C’est dans une toute nouvelle collection, titrée « L’Atelier du Sculpteur » et dédiée entièrement à la plastique sur pierre, que les Éditions Ausonius publient, sous le titre La sculpture et ses remplois, les actes des IIes rencontres autour de la sculpture romaine qui eurent lieu les 28 et 29 octobre 2016 à Arles. Devenue le rendez-vous triennal incontournable pour les spécialistes travaillant sur la sculpture romaine, cette manifestation s’était proposée, depuis cette deuxième rencontre, d’élargir son champ d’investigation au-delà des seules pièces mises au jour ou conservées en France.
Fruit d’une collaboration entre le musée départemental Arles antique et le Centre Camille Jullian de l’université d’Aix-Marseille, ces journées de 2016 avaient été organisées par Vassiliki Gaggadis-Robin, l’initiatrice du projet et directrice de la nouvelle collection chez Ausonius, en collaboration avec Nicolas de Larquier. Ils assurent bien évidemment aussi l’édition scientifique de l’ouvrage.
Le volume se veut, d’abord, un hommage posthume à Robert Turcan, figure marquante de l’histoire de la Rome antique sous ses multiples facettes, qui avait honoré la première rencontre arlésienne par sa conclusion remarquée sur la sculpture romaine et qui avait tenu à présenter une contribution à cette seconde manifestation bien qu’il n’ait pu s’y rendre en personne et qu’il se soit éteint avant l’édition de ces actes. Après une introduction concise des éditeurs, Henry Lavagne rend hommage à ce grand savant que fut R. Turcan et rappelle quel fut son rôle éminent dans la compréhension du fait religieux et de l’expression plastique romains.
L’ouvrage réunit ensuite 24 articles, dont 3 en anglais, qui s’articulent autour de deux sujets successivement traités dans les deux parties du volume : le remploi de la sculpture, choisi comme thématique principale de cette rencontre de 2016, puis les recherches nouvelles portant sur la statuaire ou le décor sculpté. La conclusion est signée par Jean-Charles Balty.
La contribution de R. Turcan ouvre la première partie, intitulée « Remplois en sculpture, sculptures en remploi » avec un bref texte qui porte sur la curieuse réutilisation d’un couvercle de sarcophage romain comme linteau décoratif à l’entrée de l’église de Corcolle, aux portes de Rome. Il s’intéresse à l’interprétation erronée qui fut faite alors de la représentation de la naissance et de l’enfance de Bacchus, comme étant celle de la Nativité et de l’enfance du Christ, et à son entrée dans la tradition orale locale. C’est elle qui a permis une réutilisation chrétienne et sans doute empêchée une destruction de ce fragment du patrimoine païen. Dans la contribution suivante, Patrizio Pensabene, se livrant à une vaste réflexion sur le remploi des spolia, s’arrête tout d’abord sur l’arc de Constantin, avant d’interroger le remploi des colonnes anciennes dans l’architecture du Moyen Âge à Rome. Il s’appuie enfin sur l’exemple de la basilique de San Leucio à Pouilles et celui de San Marco de Venise, en soulignant la référence à l’Empire romain, comme choix idéologique et architectural destiné à encourager l’émergence d’une esthétique nouvelle. Les deux contributions qui suivent se concentrent sur le remploi des statues en Afrique romaine. François Baratte et Nathalie de Chaisemartin y font le tour de diverses réutilisations – des simples réparations, des adaptations pour un autre usage ou complètes transformations tant de forme que de sens –, en insistant sur le phénomène de la recontextualisation. Hatem Drissi souligne, quant à lui, un autre aspect de la réutilisation de la sculpture, remployée cette fois comme matériel de consolidation lors de la réfection des thermes de Thuburbo Majus, ce qu’il relie de façon convaincante à l’enlèvement des statues païennes lors de l’émergence du christianisme.
La plupart des contributions suivantes porte sur la Gaule romaine. Véronique Brunet-Gaston fait ainsi le point sur la réutilisation des spolia architecturaux mis au jour lors de fouilles récentes effectuées à Clermont-Ferrand, Autun et Pont-Sainte-Maxence. Djamila Fellague et Emmanuel Ferber s’interrogent, ensuite, sur la provenance des fragments d’architecture et de sculpture qui furent remployés en grand nombre, entre autres comme cuves et couvercles de sarcophages, dans une nécropole lyonnaise de l’Antiquité tardive et du premier Moyen Âge située place E. Wernert. L’abondante réutilisation de matériel sculpté provenant de contextes sacrés et funéraires, datant du IIe siècle ap. J.-C., dans la reconstruction tardive de la villa romaine d’Escolives-Sainte-Camille près d’Auxerre, conduit Pascale Laurent à soulever la question du contexte juridique de ce type de recyclage et à s’interroger sur le statut du lieu dans lequel un tel remploi fut possible. Anne-Laure Edme présente, ensuite, l’analyse d’un grand nombre de reliefs funéraires de l’est de la Gaule mis au jour en contexte de remploi : dans les castra et les nécropoles durant l’Antiquité tardive, dans les cimetières, sépultures, églises et lieux de culte à l’époque médiévale et dans divers murs d’enceinte et habitations privées à l’époque moderne. En s’appuyant sur des documents d’archives, elle parvient à retracer la troisième ou même quatrième vie qu’ont pu connaître les reliefs en question. Pierre-Antony Lamy et Mathieu Ribolet prolongent en quelque sorte la précédente étude, en dressant un inventaire des spolia de diverses provenances remployées dans les remparts des cités éduenne et sénone et tentent la restitution de certains monuments à partir des pièces recyclées. Trois têtes romaines que le cardinal Richelieu fit acheminer depuis Rome pour son château à Richelieu, et qui se trouvent aujourd’hui, après un passage dans une autre collection privée, au musée Sainte-Croix à Poitiers, sont minutieusement étudiées par Florian Blanchard qui y décèle une réutilisation programmatique, à l’exemple de ce qui présidait à la constitution des plus grandes collections de la Renaissance. Nicolas Delferrière et Anne-Laure Edme analysent encore deux stèles funéraires attribuées aux pictores gallo-romains, remployés respectivement dans un rempart tardo-antique à Sens et dans une église médiévale de Bourbon-Lancy et qui attestent la présence de tels artisans dans l’est de la Gaule.
Les contributions qui suivent sortent du cadre de la Gaule. Simon J. Barker dresse ainsi un panorama des réutilisations des monuments sculptés et épigraphiques intervenues dans le nord-ouest de l’Empire romain à la fin de l’Antiquité, et s’interroge sur les différences observées avec l’Italie et l’est de l’Empire. La célèbre histoire de l’autel et de la statue grecque de la Victoire, placés par Auguste dans la Curie, est réexaminée par Caroline Michel d’Annoville. Alors qu’ils avaient été enlevés lors de l’extension du christianisme, sous Gratien et Valentinien II, elle s’interroge sur leur retour ultérieur au Sénat que les sources tardo-antiques semblent rattacher à un changement de perception : ils n’étaient plus considérés comme des objets sacrés mais comme des œuvres d’intérêt patrimonial.
De retour en Gaule, Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard cherche dans l’œuvre de Grégoire de Tours des références à des éléments antiques en marbre (avec, parfois, des évocations de leurs provenances), remployés dans les édifices sacrés de la Gaule mérovingienne souvent disparus de nos jours. Andreas Hartmann-Virnich se penche, quant à lui, sur les imitations de l’art antique présentes dans le décor sculpté monumental roman du sud de la France, qui avaient pour but d’établir un lien avec le passé dans lequel se trouvent les origines du christianisme. Pour conclure cette première partie, Romy Wyche étudie la réutilisation du cimetière des Alyscamps à Arles abritant plusieurs centaines de sarcophages romains, qui devint, au Moyen Âge, le cimetière imaginaire de soldats-héros des chansons de geste tels Roland, Vivien ou Turpin. Elle suggère qu’un glissement linguistique aurait alors fait attribuer le sarcophage remployé dans lequel avait été inhumé l’évêque Rotland, en celui de Roland.
La seconde partie du volume, intitulée « Nouvelles découvertes – nouvelles recherches » reste liée à la question du remploi mais présente, cette fois, soit des objets inédits, soit des recherches récentes particulièrement marquantes. Montserrat Claveria analyse ainsi, dans le cadre d’un vaste projet prometteur, les diverses retouches modernes apportées aux deux portraits de Caracalla, l’un conservé à Madrid, l’autre à Vienne. Eleni Papagianni présente notamment quelques reliefs funéraires avec togati provenant de différents endroits de la Grèce afin de compléter nos connaissances sur la diversité des formes des toges figurées dans les représentations grecques. C’est l’homogénéité stylistique et technique qui permet, ensuite, à Séverine Blin de relier les sculptures des lions et des sphinges, réutilisées comme décors dans la nécropole romaine du IIe siècle ap. J.-C. de Strasbourg-Koenigshoffen, à un même atelier local et un même monument datant d’un siècle plus tôt. Gabrielle Kremer explicite la provenance de centaines de fragments sculptés de monuments funéraires et votifs, mis au jour à Titelberg, chef-lieu des Trévires. Elle s’attache à retracer la seconde et même la troisième vie de ces documents sculptés. Quelques fragments de statues colossales du grand sanctuaire de Mandeure, conservés aujourd’hui au musée de Montbéliard, sont analysés ensuite par Emmanuelle Rosso et Guillaume Biard, qui parviennent à les rattacher à des statues honorifiques d’empereurs et de notables ainsi qu’à des groupes mythologiques. Serge Février et Yvan Maligorne concentrent leur propos sur quelques monuments funéraires modestes du centre-est de la Gaule qui empruntent un langage architectural et décoratif particulièrement éclectique, et Cécile Carrier présente quelques sculptures inconnues du musée de la Romanité de Nîmes, étudiées pour la première fois dans le cadre d’une exposition en 2015. L’étude menée par Laura Rohaut et Philippe Bromblet de la « stèle d’Attis » du musée d’Histoire de Marseille leur permet enfin de dissocier la pièce en question du lot des naïskoi de la rue Négrel auxquels elle fut anciennement associée.
En guise de conclusion, Jean-Charles Balty dresse le bilan de ces « Remplois en sculpture, sculptures en remploi », en revenant sur les nombreuses adaptations, transformations, récupérations et recyclages de toutes sortes qui ont été ainsi présentés et en confrontant le phénomène des réutilisations avec notre temps où le recyclage d’objets commence seulement timidement à gagner en popularité. Il souligne, en particulier, le large éventail des remplois des spolia romains, occasionnels ou intentionnels, le plus souvent régis par des motivations bien précises, aussi bien idéologiques qu’esthétiques et/ou économiques.
Cette remarquable série d’études sur le remploi de la statuaire et du décor sculpté romains atteste non seulement de l’importance croissante prise par ce phénomène, particulièrement à la fin de l’Antiquité et au Moyen-Âge mais aussi de l’abondance de matière disponible pour son étude documentée par la richesse et la variété des communications présentées. On ne peut que se féliciter de la fécondité des recherches ainsi présentées sur la sculpture romaine à laquelle, grâce à l’organisation de ce type d’évènement en France, on prête enfin l’attention qu’elle mérite. Ces journées arlésiennes constituent désormais une plateforme de rencontre d’autant plus appréciable qu’elles peuvent donner lieu maintenant à publication régulière dans une nouvelle collection de très belle qualité, créée qui plus est, par un prestigieux éditeur.
Karolina Kaderka, École Pratique des Hautes Études – INHA
Publié en ligne le 30 octobre 2020