré à des exemples remarquables de « l’autorité » contestable que conserve le nom d’Hippocrate. Le « serment hippocratique » d’abord, bien sûr : les analyses proposées sont très justes, mais il est regrettable que la nouvelle édition de J. Jouanna (CUF, 2018) ne soit pas connue, car elle fournit notamment une documentation tout à fait nouvelle sur les avatars chrétiens du serment ; sa thèse principale, contestable, sur le caractère très ancien du serment que nous avons conservé, aurait pu donner lieu à examen aussi ; les travaux de Thomas Rütten sur le « serment hippocratique » ne sont pas tous mentionnés non plus. La rivalité, ensuite, sur les écrans d’ordinateur, entre Hippocrate et l’ Égyptien Imhotep pour le titre de véritable « père de la médecine » (en particulier dans la mouvance de Black Athena et des idées sur l’usurpation par l’Occident de ses racines noires) donne lieu à des pages fort intéressantes. HK étudie en troisième lieu un cas particulier, l’utilisation biaisée par des archéologues d’abord, puis dans la presse académique et grand public, de la référence à Hippocrate à propos de la découverte d’œufs de vers intestinaux dans des cadavres allant du Néolithique à la période romaine, ce qu’on veut à tout prix rattacher à Hippocrate : « the first-ever confirmation Hippocrates was right about parasites » (Science Alert) ! Plus biaisée encore est la référence à Hippocrate à propos de « l’hystérie » (un mot pourtant absent de la Collection hippocratique), dont HK analyse brillamment les ravages (p. 82-91). Elle observe enfin la manière dont la publication d’un palimpseste d’un monastère fait d’Hippocrate le fondateur d’un « ancient detox and purification diet » (The Times).

Ce n’est pas seulement le nom d’Hippocrate qui est utilisé, mais ce sont aussi des citations issues de la Collection hippocratique, ou forgées, dont deux sont étudiées rapidement dans le chapitre 5 (« Hippocrates in Quotes »). À l’âge d’internet, les citations, ou plutôt les dires attribués à quelqu’un (« quotes », et non « quotations »), entraînent plus encore qu’auparavant déformations et innovations. Il en va ainsi de « First do not harm », maxime désormais souvent utilisée pour critiquer le caractère invasif de la médecine scientifique contemporaine (p. 101-105), ou encore de « Walking is the best medicine ». Le chapitre 6 est consacré, après une étude de Diana Carvenas, à la plus fréquente de ces « misquotations », utilisée en particulier par la naturopathie ou dans des traitements « alternatifs » contre le cancer : « Let Food Be Thy Medicine » (qui vient peut‑être de L’Aliment, 19, par l’intermédiaire de Galien, p. 117-119), avec parfois ensuite « and medicine be thy food » (p. 111-132).

Le dernier chapitre (« The Holistic Hippocrates : Treating the Patient, Not Just the Disease », p. 133-153) montre les dangers d’un tel usage de cet Hippocrate-là, qui n’est pas celui de la médecine orthodoxe (pour celle‑ci, Hippocrate est aussi un ancêtre, parce qu’il a rejeté les causes surnaturelles et religieuses de la maladie), mais celui des « drugless systems » si importants dans le monde américain (et ailleurs). L’éloge de la vis medicatrix naturae (qui vient, rappelle HK, d’Epidémies VI, 5, 1 : il faudrait renvoyer à l’édition Manetti-Roselli) devient un conseil au médecin « not to interfere with the body’s ability to heal itself » (selon les termes d’une naturopathe connue). Le fameux passage sur Hippocrate du Phèdre de Platon (270c1-4), qu’HK comprend comme Wesley Smith (« le tout » est « purposely ambiguous »), est bien sûr utilisé aussi dans cette perspective. Le site web « Greek Medicine » (qui apparaît immédiatement après Wikipédia dans une recherche Google encore aujourd’hui) est caractéristique de ces excès, et plus encore le « Hippocrates Health Institute », qui promet le succès de ses méthodes naturelles et holistiques à tous ceux qui auront foi en elles (le manque de foi étant déclaré responsable des échecs).

Ainsi, en l’absence d’éléments factuels, Hippocrate peut entrer dans des « narrations » très variées. HK insiste en particulier, on l’a vu, sur les dangers de certaines d’entre elles, autour de ce qu’elle appelle la « logical fallacy known as the appeal to antiquity », à savoir « the claim that if something is ancient and still around it must be correct (or at least there must be something to it worth considering) » (p. 114). Au fondement du succès d’Hippocrate à l’âge d’internet, il y a souvent une croyance très ancienne : « New is bad : traditional, having a history, is good and, if that goes back to the Father of Medicine, it is even better » (p. 133).

Paul Demont, Sorbonne Université

Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 615-617