L’Italie du Nord, la Cisalpine des Anciens, est-elle un objet d’histoire, sur la longue durée (de l’Âge du Bronze au début du Moyen Âge) ? Ce territoire présente-t-il des spécificités, a-t-il été pensé comme un ensemble cohérent, alors qu’aux Âges du Bronze et du Fer, il apparaissait plutôt comme une région multiculturelle et multiethnique, et qu’il était divisé en différentes régions ou provinces à l’époque impériale ? C’est à ces questions que s’attache à répondre le livre de Carolynn E. Roncaglia.
L’auteur rappelle en préambule que l’unité de la région lui a été donnée par la domination romaine, à partir du IIe siècle av. J.-C. et lie donc fortement l’émergence d’une identité régionale avec les évolutions politiques et culturelles que l’on englobe sous le terme de « romanisation ». On pourrait peut-être lui objecter que la domination étrusque sur une grande partie de la région ou l’affirmation de populations celtiques au 2e Âge du Fer avaient déjà favorisé l’émergence d’identités régionales fortes (l’Etruria nova, la Gallia / Keltiké) et que Raymond Chevallier avait déjà mis en avant les caractéristiques de cette « romanisation de la Celtique du Pô »[1].
La première partie de l’ouvrage pose donc la question de « la création de l’Italie du Nord », avec un premier chapitre dans lequel est présentée à grands traits la phase préromaine : au-delà des récits mythologiques évoquant des nostoi (Anténor à Padoue), l’auteur insiste sur l’émergence d’habitats agglomérés à l’Âge du Bronze (les palafittes des Lacs, les Terramare, les castellieri istriens), le développement du centre commercial de Frattesina à la fin de l’Âge du Bronze et au début de l’Âge du Fer, puis la différenciation culturelle régionale (Étrusques, Celtes, Ligures, Vénètes etc.) qui s’accompagne d’un intense développement urbain (Bologne, Este, Golasecca-Sesto Calende-Castelletto Ticino, puis Côme, Gênes, Spina, Mantoue etc.), et enfin la réorganisation du peuplement de la région à la suite des mouvements de populations celtiques laténiennes. La conquête romaine fait l’objet du 2e chapitre : les principaux épisodes sont rappelés (la guerre contre les Sénons, puis contre les Insubres et les Boïens) de même que le témoignage des auteurs antiques (Polybe, Strabon et Tite-Live notamment) qui voyaient le développement agricole spectaculaire de la région comme une conséquence de la conquête. La province de Gaule Cisalpine, quadrillée par des voies, des canaux et des colonies latines et romaines, devient un des principaux bassins de recrutement d’unités auxiliaires, tandis que les cités gauloises et vénètes demeurées autonomes développent leur parure urbaine et leurs émissions monétaires (Mediolanum, Brixia, Verona, Bergomum, Altinum…). L’accès progressif à la citoyenneté, avec la lex Pompeia de 89, la lex Roscia de 49 et la lex de Gallia Cisalpina d’époque triumvirale, est clairement exposé.
Dans le 3e chapitre, l’auteur s’attache à mettre en lumière les effets de la conquête sur l’expression des identités individuelles et collectives : le latin s’impose peu à peu en Transpadane, où se maintiennent les inscriptions en langue gauloise jusqu’à la fin du Ier s. av. J.‑C. L’œuvre du véronais Catulle se déploie dans le contexte du débat sur l’intégration de la Transpadane à la cité romaine, alors qu’une identité « transpadane » s’efface très rapidement pour ne survivre que dans le cadre du découpage de l’Italie en régions par Auguste (la Cisalpine étant partagée entre plusieurs régions Liguria, Transpadana, Aemilia et Venetia-Histria). Plusieurs inscriptions provenant des provinces montrent que l’identité italienne des villes de Cisalpine s’impose sans équivoque. L’auteur montre bien également comment l’attention particulière portée par les empereurs et par les élites municipales au développement des villes d’Italie du Nord contribue à resserrer les liens qui unissent cette région à la Péninsule. L’auteur dresse le portrait de plusieurs notables, comme ce Clodius Sura de Brixia, exerçant les fonctions de curator rei publicae de Bergomum sous Trajan et de Comum sous Hadrien, ou de C. Arrius Antoninus, iuridicus regionis Transpadanae. Sont également évoquées, à travers la documentation épigraphique, les institutions en place dans plusieurs communautés (Ariminum, Bononia, Faventia, Caesena).
La 2e partie est consacrée à l’histoire de la région à l’époque impériale. Dans le 4e chapitre est envisagée la question de l’exercice du pouvoir dans la région, avec le maintien des réseaux viaires (et le rôle des curatores viarum), la perception des taxes (sur les affranchissements, sur les héritages, les différents péages etc.). Le 5e chapitre propose un bilan sur la ville de Côme, patrie de Pline le Jeune ; la générosité des évergètes (Pline le Jeune en particulier) y a permis la construction de bibliothèques, de bains et l’institution d’une fondation alimentaire. Le chapitre 6 se concentre sur la production et la circulation des biens : la région était réputée pour ses tissus et vêtements (et plusieurs inscriptions signalent l’existence de collèges de centonarii ou de sagarii). L’auteur présente l’empereur Pertinax, fils d’un affranchi fabricant de feutre à Alba Pompeia et Q. Alfidius Hyla, marchand de laine de Modène. Le 7e chapitre dresse un bilan des connaissances sur la ville d’Aquilée, au centre des réseaux de l’Empire : Aquilée, port de commerce important, devient, dans les années 160, sous Lucius Vérus et Marc Aurèle, la base arrière de la défense de l’Empire.
La 3e partie, qui ne compte qu’un chapitre, présente l’évolution de la région à la fin de l’Antiquité, à partir de l’invasion des Marcomans en 254, qui atteignent Ravenne, puis, en 258-259, des Alamans et des Juthunges. L’auteur évoque la restructuration du pouvoir impérial dans la région (avec la création par Dioclétien du diocèse d’Italie annonaire, regroupant les régions cisalpines, la Rhétie et le Picénum), et notamment le développement des ateliers monétaires à Ticinum, à Aquilée, et l’installation de contingents de Sarmates dirigés par des préfets dans de nombreuses villes de la région. L’Italie du Nord confirme durant cette période son rôle de base arrière de la défense de l’Empire, avec notamment les villes fortifiées de Iulium Carnicum (Zuglio) et Forum Iulii (Cividale). Le chapitre se clôt avec la présentation de Mediolanum, siège du pouvoir impérial de 286 à 402, l’évocation de la carrière d’Ambroise et une rapide synthèse sur l’évolution des villes de Tergeste (Trieste) et Ravenne.
On trouve dans cet ouvrage quelques coquilles surprenantes : p. 13 : on parle du Fanum Fortunae de Volsinies (probablement au lieu du Fanum Voltumnae) ; p. 17 : on mentionne des Taurisci dans le Piémont, les confondant probablement avec des Taurini ; D. Vitali cité plusieurs fois comme « Vitale » etc. L’ensemble donne parfois l’impression d’une compilation bibliographique un peu rapide, très centrée sur la documentation textuelle et beaucoup plus allusive avec la documentation archéologique.
En conclusion, l’auteur repose la question initiale : doit-on parler de l’histoire d’une région (avec sa propre individualité) ou plus simplement de l’évolution d’une région dans l’histoire en général ? C’est plutôt cette deuxième option qui transparaît à la lecture de ce livre, tant l’auteur insiste sur les connexions du Nord de l’Italie avec la Péninsule – ces connexions sont déjà très fortes à l’époque préromaine, par l’intermédiaire de populations établies de part et d’autre de l’Apennin, comme les Étrusques, les Ombriens et les Ligures – et avec l’ensemble de l’Empire.
Stéphane Bourdin, Université Lumière-Lyon 2,UMR 5189 HiSoMa
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 320-321
[1]. R. Chevallier, La Romanisation de la Celtique du Pô, Rome 1983.